L'immense Michel Tournier, venu sur le tard à la littérature, s'est éteint hier au soir lundi 18 janvier, vers 19 heures, à Choisel (Yvelines), "entouré de ses proches". Il avait 91 ans. Tournier avait reçu la consécration du Prix Goncourt pour “Le Roi des Aulnes” en 1970 - ouvrage que j'ai le plus apprécié parmi sa production.
Je signale aux illettrées du gouvernement (suivez mon regard) que la "Radioscopie" qui lui fut consacrée en 1989 par Jacques Chancel est une intéressante façon d'approcher son œuvre. Au fait, au cours de la dite, Tournier cite deux ouvrages de dames qu'il a particulièrement appréciés (au moment de son interview) ; je les signale ici, parce qu'il s'agit de deux auteurs injustement oubliées :
- "Le Bal du dodo" (Grand prix du roman de l'Académie française en 89), de Geneviève Dormann (1933-2015) ;
- "Et il ventait devant ma porte", de Christiane Baroche (1935- ).

Et pour honorer comme il se doit la mémoire de l'ermite de la vallée de Chevreuse, je propose à la lecture le tout début de Le Médianoche amoureux, publié en 1989 chez Gallimard.

 

"Les attaques, c'est toujours très bon, ça prouve qu'on s'intéresse ; ça m'excite et ça réveille"
"Je crois en Dieu, parce que la musique de Jean-Sébastien Bach m'y oblige" (Michel Tournier, Radioscopie, 17 mai 1989)

 

[À la manière du Décaméron de Boccace, Tournier construit Le Médianoche amoureux autour d'un couple (Yves et Nadège) qui se désagrège, ce que raconte le premier texte, à deux voix, Les amants taciturnes. Invitant des amis communs à un repas au cours duquel chacun aura à raconter une histoire (et il y en a dix-neuf, assez courtes), Yves et Nadège ont décidé d'utiliser ce subterfuge pour annoncer, in fine, leur séparation. Mais les choses tourneront autrement...]

 

 

 

LUI. Yves Oudalle. C’est mon nom. Né à Yport, le 21 mars 1930, de père marin-pêcheur et de mère de famille nombreuse. Mon père pratiquait la pêche côtière sur une barque qu’il aurait pu manœuvrer seul, mais qu’il exploita avec un compagnon en attendant que mon frère aîné soit en âge de le seconder. C’est la présence de ce frère qui a incliné ma vie. Je le jalousais et j’éprouvais le besoin lancinant de le surpasser. La solution, je l’avais sous les yeux chaque fois que le grand marché du mercredi nous envoyait à Fécamp, port des terre-neuvas. Mon frère pêchait le maquereau, le hareng, la coquille Saint-Jacques. Je pêcherais la morue. Il partait chaque matin pour revenir le soir sur une barque de sept mètres. J’embarquerais pour quatre mois sur l’un de ces chalutiers de soixante-dix mètres de long et de onze mètres de large que j’admirais l’hiver quand on les radoubait en cale sèche en vue du grand départ. Il était du petit métier, je serais du grand métier. J’irais sur les bancs de Terre-Neuve et de l’Arctique dans les mers les plus froides du monde avec cinquante hommes d’équipage. Je n’avais qu’une hâte, quitter l’école et embarquer. La loi interdisait l’engagement d’un mousse de moins de quinze ans. Je savais que l’on pouvait partir plus jeune cependant sous la tutelle d’un parent. Un oncle éloigné, capitaine de bord, me permit ainsi de signer mon premier contrat à treize ans.

J’ignore ce qu’était la vie des enfants en usine, au fond des mines de charbon ou isolés dans les plaines beauceronnes au milieu des troupeaux de moutons. Celle d’un mousse de grande pêche, c’était l’enfer. Comme l’écrivait tranquillement à l’article "souffre-douleur" le dictionnaire Larousse de l’époque, "le mousse était le souffre-douleur de l’équipage". Pour l’exploiter, le piétiner, le battre, le sodomiser, les hommes avaient deux arguments : "On est tous passé par là. Il fera comme les autres" et : "C’est le métier qui rentre." Le métier, cela consistait à "énocter" la morue, c’est-à-dire à la vider de son sang et à la laver dans une grande baille avant de la jeter dans la cale. Cela exige que les mains restent sans cesse plongées dans l’eau de mer pendant les seize à vingt heures que dure la "journée" de pêche, et on imagine les affreux moignons violacés, gercés, crevassés, corrodés par la saumure qu’elles devenaient, des mains qui n’avaient plus figure humaine. Je porte encore aujourd’hui les stigmates de ce terrible apprentissage.

