Dans un numéro du Figaro-Magazine, l'écrivain Éric Neuhoff proposait, voici plus de trois lustres, une liste personnelle de "livres-cultes du XXe siècle".
"Ce ne sont pas forcément des best-sellers. Ils sont souvent difficiles à trouver, ou épuisés", pouvait-on lire dans l'article accompagnant le choix de l'écrivain. "L'une après l'autre, les générations les redécouvrent... Cette liste n'est pas exhaustive. À vous de la continuer".
Pas exhaustive, heureux de l'apprendre. Et moins heureux de devoir avouer que quelques-uns des titres, voire des auteurs, n'étaient jamais parvenus jusqu'à mes oreilles... Mais bon, un choix personnel vaut ce qu'il vaut : il est toujours fort instructif d'en prendre connaissance. Dans le cas qui nous occupe, il faut bien reconnaître que l'auteur a fait la part belle aux auteurs étrangers ; et davantage encore, aux livres qui ont connu une adaptation cinématographique. C'est un choix... S'agit-il, pour autant, de livres-cultes ? Chacun en décidera. En tout cas, né en 1956, Neuhoff n'a commencé à publier qu'à partir de 1982. C'est donc un "jeune"...

 

 

Paul Léautaud, Le Petit ami (1903)

[Souvenirs d'une enfance rue des Martyrs, dans les coulisses des Folies-Bergères. Les pages que Léautaud consacre à sa mère sont parmi les plus belles qu'un fils ait jamais écrites]

 

 

Paul-Jean Toulet, Mon amie Nane (1905)

[Portrait d'une courtisane pas exactement futée. Si elle n'a pas inventé la poudre, Hanaïs Dunois, que se partagent un tas d'hommes, est si attachante]

 

 

Luc Dietrich, Le bonheur des tristes (1935)

[Dietrich avait vingt-deux ans lorsqu'il sortit ce roman que Lanza del Vasto le poussa à écrire. On a rarement si bien parlé de l'enfance, de ses frayeurs, de ses enchantements, de son indifférence à l'horreur. C'est un mélange de cauchemar et d'émerveillement]

 

 

Karen Blixen, La ferme africaine (1937)

[Elle était baronne. Elle a vécu au Kenya de 1914 à 1931. Karen Blixen, à qui l'on prête désormais les traits de Meryl Streep dans 'Out of Africa', évoque ici son long séjour en Afrique, ses relations avec les indigènes, les difficultés qu'elle eut avec sa plantation de café près de Nairobi. C'est un monde qui s'enfonce, un cri paisible contre la civilisation occidentale. Il y a de la magie dans ces pages sur lesquelles flottent une étrange sérénité, un intense sentiment de perte. Le jour où il reçut le Nobel, Hemingway regretta que le prix n'ait pas été attribué à Karen Blixen. Chapeau bas.]

 

 

Kressmann Taylor, Inconnu à cette adresse (1938)

[Roman épistolaire proche de la perfection. Deux Allemands ont ouvert une galerie en Californie. L'un retourne à Munich, où il se laisse séduire par le nazisme ; l'autre est juif. Bientôt, les ponts seront coupés. La vengeance du deuxième sera diabolique]

 

 

Carson McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire (1940)

[Déjà, le titre est magnifique. Pas d'intrigue proprement dite, mais la chronique impressionniste d'une petite ville du sud des États-Unis. On sent que McCullers aime la terre entière, que sous sa plume chacun a sa chance]

 

 

Maurice Sachs, Le Sabbat (1946)

[Son nom sent le soufre. Sachs fut un sale bonhomme qui pensa s'en tirer par la littérature. La partie est du reste gagnée, puisqu'on le lit encore, même si certains préfèrent se boucher les narines]

 

 

Paul Bowles, Un thé au Sahara (1949)

[Ce qu'on aurait pu l'aimer, celui-là ! Même le film raté qu'en a tiré Bertolucci (1990) n'a pas réussi à nous le gâcher. Bowles résiste à tout, même à la mode. Le genre de livre qui donne envie de se fâcher avec ceux qui ne l'aiment pas]

 

 

Yasushi Inoué, Le fusil de chasse (1949)

[Composé de trois lettres adressées au même homme par trois femmes différentes : la fille de la maîtresse de ce dernier, sa propre fille qui était au courant de cette liaison sans en avoir jamais parlé, et la maîtresse en question. Le minimalisme porté à ses sommets. Une introduction possible à la littérature japonaise]

 

 

Paul Morand, Hécate et ses chiens (1954)

[La découverte du désir et du plaisir dans les colonies des années 20... Tout est suggéré, tout cela donne le vertige. On frôle des abîmes. Roman d'une noirceur absolue, tendu comme un arc]

 

 

Françoise Sagan, Bonjour tristesse (1954)

