En ce dernier dimanche d'avril, la France commémore la Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation : comme chaque année depuis 1954 (loi du 14 avril 1954, instaurée après la proposition faite par le sénateur Edmond Michelet, ancien de Dachau lui-même).
J'ai souhaité m'associer à cette journée, à ma façon, en publiant quelques pages (chapitres 1 & 5) dues à la plume inspirée du pasteur Albrecht Goes (1908-2000), extraites de son récit Unruhige Nacht (Jusqu'à l'aube) paru en Allemagne en 1950.

 

Pendant la seconde guerre mondiale, Albrecht Goes servit comme aumônier protestant (sans doute luthérien) de la Wehrmacht sur le front de l'Est. Il a rédigé, avant et après ce terrible épisode, une vingtaine d'ouvrages. Mais il ne sera question ici que de son "Unruhige Nacht" (titre qui peut s'opposer au fameux "Stille Nacht". Exactement : nuit sans repos, paru en français sous le titre "Jusqu'à l'aube"). C'est le récit, en dix chapitres relativement courts, de vingt-quatre heures de sa vie, en octobre 1942, débutant par une petite escapade dans la campagne entourant Winnitza, où il se trouve cantonné, afin de s'évader un peu des soucis de son ministère et de goûter "l'éclat de l'automne ukrainien", tandis que ses pas le conduisent sur la rive du fleuve local (le Boug méridional). De retour à la caserne, il est à la limite de recevoir une admonestation, laquelle est évitée parce que le système a besoin de lui de toute urgence : on l'attend à Proskurow pour assister un condamné à mort.

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 Ici, quelques précisions sont d'emblée nécessaires : Winnitza se situe, en gros entre Kiev (à 260 km au nord) et Odessa (au sud). Et Proskurow est à quelque 200 kilomètres de là, à l'ouest. Toutes ces cités faisant partie de l'Ukraine occidentale. Par ailleurs, il est question d'un condamné à mort : j'ai lu quelque part que ce récit montrerait "l'horreur absurde d'un régime qui broie tout". Alors, disons tout de suite que dans n'importe quelle armée au monde, les actes reprochés au condamné (on y reviendra) eussent entraîné, à cette époque, comparution devant le poteau d'exécution. Par ailleurs, il se trouve que les deux villes citées avaient eu au moment du récit, leur content d'horreurs : d'une part dans les années 37-38, par le biais des grandes "purges" staliniennes, et d'autre part parce qu'elles venaient d'être le sanglant théâtre de l'exécution, sommaire, dite "Shoa par balles", de dizaines et de dizaines de milliers de juifs (Ce que le récit de Goes n'escamote pas : "Malgré les efforts pour tenir tout cela secret, on finissait par savoir qu'on avait fait mourir les pensionnaires des asiles d'aliénés. Quant aux massacres des Juifs, en dehors de ceux qui y avaient été directement mêlés, les uns ou les autres en savaient tout de même assez pour que cela devînt intolérable"). Et n'oublions pas de mentionner que derrière les "valeureuses armées soviétiques" se tenaient des centaines de commissaires politiques (Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev fut l'un d'eux) exécutant sans état d'âme tout soldat qui hésitait à avancer...
À côté de ces indicibles abominations, la vérité tragique oblige à reconnaître que la mort d'un déserteur, régulièrement passé devant une cour martiale, est hélas peu de chose.
 
