J'avais lu Ostinato, il y a fort longtemps, lors d'un voyage en train qui me conduisait à Paris. J'avais été surpris et même passionné par cette voix si différente des autres, en particulier lorsqu'elle évoquait - l'extrait que j'en propose ci-après - le souvenir inconsolable d'une mère chérie et trop tôt disparue. Et cette pudeur conduisant à n’utiliser que la troisième personne, comme pour tenter de se mettre à distance d'évènements lointains, et pourtant tellement proches à la conscience...
Cependant, Ostinato n'est pas le tout d'une œuvre assez méconnue, tant René-Louis Des Forêts (1916-2000) se plaçait à l'opposé de la surmédiatisation contemporaine (bien que très présent dans les combats de son siècle).  Et comme Gallimard a eu l'excellente idée de publier ses Œuvres complètes (collection Quarto), chacun peut désormais savourer la qualité littéraire et la vaste inspiration d'un auteur qui mérite amplement d'être (re)découvert.

 

"La troisième personne pour s'affirmer contre le défaut de la première. Il est ce que je fus, non ce que je suis qui n'a pas de présence réelle. À moins d'y voir l'unique et dernier recours pour se décharger de sa propre personne.
Non, ce n'est ni lui ni moi, c'est le monde qui parle. C'est sa terrible beauté".
L.-R. Des Forêts

 

 

 

Tout ce qui ne peut se dire que dans un excès de mots fébrilement jetés sur la page comme autant de coups de dés malchanceux, la mise chaque fois renouvelée en pure perte jusqu'à dilapider ses dernières ressources et se retirer d'un jeu auquel on feindrait de ne s'être prêté que par dérision, sans nul souci du gain, sans nul attrait pour ses vertiges ... Mais parler en terme de jeu - où l'être jouerait en se perdant - c'est méconnaître la nécessité d'un mouvement qui de tout son poids s'oppose à la désinvolture qu'affiche le beau joueur faisant avec une froide élégance contre mauvaise fortune bon cœur pour dissimuler son dépit d'avoir risqué et manqué sa chance.

 

Le garçon hébété aux joues sans couleur salies par les larmes, aux cheveux coupés ras en deuil de sa mère, c'est vainement que les deux chiens pendus à ses premiers habits d'homme lui font fête. Une tape sur la truffe refroidit ces fougueux élans qui ne sont plus de saison. L'humeur joueuse ne s'éteindra pas cependant avec l'enfance, ni avec l'âge le souvenir de cette nuit d'été où il a découvert sur le très cher visage le pouvoir exorbitant de la mort, la mort et la vanité des prières.

 

Si longtemps reclus au loin, il revoit plein de la lumière la plus gaie le peu de jours qu'ils furent ensemble. Il aura appris à ses pieds le bonheur de rire et parfois, la nuque sur ses genoux, le charme des vieilles rengaines qui semblaient aux yeux ensommeillés de l'enfant voler toutes légères dans l'espace, effleurer les hautes boiseries de la salle où il retournait le soir en coup de vent implorer une dernière chanson et une autre encore qu'elle lui accordait de bonne grâce, non sans un peu le gronder d'avoir quitté le lit après l'heure du dernier baiser.

 

Quand elle se sentit à la veille et seule avec sa peur de mourir, son regard disait doucement: adieu, adieu, tu ne me verras plus jamais.
Il a fallu la brutale vérité du lendemain pour lui en révéler le sens, rendre irréparable la faute de n'avoir pas su même y répondre par un geste d'humeur qui lui eût fait entendre sans la rassurer qu'il en rejetait la pensée de tout l'élan de son cœur impétueux. Instant de distraction insensée, coupable négligence dont il aura ensuite et pour longtemps à payer le prix, bien que ce dernier regard d'une tendresse bouleversante ne parût exprimer aucune plainte, rien demander en retour ni assistance ni compassion, où ne se lisait qu'un peu d'inquiétude à le voir encore tout enfermé dans sa sauvagerie, privé avant l'heure de son meilleur soutien.

 

Veillée par quatre cierges funèbres, revêtue de tulle blanc comme une jeune fille parée pour ses noces, est-ce donc ainsi que fut bien avant qu'il ne fût né celle qui, n'étant plus, oppose aux déplorations des vivants le miracle éphémère de sa jeunesse retrouvée ? L'enfant debout dans l'ombre la reconnaît à peine et, sitôt la chambre quittée, court en pleurant cacher sa détresse au fond du parterre de roses à l'abandon qu'elle élaguait le soir avec une délicate précision.

 

Jamais dans ses rêves il ne saura qu'elle est morte, comme si le rêve était le seul élément où elle pût se maintenir en vie - une vie cependant réduite, lacunaire, répétitive, sans autonomie propre ni unité, d'ailleurs aussitôt démentie par la déception du réveil, aussitôt recouverte par l'oubli qu'entraîne la reprise des devoirs quotidiens.

 

Pousser la grille du triste jardin où on dit qu'elle repose est un geste qu'il ne fera pas. Refusant de jouer à le croire habité, il n'entre pas s'y recueillir. Ni là ni ailleurs, le vrai lieu des morts est nulle part.

 

Mais il traverse les dents serrées la chambre rouge aux volets clos d'où une servante avait couru l'avertir en pleine nuit - l'effroi, le ressentiment, la stupeur incrédule qu'elle fût morte, et hors de toute présence ainsi peut-être qu'elle-même en avait décidé.
Mais il la voit en manteau de fourrure se hâter joyeusement à sa rencontre sur le quai d'une gare enneigée, unique séquence d'un rêve toujours semblable que le réveil coupe chaque fois à son moment le plus merveilleux.