Mais le travail n’est rien encore. Car le "crassous", placé au plus bas de la hiérarchie du bord, se doit au service de l’équipage souvent ivre de fatigue, d’énervement et d’alcool. Il seconde normalement le cuistot, courant d’un pont à l’autre avec soupières, cafetières et gamelles, ou il distribue à la ronde vingt cigarettes allumées qui lui remplissent la bouche et
l’asphyxient. Et il n’est pas rare que son bref sommeil soit interrompu par quelques coups de sabot qui le tirent de sa paillasse pour servir la bordée de nuit. Et comment me serais-je plaint ? Avais-je assez insisté pour en arriver là ! "Tu l’as voulu Jean-Foutre !" Et par-dessus tout cela, il y avait l’étrange et toute-puissante solidarité de l’équipage qui, sans aucun endoctrinement politique, sait bien qu’il est en bloc victime d’un système économique et social. Il en va de même dans toutes les classes exploitées. La misère et les souffrances rendent ses membres féroces les uns à l’égard des autres, mais ils savent tous que cette misère et ces souffrances doivent être imputées à la machine et à ses maîtres. Pour le terre-neuvas, le maître c’est l’armateur. L’armateur, le simple terre-neuvas ne le voit jamais, c’est une sangsue mythique, un ogre caché. Le capitaine seul l’affronte après la pêche. Il lui fait un rapport oral mêlant chiffres et détails humains, en admettant d’entrée de jeu qu’une blessure grave ou même une mort survenues à bord l’impressionneront moins qu’une campagne déficitaire. C’est de cette comparution que dépendent le réengagement de tout l’équipage et le sien.
Je n’ai pas rencontré mon armateur avant d’être devenu moi-même capitaine. Mais j’avais seize ans lorsque ses deux enfants firent une apparition sur le Frehel, chalutier à rampe arrière qui prospectait les accores groenlandais depuis huit jours sans grand résultat. L’atmosphère à bord était orageuse, et l’arrivée de ce garçon de dix-huit ans et de cette fillette de dix ans, émanations de l’armateur, ne pouvait pas plus mal tomber. Pourtant, depuis qu’une chaloupe les avait amenés venant d’un plaisancier luxueux, le capitaine s’efforçait de leur faire les honneurs du Frehel et de les initier au grand métier. Trop absorbé par mes corvées, je n’ai guère eu le loisir de suivre le cours des quarante-huit heures qu’ils passèrent à bord, mais j’ai été l’acteur bien involontaire d’un incident qui pimenta sans doute leur expérience. J’étais en train de brosser le pont arrière quand survint le second avec nos deux visiteurs. C’était un colosse sans esprit qui mettait tout son orgueil dans une barbe noire fort soignée et les cigares de marque qu’il ne cessait de téter. Il s’arrêta à ma hauteur et fit un geste du doigt vers son cigare justement qui se trouvait éteint. Embarrassé par mon balai, je tirai de ma poche le gros briquet de cuivre à pétrole, attribut de l’une de mes fonctions de mousse, et j’en fis jaillir une longue flamme fuligineuse. La malchance voulut qu’au moment où je l’approchai du cigare du second un coup de mer me fît basculer en avant. La flamme plongea en grésillant dans la belle barbe lustrée et luisante. L’homme fit un saut en arrière en poussant un rugissement. Une caque de harengs se trouvait à sa portée, sur laquelle reposait une grosse morue. Il la saisit par la queue et m’en gifla à toute volée. C’est ce qu’on appelle sur les chalutiers la "cravache des bancs", une étrivière visqueuse et barbelée dont tous les mousses ont fait l’expérience. J’étais trop rompu aux mauvais traitements pour m’affecter outre mesure de ce coup-là. Le jeune fils de l’armateur le prit apparemment moins bien. "Viens, Nadège", dit-il en faisant demi-tour avec sa sœur. Je les regardai s’éloigner en pensant que leur désapprobation ne ferait qu’aggraver mon cas aux yeux du second. Du moins avais-je appris le prénom de la petite fille.

ELLE. C’est vrai que je m’appelle Nadège. Mon père disait : "Je lui ai choisi ce prénom pour l’obliger à être ravissante. Faute de quoi il la ridiculisera." Or, de ce prénom, j’ai toujours souffert justement comme d’un ridicule, car je suis tout le contraire de "ravissante". Il y a dans la vie d’une petite fille un instant crucial, une épreuve décisive après laquelle plus rien n’est comme avant. Regardez-les se bousculer à la sortie d’une école. D’un simple coup d’œil vous reconnaîtrez les innocentes, celles qui n’ont pas encore subi l’épreuve. Elles sont maigrichonnes ou dodues, gracieuses ou gauches, radieuses ou mélancoliques, mais visiblement elles ne s’en soucient pas, elles ne le savent même pas. Les autres, les éprouvées, les initiées se reconnaissent au miroir qu’elles portent au fond du cœur. Celles-ci se sont posé un jour maudit la question fatidique et pourtant si dérisoire : "Suis-je jolie ?" À ce moment, c’est toute l’aliénation de la condition féminine qui leur est tombée sur les épaules. Oui les femmes devraient militer pour qu’on leur accorde comme aux hommes le droit à la laideur. Il faudrait aussi en finir avec cette convention ignoble qui veut qu’on ne demande pas son âge à une femme de plus de trente ans, qu’on évite même d’y faire allusion, comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse. En agir ainsi, c’est se ranger à l’opinion courante selon laquelle une femme devenue adulte, et qui a donc cessé d’être une proie fraîche et désirable, est tout juste bonne à être jetée à la poubelle.
Suis-je jolie ? Ce n’est pas à mon miroir que j’ai posé la question, c’est à ma mère. J’avais onze ans. Elle m’éblouissait par sa beauté, son élégance, sa science mondaine raffinée. Nous sortions de chez l’oculiste qui venait de chausser mon petit bout de nez d’une grosse paire de lunettes d’écaille. On conviendra que la question ne pouvait plus être éludée. Je louchais sur toutes les vitrines de la rue pour tâcher d’y saisir mon reflet. J’aurais dû normalement demander : est-ce que ces lunettes me vont ? La "question cruciale" profitait en quelque sorte de sa ressemblance avec cette question anodine pour se glisser à sa place : "Suis-je jolie ?" J’entends encore la réponse de ma mère. Elle s’est tatouée à tout jamais sur ma peau : "Non, mais tu as l’air sympathique et intelligent, et ça vaut beaucoup mieux." J’étais désespérée. Car la sympathie et l’intelligence ne signifiaient rien pour moi. Il n’y avait qu’une alternative : jolie ou malheureuse. Ma mère venait d’un mot de me vouer au malheur. "Ça vaut beaucoup mieux." Comment aurais-je pu croire cette affirmation lancée avec une désinvolture enjôleuse, alors que ma mère elle-même paraissait avoir mis tout en œuvre pour démontrer aux autres, et sans doute à elle-même, que pour être née à Fécamp de plusieurs générations cauchoises, elle n’en était pas moins une des femmes les plus brillantes de la société internationale de l’armement ?