 
Mais revenons au récit du pasteur, dont on mesure d'emblée le caractère peu doué pour l'esprit militaire : "je m'étais surpris à scander quelques vers d'Homère"... Car le vrai sujet de l'ouvrage, c'est que la folle aventure hitlérienne ne réussira jamais à abolir la tradition allemande nourrie de culture hellénique et de christianisme. Et ce n'est pas pour rien que dans "Jusqu'à l'aube", où les allusions humanistes sont légion, le Figaro de Mozart répond au Fidelio de Beethoven.
Et ce récit, on va le voir, oppose des rencontres lumineuses à une horreur douloureusement ressentie par l'homme d'église : parce qu'il y a différents types d'hommes et qu'en quelque sorte chacun, de sa place décide de ce qu'il est et gouverne.
Parvenu donc à Proskurow, le pasteur est mis en présence de l'épouvantable commandant de la place, le dénommé Kartuschke. "Ce Kartuschke, qu'est-ce qu'il pouvait bien faire dans le civil, jadis, avant tout ceci ? Il m'emmena dans son bureau, m'offrit de prendre place d'un geste que j'ignorai délibérément, et continua :
- Et puis, hein, pas de fausse charité chrétienne. Un déserteur ; douze balles dans la peau. Pas d'histoires. La parole est aux actes. Dans cette bagarre, où ça cogne dur, le Führer ne peut pas se permettre de tolérer ces espèces de couilles molles".
Puis il demande à être logé, et se rend ensuite à la prison, où l'attendent une douzaine de détenus ; détail amusant destiné à introduire un peu de fantaisie dans l'immense gravité du récit, l'un d'eux est emprisonné pour avoir attrapé une chtouille et même plus, dans quelque bordel militaire - mais surtout pour avoir dissimulé son mal aux autorités ! Et le pasteur, au milieu de ces hommes, officie : "J'enchaînai, et prononçai les quelques mots que j'avais préparés chemin faisant. Je rappelai le passage des Actes des Apôtres où il est dit : 'Vers le milieu de la nuit Paul et Silas, étant en prières, chantaient les louanges de Dieu, et les prisonniers les écoutaient'. Commenter un tel message, ce n'est point une tâche sans péril, quel que soit le lieu ou l'heure. Mais ici le dédale des mots est plus traître encore. Il ne faut pas que la moindre fausse note m'échappe, que je me laisse entraîner. Il s'agit de leur faire sentir que les circonstances, leur sort même, ont un sens profond ; il faut que le chant de louanges dans la nuit leur apparaisse comme un don qui leur est fait. Pour finir nous chantâmes un cantique, puis un autre. Et la conversation s'engagea d'elle-même. Je m'assis sur le banc à côté d'eux..."
De retour au Foyer de la Wehrmacht, il apprend que malheureusement, il lui faudra partager sa chambre avec un aviateur, le capitaine Brentano. Les deux hommes sympathisent avant que Brentano sollicite du pasteur l'autorisation de faire venir sa fiancée, l'infirmière Mélanie. Le récit de leur dernière nuit d'amour - car l'on pressent, et l'intéressé, le premier le sait, que l'ordre de mission de Brentano vers Stalingrad presque reconquise sera aussi le terme de sa jeune vie - pourrait être l'objet de remarques graveleuses. Rien de tout cela, ici, comme si le temps avait suspendu son vol ("Les deux n'avaient certes pas prévu que cela se passerait ainsi : qu'il leur faudrait, à trois pas d'un inconnu, sans aucune séparation, célébrer leurs noces, leur adieu, et déjà presque la mort"), cependant que l'aumônier prenait la mesure de l'épais dossier du condamné.
"Fedor Baranowski : la langue a son mystère, et les noms leur magie. Ce nom d'un soldat, ce nom qu'une heure plus tôt je ne connaissais pas encore, ce nom déjà presque effacé et qui resterait ignoré : derrière lui surgissait un autre nom dont il était comme l'écho, un nom ineffaçable, horrible et sacré : Fedor Dostoïevski. Celui-ci, au dernier moment, la vie l'avait arraché à l'échafaud. Mais le peloton... ne le manquerait pas, celui-là". La lecture du dossier apprend que le jeune Fedor, âgé de vingt-deux ans, était né "de père inconnu" en Pologne occidentale ; que sa mère l'avait rapidement délaissé, et qu'il s'était retrouvé à Dantzig (voyez des cartes d'avant-guerre). De ce fait, il parlait, outre l'allemand, le polonais et le russe. Et avait acquis le grade de sergent. Blessé au combat, il fut affecté aux cuisines, et se vit confier le soin du ravitaillement. Ainsi fréquenta-t-il les marchés, et la population locale. Il rencontra une jeune veuve, Ljuba, prit soin d'elle et de son enfant, et en retour reçut tout l'amour qu'il n'avait jamais connu dans son enfance. Il en vint à abandonner son cantonnement, à se réfugier dans les bois avec ce foyer improvisé. L'armée l'avait plus ou moins oublié, jusqu'au jour où une rafle le découvrit au milieu de partisans ukrainiens...
Très tôt le matin, le pasteur quitte la chambre pour aller assister au réveil du condamné, avec qui il passera, en tête à tête, l'ultime heure. "Je prononce les paroles de la confession et la promesse d'absolution. Comme là-bas, dans mon village, à Pâques ; comme à l'hôpital, près du lit des mourants. Il répète avec moi les mots du Notre Père, lentement et avec hésitation. Mais le Verbe est là, gardien vigilant de l'éternité. Rien qui détourne notre attention. Et même lorsque j'entends quelque part au-dehors sonner cinq heures, et que je pense tu n'entendras pas sonner six heures, même alors rien ne vient entamer le sentiment que cette heure nous appartient".
Et Baranowski est ensuite remis à ceux qui le prendront en charge jusqu'au peloton : même à ce moment, le pasteur note des attitudes d'humanité, si l'on peut utiliser ce terme.
Et c'est maintenant qu'il va se retrouver avec un "confrère", avec qui il va immédiatement sympathiser : le capitaine Ernst [la rencontre est détaillée ci-dessous, dans le chapitre 5]. Il découvre qu'il s'agit d'un pasteur, comme lui, horrifié parce qu'on vient de le désigner pour commander le peloton. Mais qui l'a ainsi désigné ? Le sinistre commandant Kartuschke ! Et c'est là qu'on touche à l’innommable : Kartuschke est, ou a été pasteur, lui aussi ! Il a jadis prononcé ses vœux !
Ce que Goes veut nous dire, encore une fois, c'est que partout, en toutes situations, il y a des salauds qui ne méritent pas de vivre, et des personnes qui, par leur attitude, donnent du sens à l'humanité.
L'heure blême est venue. "Je m'étais mis du côté des officiers, mais je n'avais pas fait attention à eux. Aussi sursautai-je lorsque j'entendis près de moi la voix de Kartuschke, qui déchirait l'air matinal comme un couteau. Et c'est à moi qu'elle en avait, cette voix ; elle disait :
- Monsieur l'Aumônier militaire a la parole.
Je sentis une centaine de paires d'yeux se diriger sur moi. Mais je ne pensais qu'à celui dont le regard était masqué par le bandeau blanc. J'allai vers Baranowski ; une fois tout près de lui, je dis à voix basse, afin que lui seul m'entendît :
- Ne pense plus que ceci : Seigneur, je remets mon âme entre tes mains. Tu m'as délivré, Seigneur ; tu ne me quittes pas.
Lui :
- Voudriez-vous me donner encore une fois la main ?
Maladroitement, n'ayant même pas le sens obscur que développent les aveugles, il tâtonnait en cherchant ma main. Je serrai la sienne, d'un geste ferme et calme. C'était bien ainsi. J'étais ici pour servir l'Évangile ; ma place était aux côtés du vaincu de la vie. La vérité de l'Évangile est la folie du monde, son ironie, sa fureur. C'était là mon témoignage. Puis je me retirai. J'étais arrivé à mi-chemin lorsque les détonations retentirent. Le capitaine Ernst avait donné l'ordre d'un geste.
Baranowski était tombé la face en avant. Le médecin-chef, un petit homme menu, que je n'avais pas encore remarqué (il n'avait pas l'air particulièrement ravi de faire son métier dans ce genre de circonstances) s'avança jusqu'au poteau, tâta le pouls, toucha les paupières du doigt, sortit sa montre, revint vers le groupe d'officiers et rendit compte à Kartuschke d'une voix rauque :
- Le décès est intervenu à cinq heures cinquante-sept".

