Ainsi donc, Mme Simone Veil s'en est allée, de façon discrète. Mais c'était sans compter avec les trompettes de la renommée, qui l'ont encensée jusqu'au trop-plein, jusqu'à l'entrée au Panthéon, dont on se demande quand même s'il s'agit d'un geste bien raisonnable (mais "avant le Panthéon, comme dit Marianne - en son n° 1059 du 7 au 13 juillet - , elle a connu le lynchage"). Car enfin, cette grande dame, incontestablement, n'avait d'autre mérite que d'avoir été, voici plus de quarante ans, l'inébranlable porte-parole de la dépénalisation de l'avortement : elle ne fut nullement à l'origine de la loi qui porte son nom, que le président d'alors avait souhaitée, dans le cadre de l'évolution - paraît-il inexorable - des mœurs. N'épiloguons pas sur le fait que cette loi qui, dans son esprit, réservait l'IVG aux cas de détresse, s'est progressivement transformée en un droit (qu'il est "nauséabond" de questionner), une option de contrôle des naissances parmi d'autres...
Jeune adolescente, elle connut la déportation. Mais par une chance inouïe dans son indicible malheur (si j'ose dire, fort maladroitement), elle fut déportée vers la fin de la guerre (arrivée à Auschwitz mi-avril 44), et donc en revint, certes meurtrie mais "avec une fermeté d'âme trempée au malheur", comme l'a si bien exprimé Jean d'Ormesson. A-t-on voulu l'honorer à la manière de Germaine Tillion et de Geneviève de Gaulle-Anthonioz ? C'est après tout possible.

L'entrée au Musée Grévin, certes. Mais on peut se demander pourquoi elle a souhaité, vers la fin de sa vie (en 2010) être reçue à l'Académie française, elle dont l’œuvre littéraire se résume au texte, il est vrai poignant et bien écrit, dont on trouvera ci-après un court extrait (il y avait, c'est sûr, le précédent Giscard, entre autres, mais quand même). Enfin, pourquoi pas, dans un monde où le médiocre toxicomane Bob Dylan, est couronné du Prix Nobel de littérature...
Dans l'hommage par trop dithyrambique qu'il lui a consacré, Jean d'Ormesson a estimé que "Simone Veil était au-dessus de la médiocrité et de la méchanceté du monde". Oui, pour avoir refusé de montrer du doigt et de culpabiliser l'Allemagne, ce qu'on aurait pu comprendre. Mais une petite anecdote, peu connue, nous montrera que, comme à l'habitude, il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre...
ecol sveilOr donc, Madame le/la Ministre disposait, comme il est normal, d'un officier de sécurité. Une policière, comme il est normal. Dont le rôle consistait, on s'en doute, à assurer... la sécurité de Simone. Voici qu'elles se trouvent toutes deux à l'étranger, à la suite d'un déplacement ministériel. À leur hôtel, notre autorité morale incontestée demande à son officier de ranger ses affaires dans un placard, y compris ses augustes autant que saint-simoniennes petites (ou grandes) culottes. Refus de la policière, qui avance que cet ordre n'entre pas dans le cadre de sa mission... Que croyez-vous qu'il arriva ?
De retour en France, la fonctionnaire fut immédiatement déplacée, affectée à un autre personnage de l’État giscardien. Et Simone, la gentille, la femme de progrès, celle qui a tant fait pour l'émancipation de ses consœurs, qui a souffert et tout et tout, obtint probablement une collaboratrice à l'échine plus souple...

Encore un mot : elle, qui avait fini par bien connaître le milieu politique, exprime dans son ouvrage tout le mépris que lui inspirait un Bayrou "convaincu qu'il a été touché par le doigt de Dieu pour devenir président" : un très bon point de lucidité pour elle !
Last, but not least : s'agissant de l'extrait que j'ai choisi de mettre en ligne, j'ai d'emblée écarté le récit de "L'enfer", digne, mesuré et surtout sans fard (ce qui est rare) que Mme Veil a consacré à son "séjour" à Auschwitz. J'ai préféré des pages plus sereines : les débuts du jeune couple. S'agissant de la Shoa, on pourra trouver, sur ce même site, des extraits : le récit de Robert Antelme, La route, celui d'Albrecht Goes, Jusqu'à l'aube, celui de Pierre Séel, Mort de l'ami ; et même un terrifiant extrait de Les bienveillantes, de John Littell, prix Goncourt 2006.

