"La suite est la forme la plus ancienne de musique instrumentale en Europe occidentale. Elle est formée de plusieurs morceaux courts ayant le plus souvent un caractère de danse" [Wikipédia].
Suite française était un projet d'Irène Némirovsky, devant comprendre cinq "morceaux", dont l'auteur, arrêtée, déportée et assassinée à Auschwitz en 42, n'a pu rédiger que les deux premiers (fort grinçants, si on reprend l'analogie musicale), dont Tempête en juin (cf. l'extrait qui suit). Tempête en juin (40) nous fait partager le quotidien de familles parisiennes prises de court, entre la stupéfaction et la lâcheté, devant le Blitzkrieg allemand. L'auteur détaille en particulier, avec cruauté, le devenir de la famille Péricand, catholique très rigoriste. L'extrait qu'on va découvrir s'intéresse à l'aîné des enfants, Philippe, qui est devenu curé ; et qui apparaît au milieu de tant de médiocres calculateurs, comme un être sincère animé d'une foi chevillée au corps, et toujours prêt à payer de sa personne pour faire le bien. Justement, après une visite à l’œuvre des Petits Repentis, il s'offre à guider vers le sud du pays, malgré le danger, une escouade de jeunes orphelins. On va lire comment il sera récompensé de ce généreux dévouement.

 

 

"Roman bouleversant, intimiste, implacable, dévoilant avec une extraordinaire lucidité l'âme de chaque Français pendant l'Occupation, enrichi de notes et de la correspondance d'Irène Némirovsky, Suite française ressuscite d'une plume brillante et intuitive un pan à vif de notre mémoire", nous apprend la 4e de couverture. On songe parfois à je ne sais plus quel roman d'Hervé Bazin (qui se situe, lui, plusieurs échelons au-dessous de l’œuvre d'Irène N.), parmi d'autres textes ayant mis en scène l'Occupation ; mais surtout au film réalisé par André Harris et Alain de Sedouy, "Français, si vous saviez", qui s'introduisit dans nos chaumières, en 1973, et pulvérisa le piteux mythe gaulliste (et communiste) d'une France ayant uniment et fort vaillamment résisté à l'envahisseur.

 

 

Lorsque le curé Péricand se retrouva sur la route avec les garçons qui portaient chacun une couverture et une musette et qui le suivaient en traînant les pieds dans la poussière, il s'était dirigé vers l'intérieur du pays, quittant la Loire pleine de périls pour les bois, mais déjà la troupe y campait et l'abbé songea que les soldats ne manqueraient pas d'être repérés par les avions et que le danger était aussi grand dans ces taillis que sur les rives. Ainsi, abandonnant la nationale, il prit un chemin plein de pierres, presque une sente, se fiant à son instinct pour le conduire dans quelque demeure isolée, comme en montagne lorsqu'il guidait son équipe de skieurs vers quelque refuge perdu dans le brouillard ou la tempête de neige. Ici c'était une journée de juin admirable, si éclatante et chaude que les garçons se sentaient enivrés. Silencieux jusqu'ici et sages, trop sages, ils se bousculaient, criaient, et le curé Péricand surprenait des rires et des lambeaux de chansons étouffés. Il prêta l'oreille, entendit un refrain obscène chuchoté derrière lui, comme bourdonnant sur des lèvres à demi ouvertes. Il leur proposa de reprendre en chœur une chanson de route. Il la commença, scandant vigoureusement les paroles, mais à peine quelques voix le suivirent. Au bout de quelques instants, tous se turent. Lui aussi alors marcha sans parler, se demandant ce que cette soudaine liberté éveillait chez ces pauvres enfants, quels troubles désirs ? quels rêves ? Un des petits s'arrêta tout à coup et cria : "Un lézard, oh ! un lézard ! Regardez !" Entre deux pierres au soleil des queues agiles apparaissaient, disparaissaient ; de fines têtes plates se montraient ; des gorges palpitantes se soulevaient et s'abaissaient dans une pulsation rapide et effrayée. Les garçons enchantés regardaient. Quelques-uns même s'étaient agenouillés sur le sentier. Le curé patienta quelques instants, puis donna le signal du départ. Docilement les enfants se relevèrent, mais à la même seconde des cailloux jaillirent de leurs doigts avec tant d'habileté, une rapidité si surprenante que deux des lézards, les plus beaux, gros, d'un gris délicat presque bleu, furent tués sur place.

