Fruit des amours illicites de Mathilde Pâris avec l'instituteur Henri Dematons, Jules Roy, figure indomptable de Pied-Noir "barbare" et homme de devoir, quitta l'armée en 1953 avec le grade de colonel, après avoir, durant la Seconde Guerre mondiale, effectué des dizaines de vols de bombardier au-dessus de l'Allemagne nazie (un peu comme Pierre Mendès-France). "De l'Algérie, je reste inconsolable", écrivit-il à propos des évènements que nous savons. Quant à Mathilde, dont il nous décrit avec pudeur la fin digne et courageuse, on l'avait mariée à vingt ans, en 1891, avec le gendarme Louis Roy. Triste union, comme tant d'autres...

 

"Je suis né en même temps que l'aéroplane dans la plaine de la Mitidja, au sud d'Alger. J'ai passé mes premières années avec ma mère, ma grand-mère, mon oncle Jules et un vieil ouvrier agricole indigène qui s'appelait Meftah. On s'éclairait à la bougie, le pétrole et la lampe Pigeon étaient un luxe, nous allions à Boufarik dans un break à deux chevaux, les premières autos commençaient à rouler en soulevant un nuage de poussière, il y avait des fusils partout, le soir je m'endormais dans le hululement des chacals et la voix qui appelait les Arabes à la prière. J'ai appris à lire et à écrire dans Le Chasseur français. Au lycée d'Alger, je fus un cancre, on m'expédia au séminaire : notre professeur de grec sondait l'éther avec un poste à galène et notre professeur de littérature entrait en transe en lisant Lamartine.

Ma vocation, je la trouvai dans l'armée. Je devins officier. Mes inspirateurs furent un merveilleux mandarin omniscient à demi loufoque, Montherlant et deux poètes alors à Tunis, Jean Amrouche et Armand Guibert. Quand la Deuxième Guerre mondiale éclata, j'étais dans l'aviation, le désastre nous chassa jusqu'à Alger et le drame de Mers el-Kébir nous rangea du côté de Pétain. Antijuif et antiarabe, je fus un homme de droite jusqu'à l'arrivée des Alliés en 1942. La confusion qui régnait fut mon salut : j'allai où je devais. Mon premier livre, La Vallée heureuse, raconte comment les bombardiers lourds de la RAF écrasèrent l'Allemagne. A mon retour en France en 1945, Camus m'ouvrit les yeux sur le monde, puis je marchai seul. Après ce que je vis en Indochine, je quittai l'armée. Après ce que je vis en Algérie, je devins un subversif.

Je le suis toujours".

 

 

Gide mourut. Pour moi, ce qui restait de lui c'était l'homme de courage, sauf au moment de Pétain. Là, il s'était gouré comme nous tous, ou presque. Après, il avait été reçu à Alger à la villa des Glycines, et il avait osé demander à de Gaulle : "Quand avez-vous décidé de désobéir ?..." De Gaulle n'avait répondu que par un geste vague. Question naïve. Je fus le premier à signer sur le registre de la rue Vaneau, mais je n'osai pas monter, à cause d'Amrouche peut-être.

À peine Gide était-il inhumé qu'un télégramme m'appela au chevet de ma mère. Le plus grand moment de mon amour pour elle avait été celui où, quelques mois auparavant, à une de mes visites, j'avais tenu étroitement serré contre moi, le protégeant, le portant, le baignant de quelques larmes, son corps presque réduit à rien. Le médecin qui la soignait m'avait dit qu'elle était condamnée. À genoux devant elle, je lui avais demandé pardon de repartir encore. À quatre-vingts ans passés, elle s'éteindrait loin de moi, le front buté, ses mains cherchant les miennes. J'en avais la gorge nouée. Je fixais du regard la peau luisante de ses bras.

Je me hâtai de traverser la mer et de gagner le village où mon frère l'avait recueillie. Louise, ma belle-sœur, fondit en larmes en m'apercevant, et vite je découvris le lit où ma mère était étendue. Le jour tombait. Je m'assis à côté d'elle, comme si elle avait été seulement malade. Trop tard.