 

 

 

[...] Pour moi, ces semaines écoulées après notre retour me laissent un souvenir flou. Ma vie peinait à retrouver un rythme normal, même dans ses aspects matériels. Par exemple, j'avais tellement perdu l'habitude de coucher dans un lit que pendant un mois je n'ai pu dormir que par terre. Surtout, les relations avec les autres me posaient problème. Je suis retournée à Nice dès le mois de juin, pour y revoir des amis, mais j'ai tout de suite senti que m~ vie n'était plus là-bas. Je suis rapidement rentrée. A Paris, les rares fois où j'étais invitée quelque part, je me sentais de trop. Je me souviens de m'être cachée derrière des rideaux, dans des embrasures de fenêtres, pour ne parler à personne. Tout ce que disaient les gens me paraissait tellement irréel... Cette sensation est restée présente durant des années. Les premiers temps de mon mariage, je l'éprouvais encore.

J'ai retrouvé des camarades et, parmi elles, deux amies communistes de Bobrek. Elles habitaient désormais à Drancy, et leur histoire retenait l'attention.

Le mari de l'une avait été fusillé pendant l'Occupation, tandis qu'elle-même avait été arrêtée avec une autre communiste. À Bergen-Belsen, elle avait fait la connaissance d'un artisan bijoutier d'origine polonaise, lui-même communiste convaincu, avec un côté titi parisien. C'était un homme drôle et généreux, malgré la disparition à Auschwitz de sa femme et de ses quatre enfants. Après la guerre, il accueillit à Drancy les deux amies. La veuve élevait une fille, l'autre avait retrouvé son mari, qui travaillait dans la confection, et ses trois enfants. Tout ce monde s'est alors regroupé dans les deux étages de la maison ouvrière du bijoutier. Ils vécurent là en phalanstère pendant des années, unis par une même foi communiste autant que par le souvenir de ce qu'ils avaient traversé. C'étaient des gens de qualité, et j'allais souvent leur rendre visite. J'avais besoin de parler du camp, et il n'y avait guère qu'avec eux que c'était possible. Puis les enfants ont grandi et la communauté s'est dissoute, mais l'une de mes deux amies communistes a continué à vivre à Drancy jusqu'à sa mort, il y a quelques années. Elle était nettement plus âgée que moi, mais notre amitié ne s'est jamais refroidie.

 

 

L'été est arrivé. Ma sœur Denise, liée à Geneviève de Gaulle depuis Ravensbrück, m'a suggéré de passer le mois d'août à Nyon, en Suisse. Je pourrais ainsi me refaire une santé dans une des villas situées au bord du lac et mises à la disposition des anciens déportés. Les conférences de Geneviève de Gaulle permettaient de couvrir les frais courants. L'invitation était généreuse, et je l'ai acceptée sans hésiter. Malheur à moi  ! Les Suisses comprenaient encore moins que les Français ce qui nous était arrivé. L'atmosphère m'était pesante. En outre, comme j'étais la plus jeune, dix-huit ans depuis quelques jours, je me trouvais entourée de grandes résistantes qui, paradoxalement, me paraissaient supporter mieux que moi l'ambiance de pensionnat qui nous environnait. Des gens nous posaient des questions insensées : "Est-ce que c'est vrai que les SS faisaient mettre les femmes enceintes par des chiens  ?" Bien des détails de la vie quotidienne me laissaient pantoise. Par exemple, la maison était tenue par des protestants, qui nous obligeaient à dire les grâces avant les repas. Des dames patronnesses nous prévenaient doctement qu'après tout ce que nous avions vécu, nous allions avoir une existence difficile, et que pour gagner notre vie il nous fallait travailler, apprendre par exemple la dactylographie ou l'anglais, faire ceci, faire cela. Ces conseils, adressés à des femmes de tous âges, souvent installées dans la vie, et qui sortaient de l'enfer, étaient particulièrement malvenus et, pour ainsi dire, ridicules. Un soir, avec quelques camarades, nous sommes allées danser. La maison fermait à vingt-deux heures, et parce que nous sommes rentrées avec un quart d'heure de retard, nous avons été tancées comme des  enfants de douze ans. Inutile de dire combien je détestais ce moralisme rigide et infantilisant.