- Pourquoi avez-vous fait ça ? s'exclama le curé mécontent.

Personne ne répondit.

- Pourquoi ? C'est lâche !

- Mais c'est comme la vipère, ça mord, fit un garçon à la figure blême, hagarde, au long nez pointu.

- Quelle bêtise ! Les lézards sont inoffensifs.

- Ah ! nous ne savions pas, monsieur le Curé, répliqua-t-il de sa voix de gouape, avec une feinte innocence qui ne trompa pas le prêtre.

Mais celui-ci se dit que ce n'était ni le lieu ni le moment de les reprendre là-dessus ; il se contenta d'incliner brièvement la tête comme s'il était satisfait de la réponse en ajoutant toutefois :

- Vous le saurez maintenant.

Il les fit mettre en rangs pour le suivre. Jusqu'ici il les avait laissés marcher à leur guise, mais il pensa tout à coup que certains pourraient bien songer à s'échapper. Ils lui obéirent si parfaitement, si mécaniquement, rompus sans nul doute aux coups de sifflet, à l'alignement, à la docilité, au silence obligatoire, qu'il en eut le cœur serré. Il parcourut du regard ces visages tout à coup devenus mornes, éteints, fermés vraiment comme une maison peut être fermée, la porte verrouillée, l'âme retirée en elle-même, ou absente ou morte. Il dit :

- Il faut nous hâter si nous voulons trouver un abri pour la nuit, mais dès que je saurai où nous coucherons et dès que nous aurons soupé (car vous commencerez bientôt à avoir faim !) nous pourrons organiser un feu de camp et rester dehors aussi longtemps qu'il vous plaira.

Il marcha entre eux, leur parlant de ses gamins d'Auvergne, des skis, des courses dans la montagne, s'efforçant de les intéresser, de les rapprocher de lui. Vains efforts. Ils semblaient ne pas même l'écouter ; il comprit que toutes les paroles qu'on leur adressait, encouragements, blâmes, enseignement, ne pourraient jamais pénétrer car ils lui opposaient une âme close, murée, sourde et muette.

"Si je pouvais les garder plus longtemps", se dit-il. Mais dans son cœur il savait qu'il ne le désirait pas. Il ne désirait qu'une chose : être débarrassé d'eux au plus vite, déchargé de sa responsabilité et du malaise qu'ils faisaient peser sur lui. Cette loi d'amour qu'il avait tenue jusqu'ici pour presque facile, tant la grâce de Dieu en lui était grande, pensait-il humblement, voici qu'il ne pouvait pas s'y soumettre "alors que pour la première fois peut-être ce serait de ma part un effort méritoire, un sacrifice réel. Que je suis faible !". Il appela auprès de lui un des petits qui demeurait sans cesse en arrière.

- Tu es fatigué ? Tes souliers te font mal ?

Oui, il avait deviné juste : les souliers du gamin étaient trop serrés et le faisaient souffrir. Il le prit par la main pour l'aider à marcher, lui parlant doucement et, comme il se tenait mal, les épaules voûtées, le dos rond, il lui saisit le cou légèrement, entre deux doigts, pour le forcer à se redresser. Le jeune garçon ne se défendit pas. Au contraire, les yeux au loin, la figure indifférente, il appuya le cou contre cette main et cette pression sourde, insistante, cette étrange, cette équivoque caresse ou plutôt cette attente d'une caresse firent monter le sang à la figure du prêtre. Il prit l'enfant par le menton alors et tâcha de plonger son regard dans le sien, mais, sous ses paupières baissées, les yeux étaient invisibles.

