Une nouvelle étude tirée des Humanités-Hatier, qui pourra intéresser élèves de 1es-Terminales... et leurs enseignants.

 

Étudier dans cette page de Madame Bovary les sentiments de l'héroïne et l'art avec lequel Flaubert a su les exprimer.

 

"Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l'horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu'à elle, vers quel rivage il la mènerait, s'il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d'angoisses ou plein de félicités jusqu'aux sabords. Mais, chaque matin, à son réveil, elle l'espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s'étonnait qu'il ne vînt pas; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain.

Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières chaleurs, quand les poiriers fleurirent. Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d'octobre, pensant que le marquis d'Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s'écoula sans lettres ni visites.

Après l'ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença.

Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file toujours pareilles, innombrables, et n’apportant rien ! Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à l’infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu ! L’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée.

Elle abandonna la musique, pourquoi jouer ? qui l’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? À quoi bon ? La couture l’irritait.

— J’ai tout lu, se disait-elle.

Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber".

 

Gustave Flaubert – Madame Bovary (1857), 1e partie, chapitre IX.

 

 

Situer le passage :

 

Madame Bovary dont le caractère romanesque a été exalté par les illusions de la littérature romantique, n'a pas trouvé dans la réalité du mariage la satisfaction de ses rêves.

Un bal auquel elle a été invitée, à la Vaubyessard, chez le marquis d'Andervilliers, n'a fait que lui rendre encore plus insupportable sa vie ordinaire. Elle est de plus en plus déçue par la médiocrité de Charles Bovary. La première partie du roman s'achève sur la désillusion du mariage et Flaubert y analyse le morne ennui dont souffre Emma. Ce sentiment qui aura pour sa destinée de graves conséquences, nous permettra de nous demander dans quelle mesure

- il est une séquelle de l'état d'âme romantique

- il reflète le caractère de l'auteur, expliquant qu'il puisse dire : "Madame Bovary, c'est moi" ;

- il est lié à un caractère plus universel de l'âme humaine, qu'on retrouverait dans vingt villages chez d'autres Emma, et même chez tous les hommes, de l'époque de Sénèque comme de Sartre, un aspect de notre nature.

 

Composition du passage :

 

Cette page qui n'est qu'une partie de la peinture de l'ennui qui pèse sur Madame Bovary, mais aussi sur toute la petite ville de Tostes, se développe avec une sorte d'implacable logique.

C'est d'abord l'attente vaine d'un événement qui survienne dans la solitude de sa vie.

Puis c'est la monotonie du cycle des saisons et des jours qui se succèdent toujours pareils.

Alors Emma en conclut à l'absurdité de son existence.

Enfin, c'est le renoncement à tout divertissement qui aurait pu donner un but à sa vie.

 

 

ANALYSE DES SENTIMENTS

 

1. L'attente d'un événement.

 

Cette attente (dont l'imparfait exprime le caractère durable) a quelque chose d'irraisonné, mais de profond ; c'est un besoin de tout son être.

Sa cause est le sentiment de la solitude morale d'une âme en détresse, l'attente angoissée d'un secours. Cette impression de solitude est essentielle. Elle l'éprouve parce qu'elle n'a pas rencontré "l'âme sœur" avec laquelle elle pourrait communier.

C'est aussi le sentiment du héros romantique : de René, celui de Vigny, lui-même solitaire comme son Moïse, de Lamartine (L'Isolement).

C'est le sentiment moderne de l'incommunicabilité des êtres, même dans l'amour (cf. Malraux, La Condition humaine).

Cette attente est sans but précis, et indifférente à la nature de l'événement, voire même à son caractère heureux ou malheureux. Et par là l'héroïne est, d'avance, prête à l'aventure qui la conduira à sa perte.

Une telle attente fait évidemment songer aussi à René, à ses incertitudes : "Je me mis à sonder mon cœur, à me demander ce que je désirais. Je ne le savais pas... Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence". Elle se retrouve chez Baudelaire, que Flaubert admire pour avoir si bien compris l'ennui et qui souhaite n'importe quoi, mais du nouveau :


"Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !"

Bien que la forme en soit différente par son optimisme, c'est, chez Giono (Que ma joie demeure), l'état d'âme de Jourdan qui attend, comme un messie, un être qui transformera sa vie : "Depuis longtemps il attendait la venue d'un homme. Il ne savait pas qui. Il ne savait pas d'où il viendrait. Il ne savait pas s'il viendrait. Il le désirait seulement".

C'est donc bien un sentiment largement humain, mais que Flaubert avait éprouvé surtout après la déception de sa Tentation de Saint Antoine, attendant d'un voyage en Orient, ou d'une autre œuvre, quelle qu'elle fût, la satisfaction qu'il n'avait pas rencontrée.