Si le vent du sud nous avait moins retardés, j'aurais pu être là plus tôt. Très haut dans le ciel, des nuages ressemblaient à des chevauchées mythiques. M'aurait-elle seulement reconnu ? Elle était devenue une absence, un souvenir. Sa main que je tentai de dénouer pour y glisser mes doigts était de marbre, son front glacé. On me dit que depuis un dernier voyage à Alger pour une consultation, elle s'était emmurée dans le silence. Alors, on m'avait télégraphié. On n'avait pas pu lui lire ma dernière lettre arrivée de la veille, elle n'entendait plus.

Louise l'avait habillée, ses cheveux étaient tirés sur le front et sur la nuque. Il me semblait que sa poitrine se soulevait, que son écharpe bougeait. On me donna son alliance que je glissai à un doigt. Ainsi, pensai-je, je serais fiancé à ma mère. Par moments je me demandais si elle était vraiment morte. Était-elle désormais du côté où nous avons tellement peur de verser, comme autrefois dans nos voitures à chevaux sur une mauvaise route ? À la lueur des bougies qui la veillaient, j'observai son visage. D'un côté, avec la lèvre supérieure rentrée, le nez aux ailes pincées et une orbite profonde meurtrie, déjà noirâtre, une paupière de poupée aux cils collés, il me semblait d'une étrangère, tandis que de l'autre, il reflétait la sérénité. Je la revis à une année de distance, une fois où, dominée par une déchéance physique qu'elle ne pouvait plus cacher, toute droite devant moi, comme soumise enfin à la loi qui nous régit de naître, de vieillir et de nous en aller, elle s'était déjà sentie sur le point de partir. Elle n'était plus et le savait. D'un regard qu'elle eut pour moi, elle me signifia qu'elle ne regrettait rien de rien. Quand elle avait trahi son mari pour l'instituteur, elle cherchait l'amour, et celui qu'elle avait eu pour moi, le dernier, le vrai. C'était une âme cruelle que la fatalité d'épouser d'abord un gendarme, ancien cuirassier à queue de cheval, n'avait pas soumise. Pendant quinze ans elle avait dissimulé sa déception à ce moment où rien n'était possible pour une femme, sauf si on avait suivi des études et si on pouvait partir, partir, partir, aller ailleurs. Comment suivre des études quand on a des parents illettrés et qu'on est une femme, à la fin du siècle dernier ? Seule une Louise Colet pouvait s'en tirer, ou une Florence Lacaze. D'abord ne pas naître dans une petite ferme de la Mitidja, mais en France chez des bourgeois, aller au collège, passer le baccalauréat, être bien tournée, chanter peut-être ? Séduire un roi des chemins de fer américains ? Devenir la maîtresse d'un homme plus important encore et âgé, fréquenter des gens d'esprit, habiter Paris, se mêler à la société des artistes, intriguer, et, à la longue, et à condition d'avoir plus de talent que de beauté, se laisser courtiser, ouvrir son lit à ceux qui pouvaient vous aider à vous hisser dans la hiérarchie. Avec Flaubert qui, homme de taille et chaud lapin, se montrait d'une certaine rudesse de caractère, même Louise Colet crut s'être trompée. À son gré, Flaubert n'était pas assez connu. Il lui fallut encore Musset, Vigny, beaucoup d'autres. Elle croyait à ses poèmes à elle, des poèmes de ce temps-là, à la noix. Sa gloire, et elle était loin de s'en douter, devait être les lettres de Flaubert qu'elle avait eu si souvent envie de détruire et sans quoi elle ne serait rien. Ma pauvre mère n'eut qu'un instituteur sans avenir, dans un bled reculé d'Algérie. Sa gloire fut le péché, et sa consolation, son illusion d'avoir donné naissance à un phénix. Je n'avais que mon ardeur à devenir quelqu'un, mais quoi, mais qui ? D'abord elle se vit peut-être mère d'un chanoine. Qui sait ? d'un évêque, d'un prédicateur, puis d'un officier subalterne, sous-lieutenant, qui se compromettait dans un mariage banal, devenait enfin aviateur, et à présent... À chacune de mes visites, âme flottant dans une enveloppe qu'on craignait de percer en la touchant, elle retrouvait un semblant de vie. Née sous le soleil, elle pour qui le soleil était tout, elle se gardait de lui. Je vis 1à un appel du gouffre. Pourtant, à ses côtés, battait un instant le frêle espoir d'une guérison, et cependant, au médecin qui la soignait, j'avais demandé de ne pas prolonger sa vie si elle endurait de ces souffrances qui, par moments, semblaient atroces.