Sympathique et intelligente au lieu de jolie et élégante. Il m’a fallu des années pour prendre mon parti de ce destin. J’ai fini par admettre que si ce n’était pas "beaucoup mieux", ce n’était pas non plus forcément une malédiction. Encore que ces deux qualités paraissent parfois s’exclure. Est-ce un signe d’intelligence ? J’ai un sens aigu de la bêtise et un flair infaillible pour la détecter. Quant aux hommes chez lesquels je l’ai repérée, j’oscille entre un rejet immédiat, radical et sans recours, et une indulgence amusée, un mépris teinté d’attendrissement. "Je t’en supplie : sois beau et tais-toi !" J’en ai fait fuir plus d’un par cette prière.
Comme mon air intelligent et mes lunettes m’y invitaient, j’ai fait des études : une licence de lettres classiques à la faculté de Rouen. C’est là que j’ai rencontré Alexis qui se destinait à l’agrégation de philosophie. Les philosophes sont des professionnels de l’intelligence. Ce que les autres cultivent en amateurs, l’esprit, la subtilité, la finesse, la pénétration, l’intuition, la vision synthétique, ils en font profession. C’est comme cela qu’il m’a eue. Peu de filles, j’imagine, ont été séduites par la lecture commentée de pages de Leibniz, Kant, Hegel, Heidegger. Ce fut mon cas. Avec le recul, je le trouve risible, mais je n’en ai pas honte. Nous nous sommes mariés. Beaucoup trop jeunes, de l’avis unanime de nos familles. Les remous de Mai 1968 nous ont rapprochés puis séparés. Il est difficile à un couple de survivre à une pareille expérience. Je ne cessais de railler l’ardeur révolutionnaire d’Alexis. Il est vrai qu’il avait toujours conçu son rôle de professeur de philosophie dans un sens socratique, comme celui d’un éveilleur, d’un inquiéteur, d’un sublime fauteur de troubles. Il salua Mai 68 comme un avènement personnel. Je voyais les choses autrement. En vérité tout se résolvait pour lui en discours, un flot verbal incoercible qui balayait tout, obstacles, contradicteurs et simple bon sens. Il confondait prendre le pouvoir et prendre la parole, et je ne me faisais pas faute de le lui faire observer.
Abreuvée de ridicule, je me suis retirée à Fécamp dans le giron familial. L’homme du pays de Caux passe pour taciturne, et c’était la qualité que j’appréciais le plus après la verbosité soixante-huitarde. Je me mis au vert, au pain sec, mais non toutefois à l’eau, car j’avais gardé l’habitude, prise au Quartier latin, de passer des heures dans les cafés. Les milieux fécampois convenables se scandalisaient de me voir traîner dans les bistrots du centre et du port. C’est là que j’ai rencontré Oudalle. Il recrutait un équipage pour un bateau dont la Sécherie{1} venait de lui confier le commandement. Il occupait une table au fond du troquet où les candidats à l’embauche venaient s’asseoir les uns après les autres avec leurs papiers, comme on va à confesse. Massif, lent, le regard bleu sous ses sourcils blonds, Oudalle paraissait aussi causant qu’un ours blanc du pôle Nord. Je l’ai tout de suite aimé. Il m’a rappelé plus tard que ce n’était pas notre première rencontre. Vingt ans auparavant, au cours d’une croisière que nous faisions en famille sur un yacht de la Compagnie, mon père nous envoya, mon frère et moi, passer deux jours sur un chalutier de notre flotte qui travaillait à proximité. Cela faisait partie de notre éducation. J’avais été dès l’abord rebutée par l’atmosphère de tristesse brutale qui régnait dans ce bagne flottant. J’y fus témoin d’une scène de violence : le second gifla à coups de morue un jeune mousse qui avait failli lui brûler la figure en allumant son cigare. Je n’aurais certainement pas reconnu l’adolescent dans l’ours blanc du troquet, mais lui avait entendu mon prénom – suffisamment rare pour qu’il ne l’oublie pas dans des circonstances elles-mêmes assez marquantes.
J’ai eu l’occasion de parler avec lui des sentiments forcément hostiles que les travailleurs de la mer nourrissent à l’égard des suceurs de sang que sont pour eux les armateurs. Mais nous – les enfants de l’Ogre – nous étions élevés dans le culte des hommes du "Grand Métier", ces pêcheurs d’Islande célébrés par une pléiade d’écrivains de Victor Hugo à Roger Vercel en passant par Pierre Loti et Joseph Conrad. C’était notre épopée familiale, notre monde à nous, grandiose et sombre avec ses héros et ses méchants, et surtout la flottille des bateaux à voiles, puis à vapeur et maintenant à moteurs Diesel que la Compagnie avait armés en près d’un siècle d’existence, et dont les maquettes scrupuleusement exactes garnissaient les vitrines du grand bureau de la Sécherie. Tout cela jouait bien sûr dans mes sentiments pour Oudalle. Il est parti en campagne trois semaines après notre première rencontre, et pendant les cinq années qui ont suivi je me suis exaltée à l’attendre, à penser à lui, à lui écrire, non sans qu’une autre moi-même ne ricane de ce rôle de femme de pêcheur, veuve en puissance, parcourant les grèves désolées dans ses voiles sombres, que je me plaisais à jouer. Pourquoi le nier ? La littérature m’habitait – elle m’habite toujours – et je songeais non sans émotion à la Gaud du roman de Pierre Loti qui se consume d’amour esseulé pendant que son Yann navigue sur les mers froides. Un passage du roman me troublait surtout par son parfum de fétichisme qui étonne dans un livre aussi naïf : Très souvent elle touchait les effets de son Yann, ses beaux habits de noces, les dépliant, les repliant comme une maniaque, – surtout un de ses maillots en laine bleue qui avait gardé la forme de son corps ; quand on le jetait doucement sur la table, il dessinait de lui-même, comme par habitude, les reliefs de ses épaules et de sa poitrine.