Il pressa le pas, s'efforçant de se recueillir, comme il le faisait toujours dans des moments de tristesse, une oraison intérieure ; ce n'était pas une prière à proprement parler. Souvent ce n'étaient même pas des mots qui eussent cours dans la langue humaine. C'était une sorte de contemplation ineffable dont il sortait baigné de joie et de paix. Mais toutes deux le fuyaient également aujourd'hui. La pitié qu'il éprouvait était corrompue par un grain d'inquiétude et d'amertume. À ces pauvres êtres trop visiblement la grâce manquait : Sa grâce. Il aurait voulu la faire ruisseler sur eux, inoculer des cœurs arides de foi et d'amour. Certes il suffisait d'un soupir du Crucifié, du battement d'ailes d'un de ses anges pour que le miracle s'accomplît mais lui, Philippe Péricand, n'avait-il pas été désigné par Dieu pour adoucir, entrouvrir les âmes, les préparer à la venue de Dieu ? Il souffrait d'en être incapable. Lui avaient été épargnés les instants de doute et ce dessèchement subit qui s'empare du croyant, ne le livrant pas aux princes de ce monde, mais l'abandonnant en quelque sorte à mi-chemin entre Satan et Dieu, plongé dans de profondes ténèbres.

La tentation pour lui était autre : c'était une sorte d'impatience sacrée, le désir d'accumuler autour de lui des âmes délivrées, une hâte frémissante qui, dès qu'il avait conquis un cœur à Dieu, le jetait vers d'autres batailles, le laissant toujours frustré, insatisfait, mécontent de lui-même. Ce n'était pas assez ! non, Jésus, ce n'était pas assez ! Ce vieillard mécréant qui s'était confessé, qui avait communié à son heure dernière, cette pécheresse qui avait renoncé à son vice, ce païen qui avait désiré le baptême. Pas assez, non, pas assez ! Il connaissait quelque chose de pareil alors à l'avidité d'un avare qui amasse son or. Et pourtant non, cela n'était pas tout à fait ainsi. Cela lui rappelait certaines heures passées au bord de la rivière quand il était petit : ce tressaillement de joie à chaque poisson pris (et il ne comprenait pas maintenant comment il avait pu aimer ce jeu cruel ; il lui était même pénible de manger du poisson. Des légumes, des laitages, du pain frais, des châtaignes et cette grosse soupe épaisse des paysans où la cuiller tient tout debout suffisaient à sa nourriture), mais enfant il avait été un pécheur enragé et il se rappelait cette angoisse lorsque le soleil se cachait sur l'eau, que sa capture était petite et qu'il savait que le jour de congé était fini pour lui. On l'avait blâmé de ses excès de scrupules. Il craignait lui-même qu'ils ne vinssent pas de Dieu mais d'un Autre... Malgré tout, jamais il n'avait éprouvé cela comme aujourd'hui sur cette route, sous ce ciel où étincelaient les avions meurtriers, parmi ces enfants dont il ne sauverait que les corps...

Ils marchaient depuis quelque temps lorsqu'ils aperçurent les premières maisons d'un village. Il était très petit, intact, vide : ses habitants avaient fui. Toutefois, avant de partir ils avaient solidement cadenassé les portes et les fenêtres ; ils avaient pris les chiens avec eux, emporté les lapins et les poules. Seuls quelques chats demeuraient encore, dormaient au soleil dans les allées des jardins ou se promenaient sur les toits bas, d'un air repu et tranquille. Comme c'était la saison des roses, au-dessus de chaque porche s'ouvrait une belle fleur largement épanouie, riante, qui laissait guêpes et bourdons pénétrer en elle et lui manger le cœur. Ce village abandonné par les hommes où on n'entendait ni pas ni voix et auquel manquaient tous les bruits de la campagne - le grincement des brouettes, les roucoulements des pigeons, les piaillements des basses-cours - était devenu le royaume des oiseaux, des abeilles et des frelons. Il sembla à Philippe qu'il n'avait jamais entendu autant de chants vibrants et joyeux ni vu autour de lui de si nombreux essaims. Les rames à foin, les fraises, les cassis, les petites fleurs parfumées qui bordaient les parterres, chaque massif, chaque touffe, chaque brin d'herbe exhalait un doux ronronnement de rouet. Ces jardinets avaient été utilement soignés, avec amour ; ils possédaient tous un arceau couvert de roses, une tonnelle où demeuraient encore les derniers lilas, deux chaises de fer, un banc au soleil. Les groseilles étaient énormes, transparentes et dorées.

