Eugène Carrias (Grenoble, 1895 - Forcalquier, 1961), connu comme historien militaire faisant autorité, engagé volontaire en 14, fut grièvement blessé début 1916. Ses souvenirs, recueillis par ses descendants (dont son fils Pierre - 1925-2002 -, rendu célèbre pour son engagement exemplaire dans l'Affaire Dominici) ont été publiés sous l'égide du Patrimoine du pays de Forcalquier et sous le titre Souvenirs de Verdun.
J'en publie ici un court extrait, en ce onze novembre 2016, à la mémoire reconnaissante de "Ceux de 14", pour reprendre l'expression de Maurice Genevoix.

 

"J'avais 19 ans lorsque la guerre éclata. Admissible au concours de Saint-Cyr en 1914, je me suis engagé en août, et après cinq mois passés dans les dépôts de l'intérieur, j'ai été envoyé au front au début 1915 comme sous-lieutenant. J'ai vécu au contact d'hommes de tous les milieux et de toutes les conditions et les impressions nouvelles et violentes que j'ai recueillies m'ont forcé à la réflexion"

 

 

L'attaque

 

Nous arrivons à Herméville après plus d'une heure de marche. Le village est grand ; beaucoup de maisons sont éventrées ou abattues ; le clocher, fendu par le milieu, s'est écroulé. Pendant la pause, pour échapper à la pluie, nous entrons dans une grange, mais notre refuge ne vaut pas grand-chose, des courant d'air nous glacent, la paille que nous foulons est mouillée et il pleut sur nous ; je lève les yeux et aperçois le ciel à travers les larges crevasses du toit. Nous nous serrons avec les hommes le long des murs.

Nous repartons par la route de Warcq, à quelque distance du village. Sur le bord d'un champ, deux ombres me font signe. Je m'approche d'elles et reconnais le commandant et mon capitaine : ils m'indiquent ma direction de marche et me souhaitent bonne chance.

J'abandonne la route avec ma section. Brusquement, une fusillade éclate en avant de nous. Des barres de feu jaillissent des haies noires qui se découpent sur le gris des nuages. Des balles cinglent l'air, nous nous aplatissons dans les chaumes mouillés. Au bout du champ un petit tas noir qui remuait s'est immobilisé ; on devine plutôt qu'on ne reconnaît un de nos patrouilleurs qui vient d'être tué.

Le sergent Méchin, de la 3e section, s'avance vers la gauche, suivi de Durand qui titube. La pâleur du ciel augmente, les coups de fusil partent par saccades et nous baissons la tête sous les sifflements des balles qui semblent nous frôler. Méchin revient avec Durand, c'est sur eux qu'on a tiré ; énervé je leur demande :

- Que faites-vous là ?

- Le capitaine m'a envoyé vers le ruisseau de Lannoy voir s'il n'y avait pas de boches, me répond Méchin, tout en continuant son chemin.

Durand marche derrière lui, le fusil à la bretelle. 11 a son képi d'une main, de l'autre il fait des signes dans la direction d'où partent les coups de fusil ; nous apercevant, il s'écrie dans un éclat de rire :

- Zieutez sergent ! Ils font leur prière.

Méchin, furieux, lui crie au milieu des claquements de balle :

- Baisse-toi animal, tu nous fais repérer !

Et, conciliant, Durand répond :

- Vous fâchez pas sergent, ils ne savent pas tirer.

Et, tandis qu'il s'éloigne en zigzagant, Hardy, couché à côté de moi, me dit:

- Il a bu toute la nuit, il est complètement saoul.

Dans les champs derrière nous les sections des 7e et 8e compagnies sont disposées en quinconce. Le bataillon est en place pour l'attaque. Des grondements formidables ébranlent l'air. Les obus se croisent sur nos têtes et, au loin, des gerbes de terre et des débris de madriers jaillissent des tranchées que nous devons attaquer. Soudain de gros nuages ocre s'arrondissent sur nous dans un fracas assourdissant. La terre est hachée par des éclats. Des blessés quittent nos rangs en gémissant ; ils se traînent vers Herméville où ils ont deviné le poste de secours. Ruisselants d'eau, grelottants de froid, nous nous serrons les uns contre les autres.

Après l'éclatement d'un obus qui vient de blesser deux hommes de la section, Delaby, me voyant toujours couché, me demande si je ne suis pas mort. Je le rassure en riant et lui certifie que je suis toujours bien vivant.

Dans l'après-midi la pluie cesse. Nos vêtements se raidissent en séchant et, pour nous réchauffer, nous faisons le va-et-vient sans nous écarter de l'emplacement de la section.