LUI. Mon oncle disait qu’un terre-neuvas ne devrait pas se marier. Il y a évidemment le sort de l’épouse délaissée les trois quarts de l’année, seule à la maison avec les enfants. Pour que leur père ne devienne pas un étranger, elle leur en parle autant qu’elle peut. Mais que leur dire à la longue à moins de posséder une imagination de romancier ? Elle ne doit pas non plus faire de l’absent un saint, un héros, un bon génie. Car il y a l’épreuve du retour, la difficile réinsertion dans un milieu où on a appris à se passer de lui. Ses histoires de glaces, de tempêtes et de poissons lassent la tablée, et, de son côté, il n’est plus au courant de la vie quotidienne du voisinage. Combien de fois le départ du père pour une nouvelle campagne est attendu avec impatience par tout le monde !
Je suis bien obligé de constater que c’est dans la conversation que se manifeste la difficulté de vivre en couple pour le marin. À force d’être séparés, on n’a plus rien à se dire.
Mon cas se compliquait d’une dimension sociale ou pour le moins professionnelle. Le marin qui épouse la fille de l’armateur passe aux yeux de ses frères pour un transfuge, presque pour un traître. D’autant plus qu’il est soupçonné d’obéir à l’attrait de l’argent. Les équipages de la grande pêche proviennent rarement de Fécamp. Fécamp, c’est la ville, c’est le domaine des armateurs. Les hommes, eux, sont originaires des bourgs et des villages du pays cauchois. Ils appartiennent aux mêmes couches défavorisées que les ouvriers agricoles. Pour être né à Yport (1000 habitants), je fais presque figure de bourgeois. J’ai donc épousé une demoiselle de la ville. Riche de surcroît et instruite. Divorcée il est vrai, mais d’un agrégé de philosophie. Il y aurait eu de quoi être intimidé si j’étais de première jeunesse. Mais le grand métier m’a longtemps maintenu célibataire, et ce n’est qu’après avoir obtenu mon brevet de capitaine à l’École d’hydrographie et des pêches de Fécamp que j’ai songé à me marier. Sans doute voulais-je devenir présentable aux yeux de ma nouvelle famille et avoir au moins une casquette galonnée à montrer à ma fiancée. Encore une concession faite aux riches. Mais toutes ces années passées dans la pure société d’hommes qu’est un équipage ne sont pas une préparation à la vie conjugale. Au début je disposais d’un certain capital mythologique dans l’esprit de Nadège. Elle avait été élevée au sein de cette dynastie d’armateurs dans le culte de la grande pêche. Elle m’écoutait avec passion quand j’évoquais mes campagnes. Puis le capital s’est épuisé. Sa passion s’est muée en respect. Ensuite ce n’était plus que de la patience qu’elle m’offrait. Et la patience a ses limites…

ELLE. Et pourtant c’est vrai que nous sommes du même milieu, et cela s’entend dans nos échanges. Souviens-toi. Un jour, tu as osé me faire une déclaration qui aurait sonné d’une façon inouïe aux oreilles de toute autre femme. J’étais nue, debout devant toi. Tes mains parcouraient mon corps avec une lenteur émerveillée. Tu m’as dit…

LUI. Tu es belle comme une morue !

ELLE. J’étais ravie en vertu de la franc-maçonnerie à laquelle nous appartenons toi et moi, et dont ce mot est le signe.

LUI. Morue, merluche, doguet, dorse, aiglefin, haddock, narvaga, cabillaud, stockfish… Nous avons autant de mots pour ce poisson-fétiche que l’Arabe pour le chameau. Et c’est vrai qu’elle est belle notre morue avec ses trois nageoires dorsales, ses deux nageoires anales, sa robe décorée de marbrures et de taches de léopard, et surtout

ELLE. … surtout son barbillon mentonnier qui incarne sa sensibilité et son humour.

LUI. Après tout, on permet bien à un chasseur d’appeler sa femme ma biche ou ma caille. Et puis quoi… Ondine, Mélusine, les Sirènes. La femme-poisson possède sa légende, ses prestiges !
Malheureusement un événement devait bouleverser notre franc-maçonnerie et du même coup ma vie privée. J’escalais à Saint-Pierre-et-Miquelon quand je reçus le 23 mars 1973 un télégramme laconique et péremptoire : Navire désarmé définitivement issue voyage. Ne pas communiquer cette information équipage. Signé : Morue.