Un autre jour, je m'approchai d'un vestiaire où pendaient des vêtements à la disposition des pensionnaires, car nous n'avions plus d'affaires convenables à nous mettre. Une femme vint près de moi, regarda la robe que je m'apprêtais à prendre, et ne trouva rien de plus délicat que de me lancer : "Ah, mais je reconnais la robe de ma fille !" C'était une étrange conception de la charité. J'ai reposé la robe sans un mot, en pensant à ce passage de Romain Rolland où les enfants de la famille bourgeoise se moquent du petit garçon de la bonne parce qu'il porte la vieille culotte du fils. Tout était ainsi, extravagant, choquant, humiliant. On nous faisait sentir à quel point nos bienfaiteurs étaient généreux de nous abriter sous leurs larges ailes et quelle infinie reconnaissance nous leur devions.

Un autre jour, nous avons eu la "permission" - c'était le terme employé - d'aller à Lausanne, mais pas seules, bien entendu; des familles de Lausanne sont venues nous chercher, et nous avons effectué une laborieuse visite guidée des commerçants, dont beaucoup nous assommaient de questions indiscrètes sur ce que nous avions vécu. À un moment, avisant dans une vitrine un sac rouge à la mode, l'une de nous, Odette Moreau, grande avocate et résistante déportée, a exprimé le désir de l'acheter. Elle s'est alors entendu répondre sèchement par une de nos duègnes : "Quel besoin avez-vous d'un deuxième sac ?"

Heureusement, des cousins qui habitaient Genève m'ont invitée. La gentillesse de cette famille Spierer tranchait avec le reste. En compagnie de leurs quatre filles, nous avons dévalisé les magasins de Genève, un bonheur dont j'avais oublié jusqu'à l'existence. Grâce à leur générosité, j'ai ainsi pu acheter des vêtements pour mes sœurs et moi, à une époque où l'on ne trouvait rien en France. Malheureusement, la suite de cet épisode est moins plaisante. Lorsque j'ai franchi la frontière quelques jours plus tard, j'ai eu tous les ennuis de la création. À cause d'une petite montre de bonne marque et d'une paire de chaussures neuves que je portais, j'ai dû payer cinq cents francs de taxes d'importation. J'ai eu beau expliquer que je n'avais plus rien, montrer ma carte de déportée, tenter d'attendrir les douaniers sur le sort de mes sœurs et le mien, ces fonctionnaires zélés se sont montrés inflexibles; le règlement était le règlement. Du début jusqu'à la fin, ce séjour en Suisse demeure donc un bien désagréable souvenir.

À mon retour des camps, j'avais appris que j'avais été reçue aux épreuves du baccalauréat passées la veille de mon arrestation, en mars 1944. Même si tout cela me paraissait bien surréaliste, j'avais accueilli la nouvelle avec Joie. Elle apportait un début de réponse à la question que Milou [Madeleine dite Milou, 1923-1952, fille aînée du couple Jacob] et moi avions en tête : qu'allions-nous faire, entreprendre des études ou essayer tout de suite de gagner notre vie ? Le problème était déjà réglé pour Denise. Comme elle ne voulait pas dépendre de nos oncle et tante à vingt-deux ans, elle avait pris son indépendance en travaillant à Londres, où elle vivait chez des amis. Pour nous, la question se posait, car notre mère nous avait convaincues de la nécessité d'avoir un vrai métier. Nous l'avions vue si blessée de ne pouvoir terminer ses études et de dépendre financièrement de son mari, que nous ne voulions pas connaître le même sort. Ses injonctions résonnaient encore à nos oreilles : "Il faut étudier pour pouvoir exercer une vraie profession". D'ailleurs les Weismann nous poussaient également aux études tout en nous assurant le clos et le couvert; on ne pouvait se montrer plus généreux. Nous avons donc réussi à obtenir des bourses, et nous nous sommes lancées.