- Quel bon dessert ce soir, dit Philippe. Les oiseaux seront bien forcés de le partager avec nous, nous ne ferons tort à personne en cueillant ces fruits. Vous avez tous des musettes suffisamment garnies, nous ne souffrirons pas de la faim. Par exemple, ne comptez pas dormir dans des lits. Je suppose qu'une nuit à la belle étoile ne vous fait pas peur ? Vous avez de bonnes couvertures. Voyons, que nous faut-il ? Un pré, une source. Les granges et les étables ne vous disent rien, je pense ! À moi non plus... il fait si beau. Voyons, mangez quelques fruits pour vous donner du cœur et suivez-moi, nous allons tâcher de trouver une bonne place.

Il attendit un quart d'heure tandis que les enfants se gorgeaient de fraises ; il les surveillait avec attention pour les empêcher d'écraser les fleurs et les légumes mais il n'eut pas à intervenir, ils étaient vraiment très sages. Il ne lança pas de coup de sifflet cette fois-ci, il éleva seulement la voix.

- Allons, laissez-en un peu pour ce soir. Suivez-moi. Si vous ne traînez pas en route, je vous dispense de vous mettre en rangs. Encore une fois ils obéirent. Ils regardaient les arbres, le ciel, les fleurs, sans que Philippe pût deviner ce qu'ils pensaient... Ce qui leur plaisait, semblait-il, ce qui parlait à leurs cœurs, ce n'était pas le monde visible mais cette odeur enivrante d'air pur et de liberté qu'ils respiraient, si nouvelle pour eux.

- Aucun de vous ne connaît la campagne ? demanda Philippe.

- Non, m'sieur le Curé, non m'sieur, non, dirent-ils les uns après les autres avec lenteur.

Philippe avait remarqué déjà qu'il n'obtenait d'eux une réponse qu'après quelques secondes de silence, comme s'ils inventaient une feinte, un mensonge, ou comme s'ils ne comprenaient pas toujours exactement ce qu'on leur voulait... Toujours cette impression d'avoir affaire à des êtres... pas tout à fait humains... , songea-t-il. Tout haut, il dit :

- Allons, hâtons-nous.

Lorsqu'ils furent sortis du village, ils virent un grand parc, mal entretenu, un bel étang profond et transparent et une maison sur une colline.

Le château, sans doute, pensa Philippe. Il sonna à la grille avec l'espoir de trouver la demeure habitée, mais la loge du gardien était fermée et personne ne vint à son appel.

- Voici pourtant un pré qui semble fait pour nous, dit Philippe en montrant de la main les rives de l'étang. Que voulez-vous, mes gars ! nous ferons moins de dégâts que dans ces petits jardins bien cultivés, nous y serons mieux que sur la route et si un orage éclate nous pourrons nous abriter dans ces petites cabines de bain sans doute...

Le parc n'était entouré que d'une clôture de fil de fer ; ils la franchirent aisément.

- N'oubliez pas, dit Philippe en riant, que je vous donne l'exemple d'une effraction, aussi je réclame de vous le respect le plus absolu de cette propriété ; pas une branche cassée, pas un journal oublié dans l'herbe, pas une boîte de conserve vide. Entendu, hein ? Si vous êtes sages, je vous permettrai de vous baigner dans l'étang demain.