J'avais beau m'attendre à cette fin soudaine de Fécamp capitale de la morue, le coup était brutal. Mais comment en vouloir aux vieilles familles d'armateurs fécampois de baisser les bras après une lutte ruineuse contre le cours du temps ? La morue salée, aliment de pauvres produit par des pauvres, fait place au cabillaud gelé ou surgelé au moment où les bancs épuisés par une exploitation intense se raréfient. La plupart des chalutiers du grand métier partent à la ferraille. Et moi, je mets sac à terre et je me retrouve chômeur à quarante-trois ans. Me voilà donc terrien intégral et mari à temps complet. Quel bouleversement !

Tu as réagi par une décision dont je n'ai compris qu'à la longue qu'elle te coûtait et que c'était pour moi, pour me sauver, pour sauver notre couple que tu la prenais. Six mois après mon retour définitif, tu fermais notre bel appartement dont les fenêtres dominaient le port de Fécamp, et nous nous installions au Grouin-du-Sud, près d'Avranches, dans une maison familiale d'été que tu as fait restaurer pour la rendre habitable toute l'année. Cette migration d'un bout de la Normandie à l'autre avait un sens bien précis : m'éloigner du milieu fécampois où la crise et la décomposition de ma profession entretenaient une atmosphère détestable, et surtout me rendre sous une forme nouvelle la mer dont la fin de ma carrière m'avait privé.

Sous une forme nouvelle, oui, et c'est peu dire encore ! Car le pays cauchois ne connaît pas le mot plage avec ce qu'il évoque de douceurs sablonneuses et de faune d'estivants. Des hautes falaises de craie sans cesse attaquées par le flot et les intempéries qui leur arrachent des lambeaux rocheux, des grèves couvertes de galets que le ressac brasse dans un tonnerre de raclements, voilà tout notre bord de mer. J'avoue sans honte que je ne sais pas nager, moi qui totalise des années de navigation. Les baignades, bronzages et autres ébattements estivaux, tout comme le bric-à-brac de la prétendue pêche sous-marine avec ses masques, palmes, combinaisons, fusils et bouteilles à oxygène, c'est une affaire de Parisiens, de riches oisifs qui viennent jouer quelques jours avec l'océan. Nous, nous ne savons pas jouer avec l'océan.

À Grouin, j'ai découvert le contraire de la mer, l'envers de l'océan : la marée basse avec son mode d'emploi, la pêche à pied. Pêche d'indigènes, ignorée des vacanciers, qui se pratique chaussé de vieilles espadrilles fortement lacées, vêtu et coiffé à la clocharde, et qui demande une profonde complicité avec la "laisse", cette zone ambiguë, litigieuse, magique, alternativement couverte et découverte par les oscillations du niveau de la mer.

Le pêcheur à pied vit au rythme des marées. Plus importantes sont pour lui les heures du flot et du jusant que celles du lever et du coucher du soleil. Il obéit à la grande et mystérieuse horloge astronomique dont les chiffres s'appellent solstices, équinoxes, reverdies, syzygies. Placé à son chevet, l'Annuaire officiel des marées lui fixe des mois à l'avance le jour où il devra prévoir un pique-nique sur la grève, se lever à trois heures du matin ou encore renoncer parce que c'est le temps des mortes-eaux.

Mon beau chalutier moderne, qui jaugeait ses 1 485 tonneaux, ayant été envoyé à la casse, je me déguise en vagabond et je pars en campagne avec seau, boîte à sel, bêche, besace, foëne, panier, filet à crevettes, sans oublier une bouteille pour rapporter l'eau de mer de leur cuisson, mais surtout avec au cœur la joie anticipée de longues heures de vadrouille dans les herbiers, vasards, flaques, rochers, lagunes et lises. Je déverserai ce soir sur la table de la cuisine des oursins et des moules, des poulpes et des étrilles, des couteaux et des patelles et, si nous sommes bénis des dieux marins, un homard aux lourdes pinces bleues et à la détente caudale redoutable.
 

ELLE. Au début, j'ai cru devoir t'accompagner dans tes courses, et sans doute de ton côté t'es-tu honnêtement efforcé de m'associer à tes plaisirs de pêcheur à pied. Mais nous avons bien dû nous avouer qu'il s'agissait de plaisirs solitaires, de joies égoïstes qu'on détruit en voulant les partager. Tes efforts pour m'obliger à être prête à l'heure fixée par le terrible Annuaire officiel des marées, pour m'apprendre à tirer de sa gangue de sable le couteau – solen ensis, précisais-tu avec une pédanterie d'autodidacte – à l'aide d'un fil d'acier rigide terminé par un plomb conique, pour que je me décide enfin à plonger ma main nue sous la crinière de varech d'un rocher pour y saisir le corps puissant et glacé d'un poulpe ou d'un congre, pour... pour... pour... je ne sais plus tant les conseils et les objurgations que tu faisais pleuvoir sans cesse sur ma tête y laissaient peu de traces, oui tout ce vain apprentissage nous a au total plus séparés que réunis. Et pour tout achever, il y a eu cette rencontre extraordinaire avec Patricio Lagos dont les inventions ont pris pour nous valeur de symboles.
 

