"Il suffit d'un professeur - un seul !" et le destin tout tracé d'un "mauvais élève" peut être bouleversé. Daniel Pennac nous administre, dans ce texte, une belle leçon d'optimisme !

 

[Je fus un mauvais élève, et Maman ne s'en est jamais tout à fait remise]

 

 

Très tôt, mon avenir lui parut si compromis qu'elle ne fut jamais tout à fait rassurée de mon présent. N'étant pas destiné à devenir, je ne lui paraissais pas armé pour durer. J'étais son enfant précaire. Elle me savait pourtant tiré d'affaire depuis ce mois de septembre 1969 où j'entrai dans ma première clase en qualité de professeur. Mais pendant les décennies qui suivirent (c'est-à-dire pendant la durée de ma vie adulte), son inquiétude résista secrètement à toutes les "preuves de réussite" que lui apportaient mes coups de téléphone, mes lettres, mes visites, la parution de mes livres, les articles de journaux ou mes passages chez Pivot. Ni la stabilité de ma vie professionnelle, ni la reconnaissance de mon travail littéraire, rien de ce qu'elle entendait dire de moi par des tiers ou qu'elle pouvait lire dans la presse ne la rassurait tout à fait. Certes, elle se réjouissait de mes succès, en parlait avec ses amis, convenait que mon père, mort avant de les connaître, en aurait été heureux mais, dans le secret de son cœur demeurait l'anxiété qu'avait fait naître à jamais le mauvais élève du commencement. Ainsi s'exprimait son amour de mère ; quand je la taquinais sur les délices de l'inquiétude maternelle, elle répondait joliment par une blague à la Woody Allen:

- Que veux-tu, toutes les Juives ne sont pas mères, mais toutes les mères sont juives.

Et, aujourd'hui que ma vieille mère juive n'est plus tout à fait dans le présent, c'est de nouveau cette inquiétude qu'expriment ses yeux quand ils se posent sur son petit dernier de soixante ans. Une inquiétude qui aurait perdu de son intensité, une anxiété fossile, qui n'est plus que l'habitude d'elle-même, mais qui demeure suffisamment vivace pour que Maman me demande, sa main posée sur la mienne, au moment où je la quitte:

- Tu as un appartement, à Paris ?

 

 

Donc, j'étais un mauvais élève. Chaque soir de mon enfance, je rentrais à la maison poursuivi par l'école. Mes carnets disaient la réprobation de mes maîtres. Quand je n'étais pas le dernier de ma classe, 'est que j'en étais l'avant-dernier (Champagne !) Fermé à l'arithmétique d'abord, aux mathématiques ensuite, profondément dysorthographique, rétif à la mémorisation des dates et à la localisation des lieux géographiques, inapte à l'apprentissage des langues étrangères, réputé paresseux (leçons non apprises, travail non fait), je rapportais à la maison des résultats pitoyables que ne rachetaient ni la musique, ni le sport, ni d'ailleurs aucune activité parascolaire.

- Tu comprends ? Est-ce que seulement tu comprends ce que je t'explique ?

Je ne comprenais pas. Cette inaptitude à comprendre remontait si loin dans mon enfance que la famille avait imaginé une légende pour en dater les origines : mon apprentissage de l'alphabet. J'ai toujours entendu dire qu'il m'avait fallu une année entière pour retenir la lettre a. La lettre a, en un an. Le désert de mon ignorance commençait au-delà de l'infranchissable b.

- Pas de panique, dans vingt-six ans il possédera parfaitement son alphabet.

Ainsi ironisait mon père pour distraire ses propres craintes. Bien des années plus tard, comme je redoublais ma terminale à la poursuite d'un baccalauréat qui m'échappait obstinément, il aura cette formule :

- Ne t'inquiète pas, même pour le bac on finit par acquérir des automatismes...

Ou, en septembre 1968, ma licence de lettres enfin en poche :

- Il t'aura fallu une révolution pour la licence, doit-on craindre une guerre mondiale pour l'agrégation ?

Cela dit sans méchanceté particulière. C'était notre forme de connivence. Nous avons assez vite choisi de sourire, mon père et moi. Mais revenons à mes débuts. Dernier-né d'une fratrie de quatre, j'étais un cas d'espèce. Mes parents n'avaient pas eu l'occasion de s'entraîner avec mes aînés, dont la scolarité, pour n'être pas exceptionnellement brillante, s'était déroulée sans heurt.