Quant aux formes que prend cette attente au cours de la journée : l'espoir, l'attente vaine, la désillusion, puis l'espoir reporté au lendemain, elle est d'une psychologie dont chacun peut reconnaître la justesse, même l'enfant qui aurait éprouvé dans l'ennui des jours monotones l'attente de ce qui en modifiera le cours.

 

2. Le cycle monotone des saisons et des jours.

 

Flaubert évoque la succession des saisons (le printemps reparut), des mois, des semaines, puis des jours, avec l'impression de leur écoulement uniforme (s'écoula ; la série des mêmes journées recommença).

L'effet en est toutefois marqué par une progression : avec le retour du printemps (que Flaubert reprend comme point de départ, en employant le passé défini après l'imparfait), Emma attend sans doute que pour elle, comme pour la nature, la série des heures sombres fasse place à une renaissance de la vie. Le trouble physiologique qu'elle éprouve (les étouffements aux premières chaleurs) traduit peut-être l'attente inconsciente de son corps.

Puis c'est l'approche de l'anniversaire du bal qui fixe un nouveau jalon dans cette espérance irrationnelle d'une sorte de miracle renouvelé. L'attente est rendue par la façon naïve de compter sur ses doigts les semaines qui la séparent de la date fatidique.

Puis c'est le vide que cette déception provoque, car Emma n'a plus aucun terme à fixer à son attente.

Baudelaire a lui aussi exprimé cette monotonie des heures qui s'écoulent et le spleen qui envahit l'âme au retour des saisons :


"Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand, sous les lourds flocons des neigeuses années,
L'ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité".

(Spleen).

 

3. Le sentiment de l'absurdité de son existence.

 

Voilà la conclusion qu'elle tire de cette déception. Le donc est à la fois la constatation de cette monotonie (se suivre - à la file - toujours pareilles - innombrables), désormais irrémédiable (maintenant), mais aussi l'expression d'un sentiment de révolte, avec une nuance de jalousie à l'égard des autres. Son ennui prend pour elle une signification métaphysique, un caractère existentiel. Cette révolte naît de l'impression que seule sa propre destinée est en butte à cette médiocrité, à cette existence absurde - et que toute son existence y est condamnée (les autres ... mais pour elle ... ; Dieu l'avait voulu. L'avenir ... tout noir ; sa porte bien fermée).

Comme prisonnière, elle étouffe en sentant qu'aucun espoir ne lui est plus permis.

C'est une attitude fréquente chez les romantiques de se croire victimes d'une destinée plus malheureuse que celle des autres, ou de souffrir plus que les autres parce que la réalité oppose ses limites à leur aspiration à l'infini. Mais n'était-ce pas déjà le sentiment exprimé par Lucrèce : "Omnia semper eadem" ?

En tout cas Flaubert a lui-même ressenti ce découragement, doutant de son avenir. Selon Thibaudet (p. 58), Madame Bovary serait un peu le fruit des jours d'ennui, au cours du voyage en Orient. "Les temples, dit Du Camp, lui paraissent toujours les mêmes, les paysages toujours semblables, les mosquées toujours pareilles". Ventrée d'embêtement qui va se tourner en la chair et le sang de Madame Bovary. Et à L. Bouilhet, il écrivait : "Je me demande d'où vient le dégoût profond que j'ai à l'idée de me remuer pour faire parler de moi".

Mais cet état d'esprit est-il si éloigné de l'impression de nausée qu'éprouve Roquentin, ou du sentiment de l'absurde que suggère à Camus la répétition quotidienne d'une activité sans but ?

 

4. Et c'est le renoncement à toutes les formes du divertissement auxquelles son éducation aurait pu préparer Emma.

 

Ces arts d'agrément pour demoiselles de pensionnat, la musique, le dessin, la tapisserie, la couture, la lecture. Tout cela pourrait bien lui donner un but, lui faire oublier le vide de son existence (puisqu'elle ne se résout pas à trouver dans son foyer le sens de sa vie). Mais pour elle ces velléités n'offriraient d'intérêt que si elles lui procuraient les jouissances du succès et l'ambiance de la vie mondaine. Aussi retombe-t-elle dans l'inaction, blasée, et le "à quoi bon ?" répété traduit la vanité de toute chose, l'échec de tous ses rêves - ou la disponibilité pour n'importe quelle issue.

C'est l'expression qu'on trouve dans une lettre de Flaubert qui, de Damas, parlant des quatre premiers mois de son voyage écrivait : "Je voyais tout à travers le voile d'ennui dont cette déception (sa Tentation de Saint Antoine qui l'avait déçu comme le mariage avait déçu Emma) m'avait enveloppé, et je me répétais l'inepte parole que tu m'envoies : "À quoi bon ?"

Baudelaire cherchait un remède à son spleen dans toutes les formes décevantes des paradis artificiels, mais trouvait du moins dans l'art un but digne de lui, en attendant la mort. Mallarmé dira aussi son désenchantement : "La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres" (Brise marine). Mais ils trouvent dans l'art leur salut, et c'est par là aussi que Flaubert, tout en partageant les dégoûts et les ennuis de son héroïne, atteindra les satisfactions dont Emma n'était pas capable.