On me dit qu'à l'hôpital elle avait reçu la visite de l'aumônier. Elle lui avait dit qu'elle se sentait incapable de se confesser mais recevrait volontiers ce qu'on appelait jadis l'extrême-onction et qui portait un nom plus rassurant : le sacrement des malades. Après quoi, une sorte de grâce l'envahit. Comme un lion repu à côté de sa proie à demi-dévorée, le mal l'avait laissée en repos. Le lendemain, elle s'affaiblissait encore et mourait. J'aurais voulu une douleur à l'égal de ce que j'éprouvais, et je me sentais le cœur sec.

Cette nuit-là, à côté d'elle, c'était moi qui ne dormais pas. On nous avait laissés seuls pour ce dernier tête-à-tête et une grande part de moi s'en allait. Le vent s'était levé, la mer devait battre les rochers, une chaise craquait et je sursautais, croyant que c'était elle qui avait bougé, que je pouvais encore lui parler, qu'elle vivait. Je regardais son visage à la lumière des bougies, symbole de nos âmes si faciles à éteindre, il me semblait qu'elle souriait, qu'elle me pardonnait mes infidélités, qu'elle savait enfin, là où elle était, que les fils naissent pour le tourment des mères.

Comme on ne se chauffe jamais en Algérie, même en plein hiver où on allume parfois un réchaud à pétrole, le froid me forçait de temps en temps à me lever. Louise veillait dans la cuisine, avec ses sœurs accourues pour la circonstance, mon frère René nous rejoignait. Je me réchauffais, fumais une cigarette, Louise faisait du café, ouvrait un tiroir sur de misérables trésors : des boucles d'oreilles qu'enfant j'appelais des petites lanternes à cause de leur forme, une boucle de ceinture en argent, des riens. Elle avait demandé qu'on s'épargne la dépense d'un faire-part dans les journaux, pensant qu'elle comptait si peu qu'il n'était pas utile de signaler sa disparition. Je revenais près d'elle, je la regardais. Le premier mort que j'avais vu, ç'avait été sa propre mère, à la ferme de Sidi-Moussa, quand le supérieur du séminaire, M. Payen, m'avait appelé de son doigt crochu, et que Hayek m'avait conduit dans l'auto de louage. Puis mon père, mais aime-t-on un père, surtout quand il est fauteur de péchés ? Puis mon frère Robert, puis des camarades, dans une aviation où il suffisait d'une tempête ou d'une erreur de navigation pour vous tuer. Quant aux morts de la guerre, ils étaient à part, en quelque sorte, les fameux missing, les manquants. Que de missing dans nos rangs ! Comme si, en ayant assez de nous, ils nous avaient joué une mauvaise farce, à moins qu'ils aient été abattus par des canons ou un chasseur, ou concassés dans une collision ; on ne savait pas non plus si, grâce à leur parachute et à notre fameuse boîte d'évasion, ils n'allaient pas revenir, ça s'était vu, après un petit tour en Hollande. Un espoir planait, les missing n'étaient pas forcément morts. Ma mère, je la voyais comme un navire qui prend doucement le large vers des îles, je gardais ses pieds glacés dans mes mains, mon sang battait contre sa funeste présence, elle s'en allait sans que je puisse la retenir, je n'avais plus que le silence pour lui parler.