Le commandant, debout en avant du bataillon, observe avec ses jumelles les tranchées allemandes sans prêter attention aux obus qui éclatent autour de lui. Son calme et son courage plaisent aux hommes. Moyse, plein d'admiration, déclare à Duhamel : "C'est un mec culotté; avec lui, ça gazera".

Par les déchirures des nuages, des rayons de soleil glissent jusqu'à nous. Un cavalier venant d'Herméville galope à travers champs ; il s'avance jusqu'au commandant, met pied à terre et lui tend un pli, puis il remonte à cheval et s'éloigne au petit trot. Comprenant que l'heure de l'attaque approche, chacun de nous a rejoint sa place et les unités sont regroupées.

Dupuis court vers moi et me dit : "Rassemblement des officiers du bataillon !" Je confie ma section à Hardy et me dirige vers le commandant. Nous ayant tous autour de lui, celui-ci nous déclare : "J'ai deux bonnes nouvelles à vous annoncer. Notre offensive contre les Éparges a réussi 17 et je viens de recevoir l'ordre d'attaquer immédiatement. Nous partirons dans cinq minutes. À vos places messieurs et bonne chance".

Les 1e et 2e sections, conduites par le capitaine et Vignolo, s'égaillent dans les champs, comme des ombres chinoises. Les silhouettes des hommes se détachent sur le ciel rose. Lorsque je les juge assez éloignés de moi, je fais déployer ma section et la met en marche. Noël, sur ma droite, suit mon exemple.

Notre artillerie rugit dans un tumulte effroyable. Les obus se pressent sur les lignes allemandes et les couronnent de brume, le déchirement de l'acier s'unit au glissement rapide des 75 dans l'air, les balles claquent comme des coups de fouet. Les hommes de Vignolo se sont couchés, je fais coucher les miens.

Vignolo repart ; alors commence une course folle. Je me dresse, crie de toutes mes forces : "En avant"!", et cours à toutes jambes, tête baissée, sans regarder devant moi, au milieu des balles qui claquent à mes oreilles. Ma section me suit dans un tintamarre de gamelles et de bidons heurtés par les fourreaux de baïonnettes. Hors d'haleine, je me jette par terre en pleine course et chacun m'imite.

Plaqué contre l'herbe, j'attends que les Allemands cessent de nous tirer dessus. Je risque alors un œil. Devant moi les champs sont déserts ; le capitaine, Vignolo et la première vague ont disparu. Une rafale de balles me fait baisser la tête. Après quelques minutes d'attente, je bondis et m'élance en criant : "En avant !" ; mes hommes se lèvent et partent en courant, mais certains d'entre eux restent sur place. Furieux de leur inertie, je me mets à hurler : "Allons debout ! En avant !", et en même temps je bute contre une motte et tombe. À côté de moi des soldats lourds de terre passent en trombe. En me relevant, je jette un coup d'œil en arrière, j'aperçois des hommes allongés et immobiles : ils doivent être morts. Tout penaud de m'être mis en colère contre eux, je rejoins ma section et poursuis ma course jusqu'à la route d'Herméville à Warcq, dans le fossé de laquelle je retrouve le capitaine, Vignolo et les deux premières sections.

À ma gauche, une section de mitrailleuses hache d'éclairs le voile bleu du crépuscule. Je commande un feu sur les tranchées de la cote 218 où fulgurent par intermittence les flammes des coups de fusil ennemis, mais personne ne peut tirer : la boue ramassée dans les champs où nous nous sommes couchés a bouché les canons et immobilisé les culasses des fusils. Je donne l'ordre de nettoyer les armes aussitôt.

Hardy vient me rendre compte que le troisième sergent de la section qui nous avait rejoint à Blanzée a été blessé par une balle au départ de la cote 209. Le tic-tac lancinant des mitrailleuses cesse. L'une d'elle vient de s'enrayer, et l'autre a été mise hors service par une balle qui a faussé son piston. L'adjudant, chef de section, conduit ses hommes à hauteur des miens, et se place sous mes ordres. Les balles bourdonnent à nos oreilles comme un essaim de guêpes.

Le soleil a sombré derrière nous, au milieu de nuages embrasés qui planent à l'horizon comme les gigantesques volutes d'un incendie formidable. Quelques obus attardés s'écrasent sur Étain, les coups de fusil s'égrainent et cessent.

Affamé, je dévore à belles dents les quelques provisions que me tend Nain. J'avale pain, viande et boue, tout ensemble, et je trouve cela bon. Je respire l'air humide de la nuit avec contentement ; assis sur le bord de la route, les pieds dans le fossé, je me repose.

Le capitaine, qui s'est avancé jusqu'à moi, me met au courant de la situation. La 5e s'est emparée d'une tranchée où elle a fait cinq ou six prisonniers. Les Allemands tiennent toujours la ferme l'Hôpital qui ne sera pas attaquée ce soir. Nous passerons la nuit où nous nous trouvons.