L'herbe était si haute qu'elle montait jusqu'à leurs genoux ; ils écrasaient les fleurs ; Philippe leur montra les fleurs de la Vierge, étoiles à six pétales blancs, et celles de saint Joseph d'un lilas léger, presque rose.

- Est-ce qu'on peut les prendre, monsieur ?

- Oui. Celles-là tant que vous voudrez. Il ne faut qu'un peu de pluie et de soleil pour les faire germer. Voici ce qui a coûté beaucoup de soin et de peine, dit-il en désignant les massifs plantés autour du château. Un des garçons, debout à côté de lui, leva sa petite figure carrée, pâle, aux os saillants vers les grandes fenêtres closes.

- Il doit y en avoir des choses là-dedans !

Il avait parlé bas mais avec une sourde âpreté qui troubla le prêtre. Comme il ne répondait pas, le gamin insista.

- N'est-ce pas, monsieur le Curé, qu'il doit y en avoir des choses ?

- Nous, on n'a jamais vu de maisons comme ça, fit un autre.

- Sans doute, y a de très belles choses, des meubles, des tableaux, des statues... mais beaucoup de ces châtelains sont ruinés et vous seriez peut-être déçus si vous vous imaginez voir des merveilles, répondit gaiement Philippe. Ce qui vous intéresse le plus, je suppose, ce sont les provisions. Les gens de ce pays me semblent prévoyants et ils doivent avoir tout emporté. D'ailleurs comme de toute façon nous n'aurions pas pu y toucher car cela ne nous appartient pas, il vaut mieux ne pas y penser et se débrouiller avec ce que nous avons. Je vais former trois équipes : la première ramassera le bois mort, la seconde puisera de l'eau, la troisième préparera les gamelles.

Sous sa direction, ils travaillèrent vite et bien. Un grand feu fut allumé sur les rives de l'étang ; ils mangèrent, ils burent, ils cueillirent des fraises des bois. Philippe voulut organiser des jeux mais les enfants jouaient d'un air morne et contraint, sans cris, sans rires. L'étang ne brillait plus au soleil mais luisait faiblement et on entendait les grenouilles crier sur ses bords. Le feu éclairait les garçons immobiles, roulés dans leurs couvertures.

- Vous voulez dormir ?

Personne ne répondit.

- Vous n'avez pas froid, n'est-ce pas ?

Encore un silence.

Ils ne sont pourtant pas tous endormis, songea le prêtre. Il se leva et marcha entre les rangs. Parfois il se baissait, couvrait un corps plus maigre, plus fluet que les autres, un crâne aux cheveux plats, aux oreilles décollées. Leurs yeux étaient fermés. Ils faisaient semblant de dormir ou réellement le sommeil s'était emparé d'eux. Philippe revint lire son bréviaire près de la flamme. Par moments il levait les yeux et regardait les reflets de l'eau. Ces instants de méditation muette le reposaient de toutes ses fatigues, le payaient de toutes ses peines. De nouveau l'amour pénétrait dans son cœur comme la pluie dans une terre aride, d'abord goutte à goutte, se frayant difficilement un chemin entre les cailloux, puis en un long ruissellement pressé ayant retrouvé le cœur.

Pauvres enfants ! L'un d'eux rêvait et en songe il exhalait une longue plainte monotone. Le prêtre éleva la main dans l'ombre, les bénit, murmura une prière. "Pater amat vos", chuchota-t-il. Il aimait à le dire à ses enfants du catéchisme lorsqu'il les exhortait à la pénitence, à la résignation, à la prière. "Le Père vous aime". Comment avait-il pu croire que la grâce leur manquait, à ces malheureux ? Il serait peut-être moins aimé qu'eux, traité avec moins d'indulgence, moins de tendresse divine que le moindre, le plus déchu de ceux-là ? Ô Jésus ! pardonne-moi ! C'était un mouvement d'orgueil, c'était un piège du démon ! Que suis-je ? Moins que rien, de la poussière sous tes pieds adorables, Seigneur ! Oui, nul doute, moi que tu as aimé, protégé dès l'enfance, conduit vers toi, que n'es-tu en droit de demander ? Mais ces enfants... les seront élus... les autres... Les Saints les rachèteront... Oui, tout est bien, tout est bon, tout est grâce. Jésus, pardonne-moi ma tristesse !