LUI. C'était un clair matin de septembre après une marée d'équinoxe qui avait donné à la baie un air dévasté, hagard, presque pathétique. Nous marchions sur une grève constellée de miroirs d'eau que faisaient frémir des poissons plats, et jonchée de coquillages inhabituels, bulots, praires, ormeaux, palourdes. Mais nous n'avions guère le cœur à pêcher et nous regardions surtout dans la direction de la côte sud voilée par un brouillard laiteux. Oui, il y avait du mystère dans l'air, presque du drame, et j'ai été à peine surpris quand tu m'as montré à une centaine de mètres deux corps humains enlacés recouverts de sable. Nous avons aussitôt couru vers ce que nous prenions pour des cadavres de noyés. Ce n'étaient pas des noyés recouverts de sable. C'étaient deux statues sculptées dans le sable, d'une étrange et poignante beauté. Les corps se lovaient dans une faible dépression, ceints d'un lambeau de tissu gris souillé de vase qui ajoutait à leur réalisme. On songeait à Adam et Eve avant que Dieu vînt souffler la vie dans leurs narines de limon. On pensait aussi à ces habitants de Pompéi dont on voit les corps minéralisés par la pluie des cendres du Vésuve. Ou à ces hommes d'Hiroshima vitrifiés par l'explosion atomique. Leurs visages fauves, pailletés d'écailles micacées, étaient tournés l'un vers l'autre, séparés par une distance infranchissable. Seules leurs mains et leurs jambes se touchaient.

Nous sommes demeurés un moment debout devant ces gisants, comme au bord d'une tombe fraîchement ouverte. C'est alors qu'a surgi de quelque trou invisible un drôle de diable, pieds et torse nus, vêtu d'un bloudjine effrangé. Il a entrepris une danse gracieuse avec de vastes gestes des bras qui semblaient nous saluer, puis s'incliner vers les gisants comme pour les cueillir et les élever ensuite vers le ciel. La grève désertée par l'étale du jusant, la lumière pâle, ce couple de sable, ce fou dansant, tout cela nous entourait d'une fantasmagorie mélancolique et irréelle. Et soudain le danseur s'est immobilisé comme saisi par une extase. Puis il s'est incliné, agenouillé, prosterné devant nous, ou plutôt – nous l'avons compris – devant une apparition surgie dans notre dos. Nous nous sommes retournés. A droite le rocher de Tombelaine émergeait de la brume. Mais surtout, suspendu comme un mirage saharien au-dessus des nuées, le Mont-Saint-Michel brillait de toutes ses tuiles vermeilles, de tous les vitraux de sa pyramide abbatiale.

Le temps s'était arrêté. Il fallait que quelque chose se produisît pour le remettre en marche. Ce fut un friselis qui me chatouilla les pieds. Une langue couronnée d'écume me lèche les orteils. En prêtant l'oreille, on perçoit le bruissement innombrable de la mer qui rampe sournoisement vers nous. Dans moins d'une heure, cette aire immense exposée nue au vent et au soleil sera rendue aux profondeurs glauques et miséricordieuses.

– Mais ils vont être détruits ! t'es-tu exclamée.

Le danseur s'inclina en signe d'approbation avec un sourire désolé. Puis il se leva d'un bond et mima le retour du flot, comme s'il voulait l'accompagner, l'encourager, le susciter même par sa danse. Les sorciers africains n'agissent pas autrement pour provoquer la pluie ou chasser les démons. Et la mer obéit, contournant premièrement les bords de la dépression où gisait le couple, puis trouvant la brèche, laissant glisser un innocent doigt d'eau, puis deux, puis trois. Les mains jointes furent atteintes les premières, et elles se défirent, laissant en suspens des moignons de poignets coupés. Nous regardions avec horreur cette dissolution capricieuse et inexorable de ce couple que nous persistions à sentir humain, proche de nous, prémonitoire peut-être. Une vague plus forte s'abattit sur la tête de la femme, emportant la moitié de son visage, puis ce fut l'épaule droite de l'homme qui s'effondra, et nous les trouvions encore plus émouvants dans leur mutilation.

Quelques minutes plus tard, nous étions contraints de battre en retraite et d'abandonner la vasque de sable où tournoyaient des remous écumeux. Le danseur nous accompagnait, et il apparut qu'il n'était ni fou, ni muet. Il s'appelait Patricio Lagos et venait du Chili, de l'île de Chiloé précisément dont il est originaire et qui se trouve au sud de la côte chilienne. Elle est peuplée d'Indiens spécialisés dans l'exploitation des forêts. Il avait étudié simultanément la danse et la sculpture à Santiago, puis s'était expatrié aux antipodes. Le problème du temps l'obsédait. La danse, art de l'instant, éphémère par nature, ne laisse aucune trace et souffre de ne s'enraciner dans aucune continuité. La sculpture, art de l'éternité, défie le temps en recherchant des matériaux indestructibles. Mais, ce faisant, c'est la mort qu'elle trouve finalement, car le marbre possède une vocation funéraire évidente. Sur les côtes de la Manche et de l'Atlantique, Lagos avait découvert le phénomène des marées commandé par des lois astronomiques. Or la marée rythme les jeux du danseur de grève, et elle invite en même temps à la pratique d'une sculpture éphémère.

– Mes sculptures de sable vivent, affirmait-il, et la preuve en est qu'elles meurent. C'est le contraire de la statuaire des cimetières qui est éternelle parce que sans vie.

Il sculptait ainsi fiévreusement des couples dans le sable mouillé tout juste découvert par le reflux, et c'était sous la même inspiration qu'il dansait et sculptait. Il importait que l'œuvre fût achevée à l'instant de l'étale, car celle-ci devait être une parenthèse de repos et de méditation. Mais le grand moment, c'était le retour du flot et la terrible cérémonie de la destruction de l'œuvre. Destruction lente, minutieuse, inexorable, commandée par un destin astronomique et que devait entourer une danse lyrique et sombre. "Je célèbre la pathétique fragilité de la vie", disait-il. C'est alors que tu lui as posé une question pour nous primordiale, à laquelle il a répondu de façon obscure et mystérieuse, je trouve.