[Les débuts du "charmant petit monstre", selon Mauriac. Adolescente manipulatrice, accident de voiture. Ce livre tient formidablement le coup]

 

 

Kay Thompson, Éloïse (1955)

[Éloïse est insupportable. En grandissant, on imagine qu'elle sera la sœur jumelle de la Holly Golightly de Truman Capote. L'auteur a été actrice, chanteuse... et écrivain. Elle a écrit Éloïse en 1955, pendant le tournage de "Funny face" ("Drôle de frimousse"), son plus grand rôle, où elle incarne, aux côtés d'Audrey Hepburn et de Fred Astaire, la légendaire Diane Vreeland, de "Vogue", un film culte dans le monde de la mode. Éloïse est aujourd'hui célèbre dans le monde entier. Elle est devenue l'emblème de l'hôtel Plaza Athénée, à New York où le quarantième anniversaire d'une petite fille qui aura toujours six ans a été célébré en grande pompe en 1995]

 

 

Patrick Dennis, Tante Mame (1955)

[Best-seller refusé au préalable par douze éditeurs. Deux millions d'exemplaires, une pièce, un film, une comédie musicale tirés des aventures de cette extravagante New-Yorkaise prenant soin de son orphelin de neveu. Fous rires garantis]

 

 

X (Gladys Huntington ?], Madame Solario (1956)

Gros pavé romanesque à souhait, publié anonymement à Londres. Vacances en début de siècle au bord du lac de Côme. bienvenue à l'hôtel Bellevue. Les histoires d'amour tournent autour d'un militaire russe [rien à voir avec la Ernaux !], d'un jeune anglais, de la séduisante Madame Solario et de son frère, qui ont tous deux un terrible secret. Bals, bridges, promenades. Fin de saison dans un palace. Si l'auteur est véritablement G. Huntington, elle s'est suicidée trois ans après la parution de cet ouvrage]

 

 

Jean-René Huguenin, La côte sauvage (1960)

[Premier et unique roman d'un jeune homme de vingt ans qui se tua en voiture deux ans plus tard. Un frère, une sœur, l'été en Bretagne, "ballons, parasols rouges, bruits d'eau, châteaux de sable". Les garçons n'ont pas tellement envie que leur sœur épouse leur meilleur ami. Un conseil : lire ce livre à l'âge où l'auteur le publia]

 

 

Louis Pauwels - Jacques Bergier, Le matin des magiciens (1960)

[Toute une époque. But avoué : "être contemporain du futur, mesurer le phénomène humain à l'échelle du cosmique". Cinq années de recherches tous azimuts, ésotérisme et physique nucléaire, ovni et statues de l'Île de Pâques. Une somme excitante en diable, qui se vendit à un million d'exemplaires. En prime, une magnifique préface de Pauwels rendant hommage à son père mort dans ses bras en lui disant : "Il ne faut pas trop compter sur Dieu, mais peut-être que Dieu compte sur nous"]

 

 

Sylvia Plath, La cloche de détresse [The Bell Jar](1963)

[Une étudiante remporte un concours lui offrant un stage dans un magazine de mode. New-York, New-York. Les hommes à ses pieds, une jambe cassée au ski, des séjours en hôpital psychiatrique. Une ambiance terriblement fitzgéraldienne. Un matin de 1963, Sylvia Plath ouvrit le gaz. Elle avait trente-un ans. Véritable idole pour les féministes : ça n'est pas une raison pour ne pas la lire]

 

 

Pascal Jardin, La guerre à neuf ans (1971)

[Vichy vu par un gamin dont le père est directeur du cabinet de Laval. "Grâce à la guerre, j'ai débuté très petit", confie celui qui fut scénariste pour Gabin et Delon, et qu'on surnomma "Saint-Simon en culottes courtes". Dernier avertissement : "Je n'ai pas tout dit. Ce serait trop"]

 

 

Fred Uhlman, L'ami retrouvé (1971)

[Le narrateur, juif d'origine allemande, reçoit une lettre de son ancien lycée de Stuttgart et se souvient de Conrad von Hohenfels, un aristocrate avec lequel il s'était lié d'amitié. Le nazisme sépara les deux adolescents. Cependant, Conrad ne fut pas celui qu'il paraissait. Fulgurant récit à la simplicité miraculeuse. "Il entra dans ma vie en février 1932, pour ne plus jamais en sortir". Ce livre, c'est pareil]

 

 

Jean-Jacques Schul, Rose poussière (1972)

[Le premier livre de Schul, qui se vendit à deux mille exemplaires, résistera-t-il au rouleau compresseur du Goncourt (qu'il a reçu en 2000 pour son roman Ingrid Caven) ? Rose poussière marqua son temps en littérature, comme La maman et la putain put le faire au cinéma]

 

 