Les pendules, je n'osais pas les arrêter, comme c'était le rite autrefois quand il y a un défunt. La montre à mon poignet, aurais-je voulu que je n'aurais pas pu. Rien ne peut bloquer ces petites industries qu'en les cassant ou en enlevant leur pile, pareilles un peu à cette toupie sur laquelle nous tournons au milieu d'un arsenal dont nous savons tout, sauf comment c'est là et ce que ça y fabrique, et nous avec. J'avais dans la bouche le souvenir des gâteaux de patate douce à la cannelle qu'elle me portait au séminaire. J'étais déjà reclus, pour le rachat de son péché, elle s'échinait à monter la côte de Saint-Eugène avec son couffin à provisions, elle trompait le règlement qui n'autorisait le parloir que tous les quinze jours, un dimanche sur deux. Elle, c'était tous les dimanches. Si un professeur avait osé le lui rappeler, elle aurait baissé les yeux, pleuré peut-être. Chez nous, on n'embrassait pas mais on ne pleurait pas non plus. Mon père voulait qu'on soit de vrais barbares. Ce n'était pas son genre à elle, civilisée. Elle prétendait que les enfants ont besoin d'amour. "De coups de pied au cul", disait mon père. Lui-même avait été élevé à la façon des Prussiens et s'en faisait gloire, le pauvre homme, à cause de Hayek élevé en douceur pour ne recevoir de sa femme qu'humiliations, parfois même des baffes.

Ma mère venait tous les dimanches, et plus souvent encore quand on allait chanter à Notre-Dame d'Afrique ou à la cathédrale, elle était là pour voir son Jules adoré, son petit salaud d'ange branleur qui se croyait en faute lui aussi à cause de sa mère. Tout juste si le Supérieur ne nous invitait pas à gronder nos mères ou à les dénoncer. Le dimanche où on ne m'appelait pas au parloir, j'étais tout attrapé, déçu, fait comme un rat. Ma mère, ma mère ! En ce temps-là, je n'avais pas le cœur capable d'éclater pour elle ; les lazaristes nous répétaient que nous devions d'abord aimer Dieu. Dieu ? Mais c'était qui ? Le Christ mort sur la croix était son fils, mais le Père où était-il ? Comment était-il ? Nous étions comme les disciples, un bout de temps après la résurrection, quand le Christ leur apparaît et qu'ils se trouvent tout couillons, ne sachant quoi dire quand il leur parle de la vérité, de la voie à suivre. "Quelle voie ? demandent-ils. Seigneur, montre-nous où devons aller ?" Et lui, frappé de leur peu de subtilité, leur répète qu'il est la vie, que là où il va ils seront à leur tour, et ces imbéciles essayent de s'y retrouver et de conclure une sorte de pacte avec lui le Ressuscité, est-ce qu'on ressuscitait sur terre quand on était mort ? On avait bien vu pour Lazare ; il avait fini par mourir pour de vrai. Ils lui disaient : "bon, n'en parlons plus. Montre-nous le Père, ça nous suffira". Ou quelque chose comme ça. Si vous ne me croyez pas, lisez l'évangile selon Saint-Jean, chapitre quatorze, versets un à douze.

Ainsi, pendant tout le séminaire, je ne me suis posé aucune question sur Dieu. Dieu, c'était Dieu, fallait pas chercher à savoir. Ça ne me tourmentait pas, ça ne m'intéressait même pas tellement. Le Christ nous ressemblait, ça, je comprenais. Et on aurait voulu que je devienne membre du clergé, que je parle de Dieu à mes chers compatriotes d'Algérie tellement plus concernés par le soleil, les bains de mer, la mouna et les femmes ? Quant aux Arabes qui prétendaient que Dieu, c'était Allah, ils n'avaient qu'un tort : exister, alors qu'on était si heureux sans eux, sauf pour avoir des petits cireurs, des mauresques ou des serviteurs comme Meftah.