ELLE. Oui, j'ai soulevé la question du silence. Parce que selon nos us et coutumes, la danse s'accompagne de musique, et d'une certaine façon, elle n'est que la musique incarnée, la musique faite corps. Alors cette danse qu'il exécutait en silence autour de ses gisants de sable, cela avait quelque chose de paradoxal, d'insolite. Ce mot de silence, il l'a rejeté purement et simplement. "Le silence ? a-t-il dit, mais il n'y a pas de silence ! La nature déteste le silence, comme elle a horreur du vide. Écoutez la grève par marée basse : elle babille par les milliers de lèvres humides qu'elle entrouvre vers le ciel. Volubile. Quand j'apprenais le français, je suis tombé amoureux de ce mot gracieux et ambigu. Il s'applique au liseron dont la tige grêle et interminable s'enroule autour des plantes plus robustes qu'il rencontre, et il finit par les étouffer sous sa délirante profusion ponctuée de trompettes blanches. Le flot est lui aussi volubile. Il enlace de ses tentacules liquides la poitrine et les cuisses de mes amants de limon. Et il les détruit. C'est le baiser de la mort. Mais volubile, le flot l'est encore par le babil enfantin qu'il chuchote en s'épanchant sur la vase. Il insinue ses langues salées dans les sables avec des soupirs mouillés. Il voudrait parler. Il cherche ses mots. C'est un bébé qui balbutie dans son berceau."

Et il est demeuré en arrière pour nous quitter avec un petit geste d'adieu et un sourire triste quand nous sommes parvenus sur la plage.

LUI. Il est un peu fou, ton sculpteur-danseur, mais c'est vrai qu'en traversant la Normandie d'est en ouest, en émigrant des galets de Fécamp vers les sables du Mont-Saint-Michel, nous avons changé de rumeur océane. Les lames des côtes cauchoises concassent des milliards de cailloux dans un vacarme rocailleux. Ici la marée murmure en s'avançant à pas de mouette.

ELLE. Ce faux silence ne t'a pas réussi. A Fécamp, j'ai aimé un homme taciturne. Il y avait en toi la condamnation de tout le bavardage de convention dont s'entourent les rapports humains. Bonjour, bonsoir, comment ça va, très bien et vous, quel temps de chien... Tu tuais tout ce verbiage d'un regard lourd. Ici tu es devenu taiseux. Il y a de la grogne dans tes silences, du grommellement dans tes apartés.

LUI. Attention. Je n'ai jamais condamné "quel temps de chien !". Je ne crois pas qu'il soit vain de parler de la pluie et du beau temps. C'est un grand sujet marin. Moi, je trouve de la poésie lyrique dans les bulletins de la météo. Mais justement. Les mots qu'on prononce doivent s'accorder au ciel et à la mer. Les paroles de Fécamp ne répondent pas à l'air d'Avranches. Il y a ici comme un appel doux et insidieux, une demande que je ne sais pas satisfaire.

ELLE. Ici nous sommes séparés par une immense plage de silence à laquelle chaque jour apporte sa marée basse. La grande logorrhée de Mai 68 m'avait fait rêver d'une sagesse laconique, de mots pesés, rares, mais lourds de sens. Nous sombrons dans un mutisme pesant et tout aussi vide que la verbosité estudiantine.

LUI. On aimerait savoir ce que tu veux. Tu ne cesses maintenant de me reprocher mon silence. Tu ne recules devant aucune agression, aussi blessante soit-elle.

ELLE. C’est pour t’en faire sortir. Je cherche la crise, l’explosion, la scène de ménage. Qu’est-ce qu’une scène de ménage ? C’est le triomphe de la femme. C’est lorsque la femme a enfin réussi à force de harcèlements à arracher l’homme à son silence. Alors il crie, il tempête, il injurie, et la femme se laisse voluptueusement baigner par cette averse verbale.

LUI. Tu te souviens ce qu’on dit du comte de Carhaix-Plouguer ? En société sa femme et lui ont l’air parfaitement unis. Ils échangent ce qu’il faut de mots pour ne pas intriguer. Pas un de plus, il est vrai. Car ce n’est qu’une façade. Le comte, ayant appris que sa femme le trompait, lui adressa la parole pour la dernière fois en lui communiquant sa décision de ne plus jamais lui parler en tête à tête. L’extraordinaire, c’est que, malgré ce mutisme, il trouva moyen de lui faire trois enfants.

ELLE. Je ne t’ai jamais trompé. Mais je te rappelle que ce minimum nécessaire de mots échangés pour ne pas intriguer, il t’arrive de ne pas même me l’accorder. Le dimanche nous allons habituellement déjeuner ensemble dans un restaurant de la côte. J’ai parfois tellement honte de notre mutisme que je remue les lèvres silencieusement pour faire croire aux autres clients que je te parle.

LUI. Un matin que nous prenions notre petit déjeuner…

ELLE. Je me souviens. Tu étais plongé dans la lecture du journal. Tu avais disparu derrière le journal déployé comme un paravent. Peut-on être plus mufle ?

LUI. Tu as appuyé sur la touche de lecture d’un petit magnétophone que tu venais de poser sur la table. On a entendu alors un concert de sifflements, râles, gargouillements, souffles et ronflements, le tout organisé, rythmé avec retour au point de départ et reprise de toute la gamme. Je t’ai demandé : "Qu’est-ce que c’est que ça ?" Tu m’as répondu : "C’est toi quand tu dors. C’est tout ce que tu as à me dire. Alors je l’enregistre. – Je ronfle, moi ? – Évidemment tu ronfles ! Mais tu ne le sais pas. Maintenant tu t’entends. C’est un progrès, non ?"