Le pasteur était venu en voiture : il repart en avion, ayant rencontré par hasard un pilote connu de lui, et assez effronté pour l'interpeller en anglais, puis en italien ! "Un noble cœur d'incroyant. Nous nous étions liés rapidement ; nous avions en commun l'amour de la musique, la haine de Hitler et de sa clique". Et là, sur l'aérodrome, il croise une dernière fois le regard de Brentano : "sa noblesse d'allure, son aisance, la lumière du matin éclairant les approches de la mort".
Et dans le ciel, le pasteur médite, une dernière fois : "Je songeai à la légende des champs catalauniques : les âmes des guerriers morts poursuivaient-elles leur âpre combat dans les régions de l'espace ? En bas, là d'où je venais, là où j'allais retourner, en bas, là-bas, combien de temps encore allait durer cette bataille confuse et indécise ? Combien de temps durera encore le règne des Kartuschke ? Les coupables meurent dans l'innocence ; ceux qui méditent gardent les yeux ouverts, et se tourmentent jusqu'à l'aube".

 

 

Chapitre 1

 

La saison avait été belle et chaude. Pourtant, de tout le mois de septembre, je n'avais pas quitté la ville, moi qui aimais tant me promener par les champs et par les bois. C'est qu'on se laisse prendre par le service quotidien : l'hôpital militaire, les cantonnements, où m'appelait ma mission d'aumônier militaire. Et la prison. Et le cimetière de la Wehrmacht, qu'on avait aménagé en juillet 1941 lors des combats autour de Winnitza, combats qui avaient été brefs et violents. Depuis quinze mois, le cimetière n'avait cessé de s'étendre effroyablement. Et maintenant, voici que, pour la seconde fois, les fleurs de l'automne se fanaient sur les tombes. Si je voulais apercevoir encore l'éclat de l'automne ukrainien, il n'y avait plus de temps à perdre. Dans ce pays, il arrive que l'hiver commence fin octobre.

Non, je n'allais pas laisser passer sans en profiter cette journée d'octobre, ce jour d'un bleu intense, ce jour de vent. Bien sûr, c'était là une optique de civil. Pour un militaire, il est inconvenant de vouloir errer par des chemins, à travers les champs de tournesols, de marcher vers les feux de fanes allumés dans la campagne, de regarder la lumière s'étendre sur la terre sombre, de laisser s'écouler une heure de silence sur la rive du Bug.

Un soldat, un vrai, cela fait ses heures de service ; le soir, on va au cinéma ; après avoir bu de la vodka et passé un moment chez les filles, on rentre. Décidément, ni de cette façon-là, ni d'ailleurs d'une autre, jamais je ne serai un bon soldat.

- Incurable. On ne fera jamais rien de vous, m'avait dit l'autre jour le médecin-major Dold, quand je lui avais avoué qu'un soir, marchant à grands pas dans l'allée, je m'étais surpris à scander quelques vers d'Homère.

Tant pis. En cette journée aux nuages rapides et bas, à la forte odeur d'automne et de glèbe, j'allais m'assurer de quelques heures à moi ; une portion de vie bien employée ; un peu de temps digne d'un homme. Et comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, je ferais bien de commencer par là. L'heure du repas, c'est midi et demi ; et le repas, chez les Prussiens, c'est encore du service. À la popote des officiers, on reste à table une demi-heure. On se tient de son mieux. Une fois qu'on y est, on a de nouveau l'impression d'être bouclé. Si je dispose de ma matinée, c'est toujours cela de pris, et qu'on ne m'enlèvera plus.

D'ailleurs, à l'hôpital, il n'y avait pas grand-chose qui dût requérir ma présence. Le ventre, celui qu'ils avaient amené hier au soir, l'infirmière de nuit m'avait téléphoné qu'il était mort ce matin à cinq heures trente. J'avais encore été le voir pendant la nuit ; mais le transport l'avait mis mal en point, et c'est. à peine s'il était conscient. À ce propos, qu'on me pardonne : je m'aperçois que je parle comme à l'hôpital, où l'on désigne les blessés par le nom de leur blessure : la "cuisse", le "poumon". On dit : "l'ulcère du 26, à la diète". C'est là un langage affreux, et je voudrais l'éviter. Donc, cet homme, qui avait une balle dans le ventre, un Westphalien blond, était mort. Cet après-midi, il serait bien temps de s'occuper de son livret militaire, de rechercher l'adresse de sa famille, et d'écrire une de ces lettres de condoléances qui font partie de l'exercice de ma fonction.