Depuis toujours, j'avais un objectif en tête : étudier le droit pour devenir avocat. En rentrant de Suisse, je me suis donc inscrite, sans aucun problème, à la faculté de droit. Et comme j'entendais autour de moi parler du tout nouvel Institut d'études politiques, héritier de la vieille Fondation des sciences politiques, je suis allée voir comment les choses se présentaient rue Saint-Guillaume; j'avais à la fois une boulimie d'études et besoin de m'occuper. On m'a annoncé que le concours d'entrée, qui du reste n'était imposé qu'aux filles, avait déjà eu lieu, mais compte tenu de ma situation, j'ai été admise dans une conférence regroupant les étudiants qui avaient connu des problèmes pendant la guerre. Ainsi un de mes condisciples avait-il vu ses parents déportés, un autre avait été prisonnier de guerre, certains s'étaient engagés dans la Résistance, en Angleterre ou en France. Tous avaient donc eu des histoires particulières et fortes, ce qui n'empêchait pas certains de me regarder comme un ovni : non seulement j'avais connu la déportation, mais en plus ... j'étais une fille !

Très vite j'ai embrayé à Sciences-Po, mais peu fréquenté la faculté de droit, pour laquelle je me contentais de travailler sur les polycopiés, comme d'ailleurs presque tout le monde à l'époque. Ce que je trouvais passionnant à l'institut, c'étaient les conférences animées par des personnalités venues d'horizons divers et riches d'expériences variées. Plusieurs d'entre eux réintégraient à peine les postes administratifs qu'ils avaient perdus pendant la guerre, pour toutes sortes de raisons. Parmi eux se trouvait un homme remarquable, Michel de Boissieu, dont j'ai tout de suite éprouvé un vif intérêt à suivre les conférences. Il ne manquait pas de panache. Après avoir passé le concours de l'École normale supérieure juste avant la guerre, il avait accédé à la Cour des comptes. Après l'armistice, replié à Montpellier, il avait épousé, sans en faire mystère, une Mlle Cahen, le jour même de la promulgation du statut des Juifs, allant jusqu'à l'annoncer urbi et orbi dans un faire-part, paru dans la presse. Là-dessus, il était entré dans la Résistance aux côtés de Pierre-Henri Teitgen, séduit par l'attitude de ce jeune homme. Cette expérience de la vie donnait une grande richesse à son enseignement, apprécié par des étudiants dont la plupart, comme moi, n'arrivaient pas directement du lycée. Les travaux de conférence autour de lui m'ont passionnée et ont contribué à faire de cette période de ma vie un moment heureux et fort. Michel de Boissieu compte d'ailleurs encore beaucoup pour moi et pour mon mari, dont il a facilité le démarrage professionnel. Le hasard a voulu que sa femme et lui, d'esprit toujours alerte, habitent le même immeuble que nous. Ils sont nos plus anciens et plus fidèles amis.

Hors la rue Saint-Guillaume, je me tenais à l'écart des étudiants de Sciences-Po, qui sortaient beaucoup et fréquentaient assidûment les cafés et les "caves» de Saint-Germain-des-Prés. Je m'en tenais à fréquenter un petit groupe où figuraient Claude Pierre-Brossolette, encore très affecté par le destin tragique de son père, et quelques autres camarades, notamment Michel Goldet, Jean François-Poncet, Marc Alexandre. En dehors d'eux, je n'avais guère envie de me mêler à des gens qui n'osaient pas me parler, tout en se posant visiblement des questions sur ce que j'avais vécu. Tout le monde savait que j'avais été déportée, ne serait-ce que parce que j'étais arrivée un peu après le début des cours. Je redoutais aussi les remarques du genre de celles que j'avais subies en Suisse.

Et puis, je ne raffolais pas des discussions politiques. Elles étaient d'ailleurs moins présentes qu'on aurait pu l'imaginer dans cet établissement. D'une manière générale, si certaines conférences suscitaient débat chez mes camarades, ceux-ci n'affichaient guère leurs opinions. Trop de plaies étaient encore mal cicatrisées. Parmi nos professeurs, c'était la même prudente réserve. Les anciens pétainistes ou les tenants de la droite classique faisaient le dos rond. Ainsi tout le monde savait que Pierre Renouvin, notre professeur d'histoire, intellectuel brillant, pédagogue rigoureux, n'était pas un homme de gauche, c'est le moins que l'on puisse dire, mais chacun respectait sa rigueur d'historien. Le clivage entre les deux France, celle de la collaboration et celle de la Résistance, demeurait trop lancinant pour que les gens ne veillent pas à éviter des polémiques inutiles. L'un des rares souvenirs que j'aie conservés des débats de l'époque portait sur la laïcité. Quelles qu'aient pu être leurs conceptions religieuses, j'étais frappée de voir à quel point, dans cette période de reconstruction de la république, nos professeurs tenaient à nous en inculquer une haute idée, du reste plus rigoureuse qu'elle ne l'est aujourd'hui. Les bémols récemment apportés à la loi de 1905, par exemple, personne ne-se serait permis de les envisager à l'époque. La France sortait du pétainisme, et les principes laïques de la Ille République retrouvaient leur pleine signification.