Je charge Delaby de placer des sentinelles en avant de la route ; je fais approfondir le fossé pour mettre les hommes à l'abri des balles et je fais organiser des emplacements de tireur pour pouvoir nous défendre le cas échéant. Les blessés se lamentent dans les champs et crient pour demander du secours. Les brancardiers sont partis à leur recherche, mais la distance à parcourir jusqu'à Herméville est longue et ils attendront longtemps encore avant qu'on ne les emmène.

La pluie a repris, elle tombe serrée et froide. Le capitaine et Vignolo ont élu domicile sous un tombereau abandonné en bordure d'un champ. Je m'enroule dans mes couvertures sur le côté de la route et je m'endors brisé de fatigue. Je me réveille à plusieurs reprises ; la pluie tambourine sur la moleskine de ma couverture, des hommes vont et viennent en frappant des pieds pour se réchauffer.

Au lever du jour, quelques shrapnells éclatent au-dessus de nous. Le capitaine est blessé. Des prisonniers que l'on conduit à Herméville passent sur la route. Je les interroge en allemand, mais n'en tire aucun renseignement intéressant.

Vignolo, qui a pris le commandement de la compagnie, me renvoie à la cote 209, à mon emplacement de la veille. J'y retrouve la 8e compagnie. Quelques instants plus tard, Duplouis m'apporte l'ordre de retourner à la route. Je parcours à nouveau les champs que nous avons traversés hier soir en courant ; nos morts semblent dormir là où ils sont tombés. À dix heures toute la compagnie sous la conduite de Vignolo se reporte à la cote 209.

Tandis que nous sommes au repos, la 7e s'avance en tirailleurs vers la ferme l'Hôpital. Tout à coup un homme dépassant ses camarades s'élance et l'atteint sans incident. 11 y entre, en ressort, brandit son fusil et agite les bras, prouvant que l'ennemi s'est retiré. Chacun de nous est saisi d'admiration pour son courage et sa crânerie. Sa compagnie manœuvre comme à l'exercice et occupe la ferme sans combat.

Les agents de liaison racontent avec force détails comment la veille, le brave Jim, le chien de Padieu, a bondi dans les tranchées allemandes de la cote 221 et a révélé qu'elles étaient inoccupées.

Tout le monde rit et plaisante :

- Les Boches ont les foies, déclare Nain ;

- Ils les mettent devant les cabots maintenant, dit Galland, on nous les a changés, ce ne sont plus les Fritz du début ;

- Ils se cavalent devant un bonhomme, ils n'en veulent plus, conclut Migeotte.

M'étant éloigné un instant de mes hommes, je les vois rassembler et partir. Je cours derrière eux et les rejoins. Les quatre sections de la compagnie, en colonne par quatre, avancent sur la même ligne à cinquante mètres d'intervalle les unes des autres. Je ne sais ni où nous allons, ni ce que nous allons faire.

Nous marchons dans la direction de la ferme du Haut-Bois à travers un champ plat, puis le terrain s'incline en pente douce vers le ruisseau de Lannoy ; sur notre gauche est le bois Jean de Vaux, à droite un mamelon dénudé, la cote 218. La 8e nous précède, ses sections non-déployées, et en avant d'elle galope un peloton de hussards.

Dans un fracas de tonnerre jaillissent tout autour de la compagnie de formidables geysers noirs provoqués par des rafales d'obus de gros calibre tirés de la direction de Warcq dont le clocher pointe à notre droite. Nous traversons un champ marécageux puis le tir d'artillerie dirigé sur nous cesse. La croupe 218 sur le flanc ouest de laquelle nous marchons vient de nous masquer aux observateurs du clocher de Warcq et nous avançons en toute tranquillité. Si l'on ne se mouillait les pieds, la promenade serait charmante, pas un coup de fusil ne retentit. Les cavaliers chargent la ferme ; ils s'en approchent à vue d'œil, semblent la toucher puis tournent à gauche et galopent vers le bois Jean de Vaux.

Deux sections de la 8e se déploient. Des balles cinglent l'air ; un homme de ma section tombe blessé ; nous avançons le dos courbé, nous faisant petits pour être moins visibles. Je ne perds pas des yeux Vignolo qui, le képi à la main, règle la progression de la compagnie.

Duplouis, essoufflé, arrive en courant vers moi et me dit : "Mon lieutenant, le lieutenant Vignolo vous demande de couvrir la compagnie". Vignolo vient de s'arrêter, je continue à avancer. Après avoir parcouru deux à trois cents mètres, je déploie ma section en tirailleurs et je me retourne pour voir si mon camarade approuve. Il agite le bras et fait de grands gestes : ne vais-je pas assez vite ? C'est probablement cela.