En cette nuit qui s'achevait sur les fenêtres brouillées, de quoi ne m'accusais-je pas, près de ma mère endormie ? C'est une nuit qui a compté, j'y suis encore. Je vois briller le baudrier d'Orion, je cherche d'autres étoiles familières, Sirius, Véga, Altaïr, plus resplendissantes qu'au-dessus de l'Europe, on aurait dit que le vent qui soufflait les bousculait. Une faible lumière derrière les persiennes, c'est tout ce qui restait de la réalité de ma mère. Par moments, j'aurais voulu qu'elle me fasse signe, qu'elle me demande d'approcher pour recevoir sa bénédiction comme la fois où je l'avais serrée dans mes bras.

À l'aube, je cueillis quelques fleurs de l'avant-printemps dans le jardin : une jacinthe, un bouton de rose, des œillets que je mis dans ses mains. Quand on monta le cercueil, les femmes nous laissèrent. Mon frère et moi nous enveloppâmes notre mère dans un drap de lin qui avait peut-être servi jadis, il y a bien longtemps, aux impudicités de l'amour, et devenait son linceul. À côté d'elle je glissai ma dernière lettre, qu'elle n'avait pas lue. Mon frère ajouta quelque chose, je ne sais quoi, pour l'aider pendant le terrible passage, un viatique. Par moments encore je me disais : "Avons-nous raison de l'enfermer ? Ne risque-t-elle pas d'être effrayée si elle se réveille maintenant ?" Après quoi, chacun vint l'embrasser sur le front, sauf moi, car cette créature qui changeait à vue d'œil n'était plus ma mère, la femme qui m'avait donné la lumière et à qui, moi son fils, l'enlevais en rabattant le drap sur son visage. Non, non. Ma vraie mère, c'était sa jeunesse, son visage de péché.

Nous étions en mars, le ciel était clair, le vent de la mer butait sur les talus de la route, et entre les rangs de vigne foisonnait ce qu'on appelle là-bas la vinaigrette, cette verdure qui a un goût aigrelet quand on la mâche. Aux carrefours, des enfants indigènes nous tendaient des bottes d'asperges et de poireaux sauvages, si fins, si délectables. Sur les collines, par la route qu'elle avait prise trois jours plus tôt, les amandiers étaient en fleur, tout roses. Elle avait peut-être vu, en clignant des yeux, l'horizon brillant.

À Sidi-Moussa, on nous attendait. Nous allâmes d'abord à l'église où elle avait fait sa première communion et s'était mariée avec le gendarme. Nous étions peu nombreux : ce qui restait de la famille Pâris, ceux qui la connaissaient. Le curé a-t-il chanté le Requiem ou le Libera me en latin, ou les instructions de Vatican II avaient-elles déjà dévasté les traditions afin qu'il n'y ait plus de mystère pour personne avec les prières en français ? Puis ce fut le cimetière, et presque à l'entrée, presque en face de celui des Pélégri, le tombeau des Pâris où dormaient déjà ma grand-mère, mon grand-père, l'oncle Jules, mais pas Meftah, il était où, Meftah ? et avant eux les autres Pâris, du côté des hommes, de la Franche-Comté, et, du côté des femmes, de Montségur en Ariège où il y a encore des Bouychou à qui je ressemble, même tête de bois, elle avait raison, Florence. Puis la famille s'égailla chez les uns et chez les autres. Nous étions en 1951, il ne se passait rien, le drapeau français flottait à la mairie au-dessus de la devise Liberté, Égalité, Fraternité, ce qui faisait ricaner plus d'un ; certaines langues de vipère disaient que les bicots se faufilaient partout, que leurs gosses à l'école envahissaient tout : certains pessimistes ajoutaient que les bicots finiraient par nous flanquer à la porte, ce qui faisait hausser les épaules. Comme je ne connaissais plus personne, depuis le temps où je n'accompagnais plus l'oncle Jules à l'Espérance, je revins au cimetière, près du stade silencieux. Des abeilles butinaient les œillets, les roses et les soucis qui fleurissaient le tombeau en marbre gris surmonté de sa croix en granit, le vent bruissait dans les branches des arbres exotiques plantés là. Dans un mois, par bouffées, ce serait le parfum des vignes pour les colons défunts qui, autrefois, s'en grisaient. Le lieu n'était pas très beau, mais on voyait par-dessus le mur la montagne de Blida. Je me demandai même si, un jour... Ah ! mais, les places étaient chères, il n'y en avait plus tellement dans le caveau, est-ce que ma mère n'avait pas pris la dernière ? Et puis, aurais-je eu droit, moi le bâtard, à me pavaner au milieu de ces actes de naissance authentiques ?