En fin de compte, je conserve un bon souvenir de ce début d'études universitaires. Pour le reste, la vie suivait son cours. Le soir, je lisais beaucoup, par plaisir autant que pour le travail universitaire. Je fréquentais toujours aussi peu de monde, car mes camarades de déportation se retrouvaient éparpillés dans des parcours diversifiés. Les uns étaient très politisés, au Parti communiste ou ailleurs; d'autres étaient partis vivre en province. Certains, surtout les hommes, parvenaient à suivre des études tout en travaillant, car la plupart d'entre eux avaient perdu leur famille. Beaucoup avaient dû se lancer tout de suite dans la vie active, avec énergie. Comme tous ceux qui survivent à une catastrophe, ils voulaient prendre leur revanche sur une société qui les avait maltraités.

 

 

Bien qu'à l'époque je n'aie guère fréquenté la communauté juive, j'ai conservé le sentiment qu'elle s'était peu impliquée, au moins directement, dans l'aide morale et matérielle que les familles, souvent étrangères, amputées par la Shoah pouvaient espérer. Il est vrai cependant que l' œuvre de secours aux enfants juifs, l'OSE, qui avait été active et efficace sous l'Occupation, a poursuivi avec dynamisme la prise en charge des orphelins de déportés ainsi que les enfants eux-mêmes rescapés de Buchenwald. Pour beaucoup de jeunes gens qui avaient survécu aux camps, ce fut en fin de compte une période de grandes difficultés et de complète solitude. Quant aux adultes, ceux qui se trouvèrent confrontés à des problèmes d'emploi ou de domicile, sans pouvoir compter sur l'appui de proches, ils eurent bien du mal à rependre place dans la société. Je ne pense pas que la communauté leur ait alors tendu la main. Beaucoup se sont retrouvés isolés, ignorés et démunis.

À mon retour de déportation, j'ai entendu parler d'une Amicale d'Auschwitz qui venait de voir le jour. l'ai pensé que j'y retrouverais peut-être quelques amis et je m'y suis donc rendue. l'ai tout de suite compris que l'amicale était verrouillée par les communistes. Elle l'est d'ailleurs demeurée jusqu'à peu, une dizaine d'années environ, aussi longtemps que Marie-Claude Vaillant-Couturier a vécu. Les responsables de cette amicale avaient pris la précaution d'embrigader quelques personnalités non communistes, bien que proches de leurs idées, afin d'offrir une image de fraternité œcuménique, qui n'existait que pour ceux qui voulaient bien y croire. À cette époque, je n'avais pas d'idées politiques bien arrêtées, mais je savais que je n'étais pas communiste. L'amicale m'a donc vue une fois, mais pas deux.

Au fond, ma première expérience politique a bien été le refus du communisme. Ce refus ne procédait pas, comme chez d'autres, d'une tradition familiale. Mis à part mon père, l'ensemble de mon environnement se situait plutôt à gauche. C'était le cas de Maman qui, contrairement à sa sœur, n'avait cependant jamais été proche des communistes. Moi-même, pendant la guerre, je n'avais pas plus d'opinion sur les communistes que sur les résistants. À mon retour du camp, et en dépit de l'amitié que j'avais pour les deux femmes que j'avais connues à Bobrek et retrouvées dans la petite maison de Drancy, j'ai pris conscience du sectarisme stalinien des communistes. Il m'était insupportable; il l'est demeuré.