Cela pouvait attendre mon retour. La chaussée n'était plus pavée. Sitôt passée la sucrerie, qui était en bordure de l'agglomération, on était en pleine campagne. Là, plus rien pour vous accrocher : plus de misère, de carreaux cassés, de décombres, de sordides haillons ; le monde était intact, tel qu'il avait été conçu à la Création : grand, beau. À perte de vue les labours, la terre d'un brun sombre, avec des reflets violets. Devant moi le fleuve, comme une lisière de lumière ; tout juste une ample courbe de la rive ; à peine un roseau, parfois un saule. De l'autre côté une hauteur, avec la vieille église du couvent et ses clochers bulbeux, comme une surprenante végétation. Pour le moment, ils étincelaient dans le soleil du matin, une splendeur d'or pâle.

Je marchais vite, comme s'il s'était agi d'enlever l'horizon au pas de charge. Pas un bruit à la ronde, rien que le souffle puissant du vent ; pas une rumeur humaine, si ce n'est que je parlais tout seul, loin de tout témoin : je saluais l'automne, je saluais la liberté. Sans doute cette liberté, cette solitude en pleine campagne n'était pas tout à fait sans risques. Je ne l'ignorais pas. Il n'était pas recommandé d'aller se promener tout seul. Depuis qu'on s'était mis à appliquer sans restrictions la politique d'exploitation forcée des terres, depuis que les discours vantant la libération du sol russe s'étaient révélés n'être que mensonges et phrases creuses, il y avait des partisans. De mois en mois ils avaient accru leur activité. Dans les hôpitaux de l'arrière, nous en savions quelque chose ; il ne se passait pas de semaine qu'on ne nous amenât des soldats qui avaient reçu des coups de feu.

Après tout, je suis en train de me promener ; je veux marcher dans ce vent. Non, je ne vais pas encore faire demi-tour. J'irai jusqu'au champ de tournesols là-bas, puis j'obliquerai à droite jusqu'au fleuve, et je rentrerai en suivant les bords du Bug.

Bien sûr, en mon absence, il va encore être arrivé quelque chose. On m'aura cherché un peu partout. Qu'ils me cherchent ! J'arrive ; oui, j'arrive. Ne vous impatientez pas : le prisonnier est bien dressé ; il regagne tout seul sa cellule.

Quelle heure ? Il va être onze heures et demie. J'aurai tout juste le temps de passer par la prison, et de m'informer de l'affaire Rothweiler. Le capitaine Rothweiler nous avait été amené la veille dans l'après-midi après une tentative de suicide ; il s'était ouvert les veines du poignet. Quatre semaines auparavant il avait été arrêté ; on le soupçonnait de s'être infligé une mutilation volontaire. Je le croyais innocent, et je pensais avoir de bonnes raisons pour cela. Mais avec cette nouvelle histoire, il paraissait s'accuser lui-même ; il avait fait tout ce qu'il fallait pour n'avoir plus aucun espoir de réhabilitation. Il ne faut pas rater un suicide ; on ne s'attire que des ennuis, ou pire. C'est la guerre. On n'a pas le droit de vivre à sa guise. Mourir à sa guise, encore moins.

Voilà le fleuve. Des oies et des canards sauvages nagent à ma rencontre ; les petites vagues se crêtent d'argent. Et ce vent humide ; tout cela, c'est beau ; c'est la paix. Non, je ne vais pas réintégrer ma prison. Non, pas encore. Le mess des officiers, tout à l'heure, ce sera bien une vraie prison. Je passe d'abord par l'hôpital. Je franchis le seuil à midi quinze, juste comme l'ophtalmologiste sort de son pavillon ; il me souhaite bon appétit.

Le sous-officier de service m'adresse la parole.

- Monsieur l'aumônier est prié de passer tout de suite au bureau de l'adjudant.

Le bureau était devant moi, un peu sur le côté. Je n'avais pas eu le temps d'atteindre la porte que déjà l'adjudant Hirzel en sortait ; il avait sûrement guetté mon retour. Il me dit, avec une nuance de reproche dans la voix :

- Monsieur l'aumônier, voilà un bon moment qu'on vous cherche.

"Bien sûr, me disais-je, moitié riant sous cape et moitié furieux. On ne peut même pas s'appartenir pendant une demi-journée". Je lui demande :

- Qu'est-ce que c'est ?

- Tenez, un message de Proskurow.

- Qu'est-ce qu'ils veulent encore, ceux-là ?

- Ça a l'air urgent. Nous avons dû répondre pour vous que c'était d'accord.

Je lis le message : "La Kommandantur de Proskurow vous prie lui envoyer votre aumônier militaire protestant. Indispensable arriver au plus tard mercredi dix-sept heures. Se présenter au 3me bureau. Kommandantur Proskurow mettra votre disposition voiture liaison pour voyage aller. Retour prévu pour jeudi".

Mercredi, c'est aujourd'hui.

- Nous avons donné votre accord. La voiture de Proskurow est en route. Vous partirez à quatorze heures. Comme ça, vous arriverez à temps.

- Oui, oui.

Je n'écoutais qu'à moitié. Le 3me Bureau ? C'est la Justice militaire. Je savais ce que voulait dire cet appel : on avait besoin de moi pour assister à l'exécution d'une sentence du Conseil de guerre.

- Merci, adjudant ; d'accord comme ça, dis-je encore. Avez-vous prévenu le chef ?

- Oui, il est passé ici tout à l'heure.

- Bien.

- Bon appétit, monsieur l'aumônier.

- Merci, vous aussi.

Je montai rapidement l'escalier et, sans passer par ma chambre, je me précipitai au mess, dans l'espoir d'arriver avant le médecin-major. Mais on était déjà à table. Je marmonnai une excuse.

Le chef leva la tête de sur son assiette :

- Hirzel a fini par vous joindre ?

- Oui, monsieur le major, je viens de le voir.