La source de mes larmes tarie, je me sentis orphelin. On est orphelin dans le secret du cœur, quand c'est un étranger qui vous réveille dans un hôtel et n'ose pas entrer, que vous devez répondre, allumer vous-même la lumière, vous lever. À qui puis-je parler de ma mère, maintenant que mon frère René et Louise sont morts, eux, dans le Midi où, chassés d'Algérie, ils étaient, après un temps passé chez moi, allés mendier un peu de soleil, à Argelès-sur-Mer ? J'ai encore les cousines dont j'étais amoureux autrefois, je pense à elles et je me dis : "Où sont-elles dans le vaste monde ?" Et si je vous disais que je me pose à présent la même question pour ceux à qui je venais de rendre visite dans leur dormitorium et même pour ma mère chérie que je venais de déposer au milieu des fleurs, le croiriez-vous ? Où sont-ils ? Mais nous ne sommes qu'en 1951. Patience. Mal encore remis de mon passage lugubre du Père-Lachaise, où Mirande a une case à côté de Fiori l'Anisette, je me remémore, au moment où j'écris, cette autre visite à venir au cimetière de Sidi-Moussa, et une sorte de vertige me prend. La tête me tourne, je dois m'appuyer au chambranle d'une porte et, si je descends un escalier, tenir solidement la rampe. "Tiens bon !" comme on dit encore là-bas. À Vézelay, il me semble que j'ai peut-être vu pour la dernière fois le soleil se lever dans la brume puis, déjà haut, plaquer sur la basilique une gerbe de violente lumière blonde.

Comme par hasard, hier, je me suis arrêté chez le menuisier. Il était en train d'assembler des planches de chêne qui m'ont paru suspectes. Hé oui, c'était bien ça : il a été débordé cet hiver, il s'en constitue un stock qu'il m'a montré en douce, et, comme une gâterie, m'en a désigné un, superbe, pas trop orné : "Celui-là vous irait très bien, un mètre quatre-vingt-dix...", m'a-t-il lancé avec un clin d'œil. Il a fermé sa porte pour qu'on ne lui dérobe rien et nous sommes allés à l'hôtel du Morvan, tout à côté, pour nous en glisser un derrière la cravate, façon de parler parce que nous portons rarement la cravate, lui et moi. Lui, c'est toujours un Côtes-du-Rhône et moi un Aligoté pas trop frais, sinon ça casse le bouquet. Après quoi, nous avons parlé de choses et d'autres, de la girouette de la tour Saint-Pierre encore tombée, de l'horloge municipale détraquée, des gens, de notre député, du garagiste qui se débrouille drôlement, et nous nous sommes quittés. C'est un ami. Il porte un nom du pays : Rousseau, il en a vu de toutes les couleurs, il a connu Romain Rolland, mon cher Max-Pol conseiller municipal et tant d'autres. C'est un homme solide, taillé dans le dur, difficile à émouvoir comme à brouiller dans ses idées sur le monde et la façon dont nous sommes gouvernés. Tout cela pour prouver qu'il n'y a pas de hasard, qu'au moment où, au sortir d'un nouveau déjeuner de Florence Gould avec sa bande de génies, de jocrisses et de malins, je recevais un télégramme qui m'appelait au chevet de ma mère, eh bien cette visite au menuisier était dans l'ordre des choses pour conclure. Il suffit de regarder autour de soi, même à Sidi-Moussa, canton de L'Arba, ancien département d'Alger, maintenant dirigé par un préfet arabe, un ouali ou un wali, comme vous voudrez.