Comme les vacances de mardi gras approchaient, Michel Goldet m'a proposé de partir faire du ski avec lui et un autre ami de Sciences-Po, Antoine Veil. J'ai accepté avec d'autant plus de joie qu'il s'agissait de mes premières vacances depuis des années, et nous nous sommes rendus à Grenoble, où vivaient les parents d'Antoine. J'ai alors découvert une famille remarquable, qui par bien des côtés m'évoquait celle que j'avais perdue. Les Veil avaient le même profil social et culturel que les Jacob ; des Juifs non religieux, profondément cultivés, amoureux de la France, redevables envers elle de leur intégration. Ils étaient bien plus aisés que ma propre famille, mais ils aimaient les arts comme mes parents, surtout la musique; et puis le dynamisme chaleureux qu'apportaient les quatre enfants, trois filles et un garçon, me rappelait l'atmosphère que j'avais connue et aimée dans mon enfance et mon adolescence. J'ai tout de suite eu un coup de foudre pour eux tous. Et comme ils m'ont accueillie avec la plus grande gentillesse, nous nous sommes rapidement liés d'affection.

Antoine suivait comme moi les cours de Sciences-Po, mais nous nous étions peu rencontrés jusque-là. Il vivait à Paris, depuis sa démobilisation, chez une de ses grands-mères. À partir du moment où nous nous sommes revus à Grenoble, les choses n'ont pas traîné, puisque nous nous sommes fiancés quelques semaines plus tard et mariés à l'automne 1946. J'avais dix-neuf ans, et Antoine vingt. Notre premier fils, Jean, est né à la fin de 1947. Nicolas, le deuxième, treize mois après. Pierre-François, lui, s'est fait plus attendre puisqu'il est né en 1954. Tel est le grand avantage d'avoir des enfants tôt : nous sommes maintenant mariés depuis soixante ans et comptons une douzaine de petits-enfants et quelques arrière-petits-enfants.

La famille de mon mari était depuis longtemps implantée à Blâmont, en Meurthe-et-Moselle, où elle possédait une usine qui fabriquait des textiles de coton. Son père, aussi patriote que le mien, avait fini la guerre de 1914 avec le grade de capitaine. Au moment de la Seconde Guerre, les Veil avaient cherché refuge à Grenoble avant de passer en Suisse, où Antoine les avait précédés. À la Libération, il avait rejoint l'armée puis, démobilisé à la fin des hostilités, il était entré à Sciences-Po, tandis que sa famille repartait bientôt pour la Lorraine et s'installait à Nancy. Mes beaux-parents étaient des gens austères, mais de grande qualité humaine et affective. Hormis qu'ils supportaient mal d'entendre parler de la déportation, sans doute par gêne ou pudeur, alors même qu'une de leurs filles avait été déportée à Auschwitz et venait de rentrer, nous nous sommes beaucoup aimés mutuellement. Avec eux, j'ai retrouvé une famille. l'admirais la rigueur morale et la curiosité intellectuelle de mon beau-père, et lui-même trouvait plaisir à nos échanges. Il se montrait curieux de mes analyses et de mes opinions. Je me sentais aussi très proche de la grand-mère de mon mari, au point de la préférer à la mienne. Cet amour était d'ailleurs réciproque. Quand j'avais un souci, je passais la voir, parce qu'elle habitait Paris, et je lui en parlais.

Notre maître de conférences à Sciences-Po, Michel de Boissieu, occupait alors le poste de chef de cabinet de Pierre-Henri Teitgen, un homme qui comptait dans cet après-guerre, ministre de l'Information à la Libération, puis garde des Sceaux, vice-président du Conseil dans le gouvernement Ramadier de 1947. Afin d'aider notre jeune couple et parce qu'il nous appréciait autant l'un que l'autre, Michel de Boissieu a proposé à mon mari un poste d'attaché parlementaire au Conseil de la République, nom que portait alors le Sénat. Antoine a accepté tout de suite. Et le voilà, jeune marié et provincial de vingt ans, plongé de manière aussi imprévue que brutale dans le bain politique, arpentant les couloirs du palais du Luxembourg au service du vice-président du Conseil. Antoine portait une vive admiration à Pierre-Henri Teitgen, ancien professeur de droit constitutionnel, résistant de la première heure, parfait représentant de cette famille de pensée qu'on appelle aujourd'hui catholique de gauche. Les Teitgen étaient des gens sympathiques et ouverts, qui vivaient simplement. La République, à l'époque, payait mal ses parlementaires et ses ministres, lesquels menaient des trains de vie modestes, sans commune mesure avec ce à quoi les récentes décennies nous ont habitués. Au surplus, il n'y avait pas grand-chose dans les assiettes, pas plus pour les gens au pouvoir que pour les citoyens ordinaires, mais cela n'avait guère d'importance.