Norman McLean, La rivière du sixième jour (Et au milieu coule une rivière) (1976)

["Dans notre famille, nous ne faisions pas clairement la différence entre la religion et la pêche à la mouche". Unique roman de l'auteur, qui attendit d'avoir soixante-treize ans pour l'écrire. Admiré par Jim Harrison et Thomas McGuane, filmé par Robert Redford. La perte d'un frère un peu voyou sur les bords, la nature en vedette, le Montana comme si on y était. Sobre et déchirant. "Je suis hanté par les eaux", tels sont les derniers mots de ce chef-d'œuvre]

 

 

Fritz Zorn, Mars (1977)

[Le cancer comme aboutissement de la richesse, du conformisme, bref, de la Suisse. "Je suis jeune et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul". Dans cette existence protégée, la maladie se confond avec l'irruption de la vraie vie. L'auteur apprit, juste avant de mourir, à trente-deux ans, que son manuscrit venait d'être accepté. D'un culot et d'une ironie inouïs]

 

 

Peter Matthiessen, Le léopard des neiges (1978)

Après la mort de sa femme, l'auteur part pour le Dolpo à la recherche du mythique animal, s'arrête dans le monastère bouddhiste de Shey Gompa, effectue un retour sur lui-même. Le périple se transforme en quête spirituelle. Et le léopard ? "Je ne le verrai pas, parce que je ne suis pas prêt". Laisse sur place la plupart des récits de voyage]

 

 

Suzanne Lilar, La confession anonyme (1983)

[Une pianiste suédoise décrit son amour passionné pour un Italien. Rendez-vous furtifs dans la chambre 110, à Milan. Serments de ne plus se revoir. Sentiments domptés, sens quasi-religieux de l'amour physique, langue d'une pureté cristalline, janséniste. Peut-être le roman érotique le plus troublant, avec "Hécate et ses chiens", de Morand. "Il n'y a que deux manières de connaître quelqu'un à fond : faire l'amour avec lui ou le regarder mourir"]

 

 

Bernhard Schlink, Le liseur [Der Vorleser] (1995)

[À quinze ans, Michael Berg a une liaison avec une contrôleuse de tramway, Hanna Schmitz, qui a le double de son âge. Chaque fois, elle lui demande de lui faire la lecture à haute voix. Un beau jour, Hanna disparaît. Plus tard, Michael, devenu juriste stagiaire, la retrouve parmi les accusées durant un procès : Hanna était gardienne dans le camp de concentration d'Auschwitz. Au moins, le narrateur est sûr de ne jamais oublier son premier amour. Histoire vertigineuse, pleine de chausse-trapes, très habilement construite. Ce que l'Allemagne nous a envoyé de mieux depuis longtemps]

 

 

Il ne serait pas inintéressant de se reporter à une autre liste, celle des dix meilleures parutions pour la période 1900-1950 ... On n'y trouvera aucune convergence avec le choix de Neuhoff (s'agissant en tout cas de ses neuf premiers coups de cœur). Qu'on en tire la conclusion paraissant la plus pertinente...

 

 

© Le Figaro Magazine, décembre 2000

 

 

Complément : "Ils ont éclairé mon chemin"

 

Il n'est sans doute pas inintéressant de poursuivre dans la même veine en listant ci-dessous les auteurs que Louis Nucéra (1928-2000) considérait comme ses "écrivains de chevet". Dix ans après sa disparition (heurté, alors qu'il s'adonnait à sa passion de la bicyclette, par un automobiliste), des amis ont fait paraître (aux Éditions Écriture) une série de cinquante chroniques qu'il avait, au fil du temps, publiées, dans des journaux. Voici donc la liste, peut-être provisoire, de ses écrivains favoris.

 


Marcel Aymé - Marie Bashkirtseff - Emmanuel Berl - André Beucler - Antoine Blondin - Jorge Luis Borges - Alphonse Boudard - Jacques Brel - Dino Buzzati - Louis Calaferte - Henri Calet - Albert Caraco - Francis Carco - Louis-Ferdinand Céline - Blaise Cendrars - Jacques Chardonne - Charles-Albert Cingria - Emil Michel Cioran - Jean Cocteau - Arthur Conan Doyle - Alphonse Daudet -Joseph Delteil - Michel Déon - Raymond Devos - René Fallet - Romain Gary -Jean Giono - José Giovanni - Raymond Guérin - André Hardellet - Victor Hugo - Panaït Istrati - Joseph Kessel - Paul Léautaud - Jack London - Albert Londres - Guy de Maupassant - Henry Miller - Oscar Milosz - Vladimir Nabokov - Norge (Georges Mogin) - Claude Nougaro - Marcel Pagnol - Charles Péguy - Jacques Perret - Henri Pourrat - Albert Simonin - André Suarès - Alexandre Vialatte - Émile Zola.

 


 

 

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