L'eau palpitait doucement, la nuit était solennelle et tranquille. Cette présence hors de laquelle il n'eût pas pu vivre, ce Souffle, ce Regard étaient sur lui dans l'ombre. Un enfant couché dans les ténèbres, pressé sur le cœur de sa mère, n'a pas besoin de lumière pour reconnaître ses traits chéris, ses mains, ses bagues ! Il rit même tout bas de plaisir. "Jésus, tu es là, te voici de nouveau. Reste près de moi, Ami adorable !" Une longue flamme rose, vive, jaillit d'une bûche noire. Il était tard; la lune se levait, mais il n'avait pas sommeil. Il prit une couverture, s'étendit dans l'herbe. Il demeurait couché, les yeux grands ouverts, sentant près de sa joue le frôlement d'une fleur. Pas un bruit sur ce coin de terre.

Il n'entendit pas, il ne vit rien, il perçut par une sorte de sixième sens la course silencieuse de deux garçons qui s'enfuyaient vers le château. Ce fut si rapide que tout d'abord il crut avoir rêvé. Il ne voulut pas appeler ni donner ainsi l'éveil aux autres gamins endormis. Il se leva, vérifia sa soutane où demeuraient collés des brins d'herbe et des pétales de fleurs, et il se dirigea lui aussi vers le château. Le gazon épais étouffait les pas. Il se souvint maintenant qu'à une des fenêtres il avait bien remarqué un volet mal clos, entrebâillé. Oui, il ne s'était pas trompé ! La lune éclairait la façade. Un des garçons poussait, forçait le volet. Philippe n'eut pas le temps de crier, de les arrêter, déjà une pierre brisait la vitre; des éclats retombèrent. Les gamins, d'un bond de chat, disparurent à l'intérieur.

- Ah ! garnements, je vais vous aider, moi ! s'exclama Philippe.

Retroussant sa soutane jusqu'aux genoux, il prit le même chemin qu'eux, se trouva dans un salon aux meubles garnis de housses, au grand parquet froid, brillant. Il tâtonna quelques instants avant de trouver l'électricité. Quand il eut allumé, il ne vit personne. Il hésita, regarda autour de lui (les garçons s'étaien cachés ou avaient fui) : ces canapés, ce piano, ces bergères recouvertes de housses aux plis flottants, ces rideaux de perse à fleurs aux fenêtres étaient autant de cachettes. Il s'avança sous une embrasure profonde car les tentures avaient bougé; il les écarta brusquement ; un des garçons était là, un des plus âgés, presque un homme avec une figure noirâtre, d'assez beaux yeux, un front bas, une lourde mâchoire.

- Qu'est-ce que vous êtes venus faire là ? dit le prêtre.

Il entendit du bruit derrière lui et se retourna; un autre garçon était dans la pièce, exactement derrière son dos; il pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans lui aussi ; il avait des lèvres serrées, méprisantes dans un visage jaune ; on eût dit que la bête était injectée sous la peau. Il était sur ses gardes mais ils furent trop rapides pour lui ; en un instant ils s'étaient élancés, l'un le renversant d'un croc-en-jambe, l'autre le saisissant à la gorge. Mais Philippe silencieusement, efficacement, se débattait. Il put attraper un des garçons par le collet, resserrant si bien son étreinte que celui-ci dut lâcher prise. Au mouvement qu'il fit pour se dégager, quelque chose tomba de ses poches et roula à terre : c'était de l'argent.

- Mes compliments, tu es allé vite, dit Philippe à demi suffoqué, assis sur le plancher, songeant : "Avant tout ne rien prendre au tragique, les faire sortir d'ici et ils me suivront comme de petits chiens. Demain, on verra !" Ça suffit, hein ! assez de bêtises comme ça ... filez.