J'étais un objet de stupeur, et de stupeur constante car les années passaient sans apporter la moindre amélioration à mon état d'hébétude scolaire. "Les bras m'en tombent", "Je n'en reviens pas", me sont des exclamations familières, associées à des regards d'adulte où je vois bien que mon incapacité à assimiler quoi que ce soit creuse un abîme d'incrédulité.

Apparemment, tout le monde comprenait plus vite que moi.

- Tu es complètement bouché !

Un après-midi de l'année du bac (une des années bac). mon père me donnant un cours de trigonométrie dans la pièce qui nous servait de bibliothèque, notre chien se coucha en douce sur le lit, derrière nous. Repéré, il fut sèchement viré :

- Dehors, le chien, dans ton fauteuil !

Cinq minutes plus tard, le chien était de nouveau sur le lit. Il avait juste pris le soin d'aller chercher la vieille couverture qui protégeait son fauteuil et de se coucher sur elle. Admiration générale, bien sûr, et justifiée : qu'un animal pût associer une interdiction à l'idée abstraite de propreté et en tirer la conclusion qu'il fallait faire son lit pour jouir de la compagnie des maîtres, chapeau, évidemment, un authentique raisonnement ! Ce fut un sujet de conversation familiale qui traversa les âges. Personnellement, j'en tirai l'enseignement que même le chien de la maison pigeait plus vite que moi. Je crois bien lui avoir murmuré à l'oreille :

- Demain, c'est toi qui vas au bahut, lèche-cul.

 

 

Aucun avenir. Des enfants qui ne deviendront pas. Des enfants désespérants. Écolier, puis collégien, puis lycéen, j'y croyais dur comme fer moi aussi à cette existence sans avenir. C'est même la toute première chose dont un mauvais élève se persuade.

- Avec des notes pareilles qu'est-ce que tu peux espérer ?

- Tu t'imagines que tu vas passer en sixième (En cinquième, en quatrième, en troisième, en seconde, en première ... ) ?

- Combien de chances, au bac, d'après vous, faites-moi plaisir, calculez vos chances vous-même, sur cent, combien ?

Ou cette directrice de collège, dans un vrai cri de joie :

- Vous, Pennacchioni, le BEPC ? Vous ne l'aurez jamais ! Vous m'entendez ? Jamais !

Elle en vibrait.

En tout cas je ne deviendrai pas comme toi, vieille folle ! Je ne serai jamais prof, araignée engluée dans ta propre toile, garde-chiourme vissée à ton bureau jusqu'à la fin de tes jours. Jamais ! Nous autres les élèves nous passons, vous, vous restez ! Nous sommes libres et vous en avez pris pour perpète. Nous, les mauvais, nous n'allons nulle part mais au moins nous y allons ! L'estrade ne sera pas l'enclos minable de notre vie !

Mépris pour mépris je me raccrochais à ce méchant réconfort: nous passons, les profs restent ; c'est une conversation fréquente chez les élèves de fond de classe. Les cancres se nourrissent de mots.

J'ignorais alors qu'il arrive aux professeurs de l'éprouver aussi, cette sensation de perpétuité : rabâcher indéfiniment les mêmes cours devant des classes interchangeables, crouler sous le fardeau quotidien des copies (on ne peut pas imaginer Sisyphe heureux avec un paquet de copies l), je ne savais pas que la monotonie est la première raison que les professeurs invoquent quand ils décident de quitter le métier, je ne pouvais pas imaginer que certains d'entre eux souffrent bel et bien de rester assis là, quand passent les élèves ... J'ignorais que les professeurs aussi se soucient du futur : décrocher mon agreg, achever ma thèse, passer à la fac, prendre mon envol pour les cimes des classes préparatoires, opter pour la recherche, filer à l'étranger, m'adonner à la création, changer de secteur, laisser enfin tomber ces boutonneux amorphes et vindicatifs qui produisent des tonnes de papier, j'ignorais que lorsque les professeurs ne pensent pas à leur avenir, c'est qu'ils songent à celui de leurs enfants, aux études supérieures de leur progéniture ... Je ne savais pas que la tête des professeurs est saturée d'avenir. Je ne les croyais là que pour m'interdire le mien.

Interdit d'avenir.