 

 

Avant de quitter Alger, je retournai avec mon frère 16, rue Montaigne, où son fils occuperait l'appartement. Dans le bureau de mon père l'instituteur, je fourgonnai dans les tiroirs où il casait ses bricoles, je retrouvai les alènes dont il se servait pour rapetasser ses chaussures et tout son bric-à-brac de vis, clés, verres à lunettes qu'il conservait dans des boîtes. Dire qu'il avait cherché partout sans jamais les trouver les quelques billets de mille de l'héritage de ma grand-mère que ma mère lui cachait : fixés sous le tablier de son bureau, sous ses mains en quelque sorte, ma mère me l'avait dit avec un clin d'œil. Cet argent qui n'était pas à lui et qu'il aurait voulu avoir le tourmentait ; ma mère s'ingéniait à ce qu'il ne le gaspille pas dans des folies, à une industrie nouvelle dont on lui disait monts et merveilles, genre fonds russes. Avant de monter, je m'étais arrêté dans la rue d'épiciers, de droguistes et de matelassiers, que ma mère empruntait pour aller à l'église, et une tendresse que je n'attendais plus me vint aux yeux. De son balcon, ma mère m'avait souvent guetté. Après quoi, je m'aperçus que la rampe de l'escalier, si lisse autrefois quand je la descendais sur le ventre, était devenue rugueuse, rayée et même entamée par des vandales avec des clous ou la pointe d'un couteau. À cela, est-ce bête ? je conclus qu'il ne fallait plus avoir aucun regret d'Alger. Personne ne m'y attendait plus, Louise et René habitaient à soixante kilomètres de là, il n'y avait plus que mon père l'instituteur et son fils Robert au cimetière de Saint-Eugène. Quand une ville ne compte que par le funèbre, on peut lui dire adieu. Eh bien, adieu ! Et les amours ? Mon mariage avec Mirande, d'autres rencontres furtives, il n'y en a pas eu tellement, d'amours, là. Cette fille si frêle, si facile, si discrète, tout de suite après notre arrivée en juin 1940, comme si elle avait voulu me consoler du désastre ? Pétain, de Gaulle, fidélité ou trahison, est-ce qu'on sait toujours où l'on va ? Rue d'Isly, on draguait, comme la drague qui racle éternellement le port de Bougie toujours embarbouillé, emmerdouillé des lies de la Soummam. Je veux bien que les filles d'Alger ne soient pas faciles, qu'elles soient surtout des aguicheuses, des allumeuses, après quoi elles se réfugient derrière leur vertu. Ç'aurait été triste s'il n'y avait eu que le séminaire et l'armée !

Donc, un moment vient où l'on croit en avoir fini avec une ville. Je me fis conduire à l'aérodrome de Maison-Blanche où je quittai mon frère René et Louise. J'avançai vers les terre-pleins du terrain comme si je saluais la naissance du prince qu'est le soleil du matin, si puissant, si royal là-bas. L'avion, encore une vieille ordure du JU 52, était là. Sur la piste gisait une hirondelle morte, un martinet plutôt, déjà raide, que je déposai dans l'herbe. Les moteurs grondaient déjà, l'équipage gagna ses places, le navigateur rectifia ses caps en fonction des forts vents de la météo, le mécanicien contrôla ses pressions, le pilote fit jouer ses commandes : l'avion, un cargo, transportait des caisses de matériel, j'étais le seul passager, j'éprouvai comme le besoin impie de secouer la poussière de mes souliers. Vite, embarquons !

Quand cette pauvre haridelle s'éleva, je m'installai dans le cockpit avec les camarades. La plaine où dormait ma mère s'éloigna dans la lumière. C'était comme si, à cheval, j'avais piqué une fois encore des deux, mais le JU 52, c'était une carne.

 

© Jules Roy, Mémoires barbares, Éditions Albin Michel, 1989, chapitre XIII.

 

 


 

 

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