- Oui. Ça ne sera pas drôle.

- C'est bien ce que je pense. Quoique je ne comprenne pas très bien. Il y a pourtant des aumôniers à Proskurow.

- Je ne comprends pas non plus. Hirzel a essayé de téléphoner. Je n'ai pas pu obtenir la communication. Après tout, vous verrez bien.

La suite du repas se passa dans le silence, comme d'habitude. Klaus, mon collègue catholique, avec qui j'aurais volontiers échangé quelques mots, était assis trop loin de moi, dans cette communauté de douze hommes. Mon voisin de table, le médecin Jessen, avait été appelé par téléphone à son pavillon tout de suite après le potage.

Le café était servi sur deux tables rondes dans la véranda qui prolongeait la salle à manger. Là, on avait le droit de fumer ; et quelquefois on essayait d'avoir une conversation. Aujourd'hui, je ne pouvais pas m'attarder ; si on passait me prendre à quatorze heures, donc d'ici une heure, il fallait que je me dépêche de préparer mes bagages.

- Je vous prie de m'excuser, mon colonel.

Le chef se leva ; il me tendit, comme il avait l'habitude de le faire, deux doigts de sa main menue, me regarda de ses yeux mi-clos, et me dit :

- Bien du plaisir.

Puis il se détourna, et avec des mouvements de rhumatisant il alla vers la table où le café était versé dans les tasses.

Une heure quinze. Dans ma chambre, je trouve du courrier ; enfin une présence humaine dans l'inhumanité de ce jour et de ce lieu. Sans les ouvrir, je mets les lettres dans ma serviette. Ce n'est pas le moment de lire, de sourire, d'être avec ceux que l'on aime.

Je décroche le téléphone.

- Passez-moi le secrétariat.

- Ici le secrétariat. Caporal Weik. J'écoute.

- Bonjour, Weik. Écoutez-moi, il faut que j'aie très vite mon ordre de mission.

- Il est signé, mais je ne peux pas vous le monter, je suis seul au bureau.

- Bon, j'y vais.

Aller chercher l'ordre de mission ; aller chercher les vivres de route : du pain, du saindoux, des saucisses en conserve, un rouleau de pastilles pour la soif. Tous ces gestes s'accomplissent automatiquement ; comme une immense bobine qui se dévide. Combien de fois déjà, combien de fois encore ? Pendant que, les vivres à la main, je parcours l'un des interminables couloirs, j'ai comme une vision d'effroi depuis mille jours, voyons, que je fasse le compte : oui, vraiment, depuis mille jours, c'est ainsi que cela se passe. Ici, derrière ces portes, des hommes sont allongés, ils gémissent, ils aiment, ils meurent. On écrit des lettres, on joue aux échecs, aux dames, aux cartes. On fait des piqûres : Eubasine, Cardiasol ; des intraveineuses, des sous-cutanées. On établit des tours de départ en congé, on n'en tient pas compte. On boit, on fume, on dit des jurons. On rédige des rapports médicaux "Troubles circulatoires, décès à zéro heure ; destinataire : Inspection générale du Service de Santé". Des listes : listes d'entrée, listes de sortie ; le prêt ; les états de matériel. Du papier, du papier, une tour de Babel. Parfois une infirmière traverse la salle. Il y en a une qui porte deux alliances à la main droite ; elle est toute jeune et très belle. Seigneur, une femme, un être humain !

Qu'est-ce que j'ai encore à faire ? Surtout, qu'est-ce qu'il faut que j'emporte ? Pyjama, du linge propre, la Bible, de la lecture, des objets du culte, deux cierges. Des cigarettes. Bien sûr, des cigarettes ; on verra bien à quoi elles serviront. Déjà le téléphone sonne :

- Monsieur l'aumônier ? La voiture de Proskurow est là.

Vite, je frappe à la porte de Klaus. Il n'est pas dans sa chambre. Sans doute la partie d'échecs du chirurgien ; après le déjeuner on n'y coupe pas. Dommage ; j'aurais voulu, avant de me mettre en route, échanger quelques paroles avec un homme qui sait ce qui vous attend quand on va assister à une exécution. Car c'est bien de cela qu'il s'agit ; je ne me fais plus d'illusions.

Et, pour la seconde fois en ce jour, je traversai ce paysage, cette fois à toute allure, en tressautant sur le pavé. En quelques minutes nous avions laissé derrière nous Winnitza et les horizons familiers. Nous roulâmes une bonne heure sans voir une seule maison ; de temps à autre, en plein champ, une immense grange. Des tournesols à n'en plus finir, par milliards, qui promettaient un océan d'huile dorée.

Mon chauffeur militaire, un vieux, était un gars de Hambourg aux larges épaules. J'aurais volontiers engagé la conversation. Mais il répondait par monosyllabes, et avec mauvaise humeur. Il n'avait pas l'air content de la balade. Elle lui avait sans doute fait manquer un rendez-vous. Peut-être aussi, tout simplement, qu'il a pris une mentalité de vieux rengagé, qui fait tout et rien : tout, parce qu'on le lui commande, et rien, parce que rien ne l'intéresse.

De la route, on apercevait au loin la citadelle des Turcs. J'en avais entendu parler ; j'avais lu ce qu'on en disait ; elle se dressait là comme un puissant bastion de l'histoire du Moyen Âge, un témoignage émouvant de ce monde étrange qu'évoque pour nous le nom du Prince Eugène. Elle n'était pas sur notre trajet même, mais à guère plus de cinq kilomètres de là. Je proposai au chauffeur de faire le crochet pour y aller jeter un coup d'œil ; mais, de toute évidence, il ne voulait rien savoir. Il regardait sans cesse son bracelet-montre, parlait vaguement du mauvais état des routes, invoquait le libellé de son ordre de mission m'amener à la Kommandantur "par les voies les plus directes".