À peine avait-il prononcé ces mots que de nouveau ils se jetaient sur lui d'un bond silencieux, sauvage et désespéré ; l'un d'eux le mordit, le sang jaillit.

"Mais ils vont me tuer", se dit Philippe avec une sorte de stupeur. Ils s'accrochaient à lui comme des loups. Il ne voulait pas leur faire mal, mais il était forcé de se défendre; à coups de poing. à coups de pied, il les repoussait et eux revenaient à la charge avec plus d'acharnement encore, ayant perdu tout trait humain, des déments, des bêtes... Philippe aurait été le plus fort malgré tout mais il reçut un meuble à la tête, un guéridon aux pieds de bronze ; il tomba et en tombant entendit un des garçons courir à la fenêtre et lancer un coup de sifflet. Du reste il ne vit rien : ni les vingt-huit adolescents brusquement réveillés, traversant la pelouse au pas de course, escaladant la fenêtre, ni la ruée vers les meubles fragiles qu'on éventrait, qu'on pillait, qu'on jetait par la fenêtre. Ils étaient ivres, ils dansaient autour du prêtre étendu, ils chantaient et criaient ; un tout-petit, à la figure de fille, sautait à pieds joints sur un sofa qui gémissait de tous ses vieux ressorts. Les plus âgés avaient découvert une cave à liqueurs, ils la traînèrent dans le salon, la poussant devant eux à coups de pied; quand ils l'ouvrirent, ils virent qu'elle était vide mais ils n'avaient pas besoin de vin pour être gris : le carnage lui-même était suffisant pour eux, ils en ressentaient un effroyable bonheur. Ils traînèrent Philippe par les pieds hors du château, le hissant par la fenêtre, le faisant lourdement retomber sur la pelouse. Arrivés au bord de l'étang, ils s'emparèrent de lui, le balancèrent comme un paquet ho ! hisse ! à mort ! criaient-ils de leurs voix rauques, châtrées, dont quelques-unes avaient encore le timbre des voix enfantines. Mais quand il tomba à l'eau, il n'était pas mort encore. Un instinct de conservation ou un dernier sursaut de courage le retint au bord ; il tenait à deux mains une branche d'arbre et s'efforçait de soulever sa tête hors de l'étang. Sa figure meurtrie à coups de poing et de talon était cramoisie, enflée, grotesque et terrible. Ils lui jetèrent des pierres. Il tint bon d'abord, se cramponnant de toutes ses forces à la branche qui oscillait, craquait, cédait. Il essaya d'atteindre l'autre rive mais les pierres pleuvaient sur lui. Enfin il leva les deux bras, les mit devant son visage, et les garçons le virent s'enfoncer tout droit, dans sa soutane noire. Il ne s'était pas noyé : il avait été pris par la vase. Ce fut ainsi qu'il mourut, dans l'eau jusqu'à la ceinture, la tête rejetée en arrière, l'œil crevé par une pierre.

 

© Irène Némirovsky, in Suite française, Denoël, 2004, Tempête en juin, chapitre 25.

 

 

Écrit dans le feu de l'Histoire, Suite française dépeint presque en direct l'Exode de juin 1940, qui brassa dans un désordre tragique des familles françaises de toute sorte, des plus huppées aux plus modestes. Avec bonheur, Irène Némirovsky traque les innombrables petites lâchetés et les fragiles élans de solidarité d'une population en déroute. Cocottes larguées par leur amant, grands bourgeois dégoûtés par la populace, blessés abandonnés dans des fermes engorgent les routes de France bombardées au hasard ... Peu à peu l'ennemi prend possession d'un pays inerte et apeuré. Comme tant d'autres, le village de Bussy est alors contraint d'accueillir des troupes allemandes. Exacerbées par la présence de l'occupant, les tensions sociales et frustrations des habitants se réveillent ... [IVe de couverture]

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 suite