À force de me l'entendre répéter je m'étais fait une représentation assez précise de cette vie sans futur. Ce n'était pas que le temps cesserait de passer, ce n'était pas que le futur n'existait pas, non, c'était que j'y serais pareil à ce que j'étais aujourd'hui. Pas le même, bien sûr, pas comme si le temps n'avait pas filé, mais comme si les années s'étaient accumulées sans que rien ne change en moi, comme si mon instant futur menaçait d'être rigoureusement pareil à mon présent. Or, de quoi était-il fait, mon présent ? D'un sentiment d'indignité que saturait la somme de mes instants passés. J'étais une nullité scolaire et je n'avais jamais été que cela. Bien sûr le temps passerait, bien sûr la croissance, bien sûr les événements, bien sûr la vie, mais je traverserais cette existence sans aboutir jamais à aucun résultat. C'était beaucoup plus qu'une certitude, c'était moi.

De cela, certains enfants se persuadent très vite, et s'ils ne trouvent personne pour les détromper, comme on ne peut vivre sans passion ils développent, faute de mieux, la passion de l'échec.

 

 

Il suffit d'un professeur - un seul ! - pour nous sauver de nous-mêmes et nous faire oublier tous les autres.

C'est, du moins, le souvenir que je garde de monsieur Bal.

Il était notre professeur de mathématiques en première. Du point de vue de la gestuelle le contraire de Keating; un professeur on ne peut moins cinématographique : ovale, je dirais, une voix aiguë et rien de particulier qui retienne le regard. Il nous attendait assis à son bureau, nous saluait aimablement, et dès ses premiers mots nous entrions en mathématique. De quoi était faite cette heure qui nous retenait tant ? Essentiellement de la matière que monsieur Bal y enseignait et dont il semblait habité, ce qui faisait de lui un être curieusement vivant, calme et bon. Étrange bonté, née de la connaissance même, désir naturel de partager avec nous la "matière" qui ravissait son esprit et dont il ne pouvait pas concevoir qu'elle nous fût répulsive, ou seulement étrangère. Bal était pétri de sa matière et de ses élèves. Il avait quelque chose du ravi de la crèche mathématique, une effarante innocence. L'idée qu'il pût être chahuté n'avait jamais dû l'effleurer, et l'envie de nous moquer de lui ne nous serait jamais venue, tant son bonheur d'enseigner était convaincant.

Nous n'étions pourtant pas un public docile. À peu près tous sortis de la poubelle de Djibouti, guère attachants. J'ai quelques souvenirs de bagarres nocturnes, en ville, et de règlements de comptes internes qui ne devaient rien à la tendresse. Mais, dès que nous franchissions la porte de monsieur Bal, nous étions comme sanctifiés par notre immersion dans les mathématiques et, l'heure passée, chacun de nous refaisait surface mathematikos !

Le jour de notre rencontre, lorsque les plus nuls d'entre nous s'étaient vantés de leurs zéros pointés, il avait répondu en souriant qu'il ne croyait pas aux ensembles vides. Sur quoi, il avait posé quelques questions fort simples et considéré nos réponses élémentaires comme d'inestimables pépites, ce qui nous avait beaucoup amusés. Puis, il avait inscrit le nombre 12 au tableau en nous demandant ce qu'il écrivait là. Les plus délurés avaient tenté une sortie :

- Les douze doigts de la main !

- Les douze commandements !

Mais l'innocence, dans son sourire, décourageait vraiment :

- C'est la note minimum que vous aurez au bac.

Il ajouta :

- Si vous cessez d'avoir peur.

Et encore :

- D'ailleurs, je n'y reviendrai pas. Ce n'est pas du baccalauréat que nous allons nous occuper ici, c'est de mathématiques.

De fait, il ne nous parla plus une seule fois du bac. Mètre après mètre, il occupa cette année à nous remonter du gouffre de notre ignorance, en s'amusant à le faire passer pour le puits même de la science; il s'émerveillait toujours de ce que nous savions malgré tout.

- Vous croyez que vous ne savez rien, mais vous vous trompez, vous vous trompez, vous en savez énormément ! Regarde, Pennacchioni, savais-tu que tu savais ça ?

Bien entendu, cette maïeutique ne suffit pas à faire de nous des génies de la mathématique, mais si profond qu'ait été notre puits, monsieur Bal nous ramena tous au niveau de la margelle : la moyenne au baccalauréat.

Et sans la moindre allusion, jamais, à l'avenir calamiteux qui, d'après tant d'autres professeurs et depuis si longtemps, nous attendait.

 

 

 

 

© Daniel Pennac, in Chagrin d'école, Gallimard, 2007, pp. 15-19, 60-62, 262-264

 

 

 


 

 

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