Tant pis. Selon toute vraisemblance, je n'aurai plus jamais l'occasion d'y aller. Ce sont des choses qui arrivent ; plus tard, on tombe sur une description détaillée, et on se dit : oui, un jour, c'était en octobre 42, je suis passé tout près de là en voiture. C'est ça, la guerre. Quand on est transféré du front Est sur le front Ouest, il peut arriver qu'on traverse sa petite ville, et on n'a pas le droit de descendre du train. On est à la portière du wagon ; on regarde ; le balcon de la maison passe juste dans le champ visuel. Si on a de la chance, la femme est en train de mettre le linge à sécher, et on aperçoit sa robe rouge et ses cheveux noirs.

Je me plonge dans mes réflexions et, sans m'en être rendu compte, déjà on roule entre les maisons.

- On est arrivés, dit le chauffeur, sans même tourner la tête vers moi.

Je lui donne le bakchich traditionnel, quelques cigarettes ; il remercie avec indifférence et, sans mot dire, m'ouvre la portière.

 

 

Chapitre 5

 

- Monsieur le Pasteur ?

- Oui.

- Je suis le capitaine Ernst.

- Bonsoir, monsieur Ernst.

En le saluant ainsi, je retrouvais l'avantage, le bienfait de ma fonction, qui me mettait à même de m'adresser à la plupart des commandants d'unité comme un civil parle à un civil. Au fond, je n'étais pas intégré à la hiérarchie du commandement ; nous avions à peu près l'équivalence avec les commandants, et nous appartenions à un univers à part. Pour Hitler, le secours spirituel en campagne était un accessoire superflu ; plusieurs fois il fut sur le point de le supprimer purement et simplement. L'institution en elle-même n'avait guère d'importance ; mais chacun de ceux qui étaient investis de cette charge avait des possibilités qui n'étaient pas négligeables.

- Je suis commandant de compagnie dans un bataillon de pionniers ; la Kommandantur nous a chargés de fournir pour demain matin le peloton d'exécution n° 110 ; j'ai moi-même été désigné pour commander ce peloton.

- Triste mission.

- Je suppose que nous n'avons ni l'un ni l'autre à nous féliciter, mon... cher collègue.

- Comment cela ? Vous êtes...

- Oui, je suis pasteur. Dans un village près de Soest. Je... pardonnez-moi, mon cher frère, mais cette mission est au-dessus de mes forces.

Il s'arrêta, et pendant quelque temps nous marchâmes en silence l'un à côté de l'autre. Je ne pouvais voir le visage de cet homme ; seule sa voix venait jusqu'à moi, s'adressait à moi. Il avait une douzaine d'années de plus que moi, peut-être quinze. Il appartenait à une génération qui avait fait la guerre de 14. Il avait quelque peine à se tenir droit. Il s'arrêta.

- Je ne peux pas.

C'était la conclusion d'un long débat intérieur, épuisant et pénible.

- Tout ça, c'est fait exprès. C'est encore une méchanceté du commandant Kartuschke.

- Le commandant vous en veut particulièrement ?

Le capitaine Ernst se rapprocha de moi, baissa la voix et répondit :

- Nous nous connaissons, Kartuschke et moi. Nous nous connaissons même très bien. Pour mon malheur, puis-je dire. Il y a vingt-deux ans, en 1920 exactement, Kartuschke et moi nous vivions dans la même maison : il était mon vicaire.

- Ce n'est pas possible ? Kartuschke, lui, un théologien ?

De stupeur, j'avais sursauté, et élevé la voix.

- Pas si fort, mon cher confrère, le vent a des oreilles. Cela n'a pas duré longtemps ; un ou deux ans, pas davantage. C'était un malentendu ; il s'en est vite aperçu de lui-même. Il s'est orienté autrement. Je crois qu'il a fait un peu tous les métiers. Je l'avais perdu de vue. Et puis, en 33, à l'arrivée de Hitler, Kartuschke a de nouveau fait son apparition. Vous connaissez cela. Le serviteur de l'Église s'en va, l'espion de l'Église arrive. Cruelle époque. Nous avons été soulagés, deux ans plus tard, lorsque le service militaire obligatoire fut rétabli. Kartuschke avait enfin trouvé l'occasion d'employer ses talents. Maintenant, le voilà commandant. Pour ma part, je n'y vois pas d'inconvénient. Mais qui aurait pu penser qu'un jour je le retrouverais, et dans de telles circonstances ; qui aurait pu penser que la vie lui donnerait l'occasion de me mettre à la torture ?

Après un silence, il ajouta :

- Cet après-midi, j'ai essayé une fois encore de me décharger de cette mission. Kartuschke n'était pas là. Ou, plus vraisemblablement, il a fait dire qu'il n'était pas là. Je ne m'humilierai pas. Ah ! je me rends bien compte combien cela peut l'amuser de me faire cela, à moi. Voyez-vous, mon frère, j'ai des enfants. Vous aussi, vous avez des enfants ? Oui. Alors, vous me comprenez. Non, je ne peux pas.

Encore un silence.

- Vous ne dites rien ?

- Je n'en reviens pas de penser que Kartuschke a prononcé les vœux que nous-mêmes...

- Mon cher frère, pardonnez-moi de vous interrompre. Ne parlons plus de Kartuschke. Qu'allons nous faire ? Demain, je vais commander : "Feu !" Vous, vous aurez préparé le condamné ; moi, je lui donnerai le coup de grâce. Nous mangeons le pain de Hitler, nous marchons à ses flûtes.