Je pars au pas gymnastique. Comme un moulin à vent secoué par une bourrasque, il gesticule de plus belle : que veut-il donc ? Je m'arrête : non ce n'est pas encore ça ; il me fait signe de me coucher, ce que je commande aussitôt à mes hommes. Il s'avance vers moi, je me lève et cours au-devant de lui. M'indiquant le mamelon de droite, il me dit : "C'est dans

Je reviens vers ma section et commande : "Debout !"

Les hommes se dressent ; je crie: "Face à droite, marche !" Ils s'avancent dans la direction de la ferme. Je les arrête d'un halte brutal, ils se couchent. Je recommence mes commandements et ils repartent en avant. Vignolo vient à mon secours, il se place à droite de la ligne de tirailleurs pour former pivot, je vais à gauche et, aidé de Hardy et Delaby, j'arrive à placer correctement ma section.

Tous ces mouvements n'ont heureusement pas été vus des Allemands, le mamelon 218 vers lequel nous marchons nous masque à leur vue. Vignolo m'ayant demandé de pousser jusqu'à la crête, je pars, suivi de quelques hommes.

Au lointain, sous le voile rose du ciel, s'allonge le revers méridional des Ardennes, puis au fur et à mesure que j'avance apparaissent les masses bistres et grises des mamelons de Lorraine, un clocher qui pointe au milieu des maisons minuscules comme des jouets, des squelettes d'arbres de part et d'autre de la route, la trace noire et régulière d'une voie ferrée, des marais, des champs, les zigzags d'une rivière et enfin des maisons nombreuses plus rapprochées : Étain.

Nous nous couchons. De l'ennemi : rien ; les casernes qui alignent leurs bâtiments réguliers paraissent désertes. Un craquement sec retentit ; je baisse la tête sous le sifflement de l'obus qui va fracasser l'air derrière la compagnie ; trois rafales de six se succèdent coup sur coup.

Des Français pénètrent dans la ferme du Haut-Bois ; ils la dépassent, se déploient en tirailleurs et grimpent sur le mamelon 223. Des détonations éclatent lointaines et sourdes dans la direction des bois au-delà d'Étain. Des gerbes noires jaillissent dans le bruit des éclatements en avant et en arrière de nos tirailleurs qui ont dépassé la ferme ; ils se couchent et cessent leur progression pendant plus d'une heure.

Impatient d'être renseigné, je retourne auprès de Vignolo qui me donne des explications : chargé d'assurer la liaison entre la 8e au Haut-Bois et la cote 218, il a décidé de maintenir la compagnie où elle se trouve. Je donne l'ordre à mes hommes de creuser des trous individuels pour tireur à genoux. la terre détrempée se laisse facilement découper en mottes régulières. Ils les entassent avec leurs pelles-bèches en avant d'eux pour se protéger des balles. Comme abris, on creuse des fosses de cinquante à soixante centimètres de profondeur où l'on répand des brassées de paille grise, arrachées dans un champ de blé non-moissonné l'année précédente. Nain et Jouan ont creusé deux belles fosses plus profondes que les autres pour Vignolo et moi.

Une nouvelle nuit vient de passer. Elle n'a été marquée par aucun incident. Quoique enroulé dans ma couverture et ma toile de tente, j'ai froid aux jambes. En me dressant, je m'aperçois qu'elles baignent dans l'eau. Nos fosses ont été inondées pendant la nuit sans que nous nous en soyons aperçus. Vignolo, Nain et Jouan, que je réveille, en sont tout étonnés. Ce bain prolongé a rendu une de mes jambes inertes. 11 m'est impossible de marcher. J'essaie sans succès de faire quelques pas en m'appuyant sur Nain. Vignolo me conseille d'aller au poste de secours d'Herméville. Je refuse.

Je me frictionne, fais jouer l'articulation de mon genou et essaie de marcher. Je réussis à avancer seul ; je cours, je saute. C'est fini, ma jambe est en état. Maintenant mon estomac réclame : si l'on songeait au petit-déjeuner, il n'en a plus été question depuis deux jours déjà. Clac ! Clac ! Des balles, je me précipite à terre. Vignolo et nos ordonnances se sont couchés ; le nez dans l'herbe, nous attendons que la rafale soit passée pour nous relever. Deux hommes viennent d'être blessés, les brancardiers les conduisent à Herméville [...].

 

 

© Eugène Carrias, in Souvenirs de Verdun, carnets de guerre 1914-1916, 2 - Le Front, Patrimoine - C'est-à-dire Éditions, 2009.

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.