 

Il tourne autour de son absence comme à la recherche d'une issue par où la rejoindre, trop jeune toutefois pour désirer s'y laisser attirer jusqu'au point de non-retour, mais qu'elle revienne, qu'elle soit là et qu'étant de nouveau là sans y apparaître en personne elle l'aide à vivre cette absence absolue qu'est sa mort dans un rapport d'intimité et non plus d'exclusion, fût-ce pour en attiser la douleur qu'une étrange sécheresse a frappée d'inertie.

 

Certaines nuits, sa main droite tendue en l'air hors des couvertures fait le signe de croix sur un visage qu'il a cru voir lui sourire et qu'ayant ouvert les yeux il ne voit pas.
La nature tout autour endeuillée, comme soumise elle-même en ses moindres recoins à la consigne du silence : c'est, au vrai, un silence de bête assommée.

 

Décontenancé d'avoir perdu sa forme première, gêné par cette voix qui n'est plus sienne, mal fait encore à son enveloppe trop grande où il se tient tout bête en des postures contraintes, évitant les regards pour regarder ailleurs, inaccessible aux autres dont il affecte d'ignorer la langue, se croyant masqué par son orgueil qui lui intime de se taire.

 

Adolescent oublieux de son corps, si fallacieusement épris de son âme qu'il la creuse en ses profondeurs comme on force une porte qui n'ouvrira nulle part.

 

Ce visage encore de fille qui cherche fixement au miroir le secret de son être et les signes invisibles de sa maturité à venir - contemplation insoutenable quand se fige sur le tain la face effrayante d'un inconnu.

 

Dans la boutique où officie l'onctueuse nonne-paysanne corsetée de bure gris souris, ce grand monsieur
au front altier qui précieusement de sa main baguée emballe comme un jambon le volume onéreux si long- temps convoité - calmes et froids et purs ces doigts ne se sont-ils jamais fourvoyés ? -, Stephen lui-même, Stephen le héros au gilet brodé maintes fois entrevu depuis lors à travers les rideaux de la fenêtre familiale, Œdipe roi en souliers de tennis poussant raide devant lui sa canne blanche sur le trottoir d'en face.

 

Fringant ragazzo à col amidonné et panama en paille de riz sur l'oreille, copiant puérilement, cigare aux lèvres, l'opulente distinction d'un dilettante. Sous le faux soleil de la Galleria, le babillage rituel des mains.

 

Les hautes voiles des peupliers lombards qu'enflamme à la pointe un dernier jet de soleil, et la nuit s'abat en fins éclats violets sur la plaine, en bouclettes gris de fer sur le fleuve battu aux berges de brouet limoneux.

 

Sous le ciel fauve de Cortone que l'orage enveloppe de ses filets de foudre, toute une noce avinée en débandade à travers champs, la jeune mariée, deux lis fanés à la main, abandonne au vent son voile nuptial, un petit chien jaune jappant en demi-cercle à ses trousses.

 

© René-Louis Des Forêts, in Ostinato Gallimard, L'Imaginaire, 1997

 

 

Intéressant, inattendu écho : "L'analyse au présent"

 

Lisant Ostinato de Louis-René des Forêts, je m'arrête sur ceci : "Non pas fut. Cela est, qui ne demandait qu'un peu de temps et d'abandon au courant de la langue pour refaire surface".

Comment mieux dire le temps de l'analyse ? Non pas fut, cela est (le transfert), l'abandon au courant de la langue (la règle fondamentale), le retour à la surface du refoulé (la reviviscence) !

Lacan tournait en dérision dans les années cinquante la promotion alors insistante chez les psychanalystes de l'ici et maintenant, de l'hic et nunc (rebaptisé par Queneau "liquette ninque". Il n'avait pas tort de se moquer si revêtir cette seule liquette-là devait conduire à fixer exclusivement son attention - et à en faire dépendre ses interprétations - sur la relation actuelle et, qui plus est, sur la relation entre deux personnes, celle de l'analyste et de son patient (la two bodies psychology de Bali). Ce serait méconnaître, avec l'ici, le mouvement du transfert qui traverse la personne sans y trouver son point d'arrêt. Ce serait méconnaître, avec le maintenant, l'imbrication du présent et du passé, leur différenciation n'a plus lieu d'être, nous sommes dans le passé-présent.

Mais faire fi de la "liquette" est une autre forme de méconnaissance. Être en analyse, ce n'est pas seulement se remémorer, ce n'est pas reconstruire son histoire en en comblant les lacunes. La névrose dite de transfert est une névrose actuelle dans le double sens du mot (au présent, et actualisant, c'est-à-dire cherchant à réaliser l'inaccompli).

J'allais oublier dans la citation d'Ostinato le "courant de la langue" qui est peut-être l'essentiel. C'est ce courant, parfois si rapide qu'il risque de faire chavirer l'embarcation, le plus souvent très lent, qui fait avancer la pensée, s'éveiller la mémoire, s'animer notre âme immobile.

Pour moi, l'écriture et l'analyse s'abandonnent, se confient toutes deux, chacune à sa manière, au courant de la langue. avec soi.

 

© J.-B. Pontalis, Fenêtres, Gallimard, 2000, pp. 74-75]

 


 

 

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