- Vous me mettez dans une étrange situation. Ou plutôt, c'est la vie qui me met dans cette situation. C'est à moi de vous dire d'être demain à votre poste. C'est à moi, en quelque sorte, de vous donner une bonne conscience dans l'accomplissement d'une affreuse mission. Que voulez-vous que je vous dise ? Voulez-vous que je vous dise : si, vous, mon frère Ernst, vous n'exécutez pas l'ordre, vous savez que cela ne sauvera pas Baranowski ; il faudra qu'il y passe quand même ; et vous, vous serez cassé de votre grade. Avez-vous le droit de vouloir cela ? Le seul résultat : dans cette abominable guerre, un officier humain de moins, un officier inhumain de plus. Car, vous ne vous faites pas d'illusions, on vous remplacera sans difficulté ; des officiers, on en trouve comme des carottes au marché. Ou bien dois-je vous rappeler les paroles d'un certain Martin Luther, qui, voici quatre cents ans, a posé la question : un homme de guerre peut-il être en état de grâce ? et qui a répondu : oui.

- Oui, je sais : faire le mal, pour éviter le pire ; c'est bien cela ? La mission du glaive est la mission de l'ordre. Mais voulez-vous me dire quel est l'ordre que nous défendons dans cette guerre ? L'ordre des cimetières. Et le dernier cimetière, le plus vaste, c'est nous qui en serons les occupants. À supposer que nous survivions, on nous demandera : vous, qu'avez-vous fait pendant ce temps ? Nous viendrons dire : quant à nous, nous ne sommes responsables de rien ; nous n'avons fait qu'exécuter les ordres que nous avons reçus. Je les vois d'ici, mon cher frère, les acceptants en foule, qui, ce jour-là, se laveront les mains dans l'onde d'innocence. Il faudra un grand essuie-main pour tant de mains à sécher ; oui, un essuie-main grand comme un linceul. Non ; sérieusement, ce que je voulais vous demander : pensez-vous que nous valons mieux que Kartuschke et ses semblables ; ne sommes-nous pas pires qu'eux, nous qui sommes conscients de ce que nous faisons ?

Nous avions dépassé la grand-place, nous étions arrivés à une promenade plantée d'arbres, nous avions fait plusieurs fois le tour du rond-point. De temps à autre Ernst s'arrêtait, il se penchait en avant, comme si, dans cette odeur de nuit d'octobre, ce souffle humide, il se raccrochait au réel ; comme s'il se cramponnait à ce qu'il nous restait de vrai et de bon. Soudain il parut évoquer autre chose, et il me demanda :

- Vous êtes musicien ?

- Oui, bien sûr.

- Vous aimez Fidelio ?

- Et comment ! Je ne peux faire un pas dans mes prisons sans que me revienne à l'esprit le passage "Respirer librement..."

- Eh bien, comparez : l'Allemagne de Fidelio ; l'Allemagne de 1942...

- Cher monsieur, Fidelio n'appartient pas à un seul peuple. Il n'appartenait pas davantage aux marchands viennois de l'époque. Fidelio appartient à l'esprit éternel, et sa patrie n'est pas de ce monde.

- Oui, bien sûr ; mais tout de même : nous aimons cette musique ; c'est elle qui retentit à nos oreilles, et à ce moment précis nous allons faire ce que nous appelons notre devoir ; nous nous empressons d'exécuter les ordres reçus. Vous, vous apporterez l'apaisement des paroles consolatrices, comme on donne un cachet d'aspirine ; et moi, un peu plus rudement, je lui logerai dans la tête douze balles, consolatrices elles aussi, et définitivement.

- Mon cher frère Ernst, j'irai demain matin à quatre heures dans la cellule de Baranowski, et je lui donnerai, non pas un cachet d'aspirine, mais le pain et le vin de Christ, et vous savez que ce n'est pas tout à fait la même chose.

- Oui, bien sûr, bien sûr. Pardonnez-moi, ne faites pas attention si, dans mon désarroi, je dis des bêtises. Mais dites-moi ce que vous en pensez : vous ne trouvez pas cela criant d'iniquité ? Nous deux, serviteurs de la parole de Dieu, dans nos costumes de sinistre mascarade, l'insigne de l'assassinat brodé sur notre vareuse, nous marchons par les rues obscures d'une ville russe, et demain matin nous allons tuer un homme dans la force de l'âge.

Une bourrasque ne me permit pas d'entendre si sa phrase s'achevait là. J'attendis d'être à l'abri des maisons, et je dis :

- Vous m'avez demandé tout à l'heure en quoi nous nous distinguons de Kartuschke et de ses semblables. Vous me demandiez ce qu'il fallait faire. Peut-être la seule différence est-elle qu'à aucun moment nous n'approuvons ce qui est mal. La vérité, l'amère vérité, c'est que nous sommes complices ; le sabbat des sorcières nous trouvera tous coupables ; tous tant que nous sommes. Baranowski non plus n'est pas innocent. Il n'est pas un aumônier britannique qui hésiterait à accompagner jusqu'au bout un déserteur qui va être fusillé. Notre péché, c'est de vivre. Il n'y a plus qu'à vivre avec ce péché. Un jour viendra où tout cela appartiendra au passé : tout, Hitler, la guerre ; ce jour-là, nous aurons une autre tâche, et nous nous en acquitterons de notre mieux. Il s'agira alors de donner leur sens à toutes ces choses, à cette guerre. Il ne sera pas question de haïr la guerre. La haine, si l'on peut dire, est encore un sentiment positif. Il faudra dépouiller la guerre de sa magie. Il faudra faire pénétrer dans la conscience des hommes combien ce métier est banal, combien il est sale. Que l'Iliade soit toujours l'Iliade ! que le chant des Nibelungen reste ce qu'il est ! Mais nous, il nous faut savoir qu'il est plus honorable de servir avec la pelle et la pioche que de faire la chasse aux décorations. La guerre ? Il faudra faire comprendre que la guerre, c'est la puanteur des pieds, c'est le pus et l'excrément. Après-demain, ils le sauront tous, et ils ne l'oublieront pas de quelques années. Mais laissez passer dix ans, et vous verrez les anciens mythes qui repousseront, comme les pissenlits et les boutons-d'or refleurissent dans la prairie. C'est à ce moment-là qu'il nous faudra nous lever de bon matin, comme le paysan qui va faucher son pré.