Notre existence prit rapidement un rythme accéléré. Nous sortions beaucoup, même si je demeurais un peu intimidée par ce monde parisien où mon mari évoluait sans difficulté. Les discussions étaient riches, et l'espoir de bâtir une France nouvelle habitait tout le monde.

En ce début de 1947, la vie politique était intense.

La IVe République, institutionnalisée quelques mois plus tôt, cherchait ses' marques. Depuis le départ sans préavis du général de Gaulle, un an auparavant, le tripartisme constitué par les trois principales formations -les communistes, le MRP issu de la démocratie chrétienne et les socialistes -, avait cahin-caha "géré" le pays et, au deuxième "round" référendaire, fait adopter un régime parlementaire, évidemment vitupéré par de Gaulle et ses fidèles.

L'année 1947 allait être celle de la clarification.

D'une part, le tripartisme allait exploser, conséquence dans notre hexagone de la rupture entre l'Est et l'Ouest consacrée par le rideau de fer. D'autre part, les gaullistes enracinaient et amplifiaient leur lutte contre le "régime des partis". La IVe République n'allait ainsi pouvoir survivre qu'en résistant aux coups croisés des communistes et des gaullistes, paradoxalement unis pour l'abattre.

En dépit de ces turbulences, et contrairement à beaucoup de nos concitoyens, je confesse que le départ de de Gaulle en janvier 1946 ne m'était pas apparu comme une catastrophe nationale. Il avait tellement voulu jouer la réconciliation entre les Français qu'à mes yeux les comptes de l'Occupation n'étaient pas soldés. Au procès de Laval, comme à celui de Pétain, il n'y avait pas eu un mot sur la déportation. La question juive était complètement occultée. Du haut au bas de l'État, on constatait donc la même attitude : personne ne se sentait concerné par ce que les Juifs avaient subi. On peut imaginer ce que cela avait de choquant pour tous ceux dont la Shoah avait bouleversé l'existence.

Plus tard, j'ai réalisé que la volonté politique du Général allait au-delà de cet "oubli". Il souhaitait mettre en veilleuse, non pas seulement la question juive, mais tout ce qui était de nature à diviser les Français, l'opposition feutrée entre les Français "libres" et les résistants de l'ombre, les querelles entre les formations politiques, sans lesquelles il n'y a pourtant pas de vie démocratique. Tout cela lui rappelait une République qu'il n'avait pas aimée. Sa capacité de méfiance et de rejet était donc étendue. Même avec des fidèles comme René Pleven, qui l'avait rejoint à Londres dès juin 1940, mais poursuivait un parcours politique sans allégeance, ou Raymond Aron, dont la liberté d'esprit était entière, de Gaulle entretenait des rapports parfois difficiles. Il avait besoin de rassembler autour de lui. La vie parlementaire était à ses yeux une liturgie inévitable, mais qu'il convenait de tenir en lisière.

 

 

Dans l'été 1948, Antoine a eu une nouvelle opportunité de travail, aussi intéressante que la première. Au moment où Pierre-Henri Teitgen quittait le gouvernement, Alain Poher devint secrétaire d'État au Budget. Comme attaché parlementaire, mon mari avait fait sa connaissance alors qu'il occupait le poste de rapporteur général du Budget au Conseil de la République. Alain Poher lui a proposé de faire partie de son cabinet, qu'Antoine a rejoint avec plaisir, avant de partir un an plus tard en Allemagne où Poher, devenu entre-temps commissaire général aux affaires allemandes et autrichiennes, l'a envoyé. Il s'agissait là d'une véritable aubaine pour Antoine ; Poher lui promettait un poste dans un consulat, qui lui laisserait le temps de préparer le concours d'entrée à la toute nouvelle École nationale d'administration, qui attirait mon mari. Quant à moi, vivre en Allemagne ne me posait pas de problème. Malgré la surprise de certains proches, qui avaient du mal à comprendre mon choix, j'y voyais l'opportunité de préparer notre avenir.

 

© Simone Veil, in Une vie, chapitre Revivre, Plon, 2007.

 

 


 

 

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