 

 

L'ART DE FLAUBERT

 

L'art de Flaubert, indépendamment de la justesse de l'observation psychologique, est dans le style. Pur styliste, on sait qu'il aurait voulu faire une œuvre sur rien, pour le style seulement.

Ici le premier paragraphe nous fait sentir la présence de l'écrivain. Bien que, sur les conseils de ses amis, il se soit imposé une limite aux floraisons d'images du style baroque de la Tentation, il appartient incontestablement à la race des grands créateurs d'images et les siennes sont presque toujours visuelles. "Je crois que ma Bovary va aller, écrit-il, mais je suis gêné par le sens métaphorique qui décidément me domine trop ; je suis dévoré de comparaisons comme on l'est de poux, et je ne passe mon temps qu'à les écraser, mes phrases en grouillent".

Dans ce texte, l'image est développée avec une insistance qui pourrait lui nuire, si sa justesse ne permettait de mêler si longuement le sens propre et le sens figuré. L'impression de solitude, l'attente d'un secours comparable celui que le naufragé peut espérer pour ne pas sombrer dans l'ennui, l serait excessif de prêter à Emma elle-même cette représentation de ce qu'elle éprouve, mais la comparaison n'en est pas moins heureuse.

L'incertitude sur la nature de l'événement, ou de l'embarcation, celle de la direction qu'elle prendrait, le mélange des termes moraux (angoisses, félicités) aux termes de marine (sabords), soulignent davantage le procédé (Mallarmé, dans Brise marine, évoque aussi le steamer qui l'emportera.)

Pourtant Flaubert n'abuse pas trop des comparaisons et celle de l'avenir à "un corridor tout noir, et qui avait au fond une porte bien fermée", qu'on retrouve dans sa correspondance, est expressive et originale à la fois.

Au reste il n'était pas superflu d'introduire quelques images pour exprimer la platitude de l'existence d'Emma.

Cette monotonie, Flaubert nous la suggère par le rythme de sa phrase. On sait avec quel soin il veillait à la longueur et aux coupes de ses phrases qu'il faisait passer par son "gueuloir".

Ici la plupart des phrases sont d'un rythme lent, régulier. Les notations, généralement courtes, se succèdent sans heurt. Lorsque la phrase est plus longue (Mais chaque matin, à son réveil...) c'est pour résumer en une même phrase l'écoulement d'une journée et en faire sentir la longueur ; le cercle sans fin renouvelé progresse en un rythme ternaire. La coupe lui sert à briser la période oratoire. Une autre phrase longue, dans le dernier paragraphe, offre le contraste des premières notations un peu heurtées et des deux groupes (de sentir à extase) qui suggèrent par leur aisance et leur sonorité le frissonnement de l'assemblée.

Mais Flaubert a recours à un autre procédé de style pour nous mettre plus directement dans l'âme de son héroïne, comme s'il s'effaçait : c'est le discours indirect qu'il utilise librement pour rapporter les réflexions désabusées d'Emma. Ce monologue intérieur aboutit même à une forme plus directe : "J'ai tout lu, se disait-elle". Sur cette forme particulière de l'emploi de l'imparfait (qui lui est si coutumier que Proust l'appelait l'éternel imparfait), A. Thibaudet note : "La force de ces imparfaits de discours indirect consiste à exprimer la liaison entre le dehors et le dedans. Ils sont une façon de transporter dans le roman impersonnel le style et l'esprit de la première personne, de donner, devant le personnage, à l'auteur et au lecteur, le minimum d'existence".

 

 

CONCLUSION

 

L'importance du passage est de nous éclairer sur l'état d'âme d'Emma dont dépend sa destinée ultérieure. Il est bien évident que c'est par cet état d'insatisfaction, en face de la réalité, d'une âme qui aspire à l'exaltation des passions, que Madame Bovary est l'expression d'une des tendances fondamentales de Flaubert. La médiocrité du monde, des mœurs bourgeoises dont la bêtise le révolte, produit en lui le même effet que le médiocre Charles Bovary sur Emma.

Cependant cet ennui, cette désillusion, c'est toute une attitude de l'être humain en face de l'existence. Et sans doute la génération romantique, de René à Baudelaire, pouvait être portée à ressentir cet ennui. Mais de Lucrèce à Sartre et Camus, tant d'autres ont exprimé cet état d'âme que la vérité de l'héroïne de Flaubert prend une dimension bien plus vaste et par là, à nous en tenir à cet aspect de son caractère, partout il se trouve des lecteurs qui pourraient à leur tour s'écrier : "Madame Bovary, c'est moi !"

 

 

© Explication de texte de Pierre Cuénat, professeur agrégé des Lettres, Les Humanités, librairie Hatier, avril 1972