- Vous voilà arrivé chez vous. Je vous remercie, mon cher frère. Apportez à ce pauvre garçon la consolation dernière, et priez pour moi.

- Pour nous, voulez-vous dire.

- Au revoir. Je crois qu'il ne serait pas de circonstance de nous souhaiter l'un l'autre bonne nuit.

Nous nous serrâmes la main, avec un signe de tête. Le capitaine Ernst se détourna pour partir. Mon regard le suivit. Un peu courbé en avant, il marchait comme sous le poids d'un fardeau. Ce n'est qu'alors que je compris ce que voulait dire son "au revoir" : il avait décidé d'accomplir la mission dont on l'avait chargé.

 

 

© in Albrecht Goes, Jusqu'à l'aube, parution en français, 1952, chez Albin-Michel

 

 

La parution originelle de Jusqu'à l'aube, chez Albin-Michel, avait été effectuée sous une couverture illustrée par le célèbre cliché du "Fusillé souriant" - qui comme on le sait, fut un simulacre d'exécution.

 

 

194410 georges blind

 

 

ANNEXE  - Un peu de lexicométrie : brèves notations à partir de l’index hiérarchique de "Jusqu'à l'aube"

 

* Il y a, en réalité, dans le texte d'Albrecht Goes, deux condamnés à mort : tous deux très jeunes, tous deux aimant une femme dont il est en retour aimé. Amours que la guerre a condamnés. L'un des deux, le sergent Fedor Baranowski, meurt sous les balles du peloton dans le récit même, la mort de l'autre dans l'enfer de Stalingrad - le capitaine Brentano, dont on ne connaîtra pas le prénom - est annoncée comme inéluctable (mort, 28 occurrences, 5e position, cercueil, 7).
La mort l'emporte sur la vie (24 occurrences).

* Globalement, nous avons dans "Jusqu'à l'aube" :
- MOTS-OUTILS (13 236 dont 312 différents);
- AUTRES MOTS (9 119 dont 3602 différents);
- Et 2 234 hapax.

* La guerre est une affaire d'hommes (en dépit de la lumineuse figure de Mélanie [présente 15 fois], à laquelle vient se joindre l'allusion à Ljuba [12]) : femme(s) : 10 [mère : 6 ; filles : 7] vs homme(s) : 46 [père : 6].
Apparemment, les enfants (16 occ.) souffrent davantage de la guerre que les femmes.

* Le temps (heure(s) : 70 occurrences, temps : 33, nuit : 36) charpente tout le récit, dont la figure centrale demeure Baranowski (66 occurrences), contre 25 à Brentano.

* Comme on pouvait s'y attendre, la guerre vient en 3e position : 36 occurrences [guerriers, 1], militaire, 27, Kommandatur, 10, Wehrmacht, 10, Hitler, 10, sergent, 8, unité, front, colonel et gendarme(s) 7 ; Armes, 6 ; Troupe, bataillon, 3 ; caporal, garnison, uniforme, commandants, 2.
Quant à la paix, elle ne récolte que 10 occurrences... Et pourtant l'amour (8 occurrences) l'emporte sur la haine (3 occurrences), et vivre (6) l'emporte sur mourir (4). Mais la noirceur du récit se révèle dans l'opposition jour (17) & lumière (9) vs nuit (36), sombre (5) & obscures (2).

* En quatrième position, nous trouvons pasteur et capitaine (33 occurrences), égalité qui paraît révéler l'ambiguïté de la position des hommes d'église au sein de l'armée, ambiguïté soulignée par l'équivalence numérique (11 occurrences) entre Dieu, aumônier et soldat.

* Sur l'énonciation :
- Indices personnels : il s'agit bien d'un récit, dans lequel le pasteur s'implique personnellement : 444 il 432 je (+ 154 j' + 139 me + 71 m' + 94 moi) 242 vous 163 nous (+ 18 notre , et 6, nos) 10 tu (pour la plupart, paroles rituelles chrétiennes - jamais en tutoyant en face un interlocuteur).
- Indices temporels (il faudrait aussi étudier l'alternance imparfait/passé simple) : nuit (36) heure(s) : 70 temps 33 moment 32 matin 31 demain 22 hier 8.
- Les lieux : 14 Proskurow, Winnitza, 8, 4 : Stalingrad

* Les allusions à la culture, qui permet de s'évader de la barbarie :
- Homère
- l'Évangile, bien sûr
- L'évocation des Champs Catalauniques
- Le poète allemand Matthias Claudius
- Beethoven et Fidelio
- Mozart et Figaro
- Goethe et sa Campagne de France
- Clémens Brentano et le Chant du Destin
- Dostoïevski

 

 


 

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