ELLE. Je n’ai pas tout dit. Poussée par toi, par ton ronflement nocturne, je me suis renseignée. Il y a toujours une vieille étudiante qui sommeille en moi. J’ai découvert une science, la rhonchologie, une définition du ronflement nocturne. La voici : "Bruit inspiratoire au cours du sommeil, provoqué par la vibration, au moment de l’entrée de l’air, du voile du palais sous l’effet conjugué et simultané de l’air qui arrive par le nez et de l’air qui s’engouffre par la bouche." Voilà. J’ajoute que ce tremblement du voile du palais est fort semblable à celui d’une voile de bateau qui fasseye au vent. Comme tu le vois, c’est toujours une affaire de voile.
 
LUI. Je suis sensible à cette échappée nautique, mais je te rappelle que je n’ai jamais navigué à la voile.

ELLE. Quant aux remèdes proposés par la rhonchologie, le plus radical est la trachéotomie, c’est-àdire l’ouverture d’un orifice artificiel dans la trachée pour que la respiration se fasse hors des voies nasales normales. Mais il y a aussi l’uvulo-palato-pharyngoplastie – pour les initiés l’u.p.p.p. – qui consiste à réséquer une partie du voile du palais, y compris la luette, et à en abattre les pointes de manière à limiter ses possibilités vibratoires.

LUI. On devrait dire aux jeunes gens à quoi ils s’exposent en se mariant.

ELLE. Et réciproquement ! Comment une jeune fille soupçonnerait-elle que le prince charmant qu’elle aime émet la nuit un bruit de locomotive à vapeur ? Il n’empêche : au fil des heures nocturnes passées aux côtés d’un gros ronfleur, elle se fabrique une philosophie assez amère.

LUI. Que dit-elle cette philosophie rhonchologique ?

ELLE. Qu’un couple se construit lentement au cours des années, et que les mots qu’il échange prennent avec le temps une importance croissante. Au début les gestes suffisent. Puis le dialogue gagne en étendue. Il faut Qu’il gagne aussi en profondeur. Les couples meurent de n’avoir plus rien à se dire. Mes relations avec un homme sont terminées le soir où, le retrouvant après une journée passée ailleurs, je n’ai plus envie de lui raconter ce que j’ai fait, ni d’entendre de sa bouche comment de son côté il a occupé ces heures sans moi.

LUI. C’est vrai que je n’ai jamais été bavard. Mais il t’arrive assez souvent d’interrompre une de mes histoires parce qu’elle ne t’intéresse pas.

ELLE. Parce que tu l’as déjà racontée cent fois.

LUI. Tu m’as fait un jour à ce sujet une proposition diabolique, et je me demande encore si tu parlais sérieusement. Tu m’as proposé de numéroter mes histoires. Dès lors, au lieu d’en raconter une du début à la fin avec tous les raffinements d’un bon conteur, je me serais borné à énoncer son numéro, et tu aurais compris aussitôt. J’aurais dit 27, et tu aurais retrouvé dans ta mémoire l’histoire du chien de ma grand-mère embarqué par erreur sur mon chalutier et revenu à Fécamp en vedette militaire. 71, et nous aurions songé ensemble silencieusement à la fidélité de ces deux goélands que j’avais sauvés et nourris sur un bateau, et qui ont su me retrouver sur un autre bâtiment. 14, et l’odyssée de mon grand-père lors de son unique visite à Paris aurait surgi à notre esprit. Mais alors ne me reproche plus mon silence !

ELLE. Tes histoires, je les connais toutes et même je les raconte mieux que toi. Un bon conteur doit savoir se renouveler.

LUI. Pas absolument. La répétition fait partie du jeu. Il y a un rituel du récit que respectent par exemple les enfants. Sans se soucier de nouveauté, ils exigent qu’on leur raconte la même histoire dans les mêmes termes. Tout changement les fait sursauter d’indignation. De la même façon, il y a un rituel de la vie quotidienne, des semaines, des saisons, des fêtes, des années. La vie heureuse sait se couler dans ces moules sans se sentir confinée.

ELLE. Mon idée de numérotage de tes histoires, tu as tort de croire qu’elle ne visait qu’à te faire taire. J’aurais pu aussi bien m’en servir pour te faire parler. Je t’aurais dit simplement : 23. Et aussitôt tu m’aurais raconté comment tu as vécu dans Le Havre assiégé du 2 au 13 septembre 1944. Mais je m’interroge honnêtement : aurais-je le cœur d’écouter la même histoire racontée indéfiniment dans les mêmes termes ? Aurais-je l’imagination enfantine qu’il faut pour cela ?

LUI. Je suis persuadé du contraire. Tu mens ou tu te mens. Et il y a l’autre point de vue, le mien. Une certaine idée très redoutable est bien faite pour tuer le dialogue d’un couple, c’est celle d’oreille vierge. Si un homme change de femme, c’est afin de trouver chez la nouvelle une oreille vierge pour ses histoires. Don Juan n’était rien de plus qu’un incorrigible hâbleur – mot d’origine espagnole qui veut dire beau parleur. Une femme ne l’intéressait que le temps – hélas court, de plus en plus court – où elle prêtait foi à ses hâbleries. L’ombre d’un doute surprise dans son regard jetait un froid de glace sur son cœur et sur son sexe. Alors il s’en allait, il partait chercher ailleurs l’exquise et chaude crédulité qui seule donnait leur vrai poids à ses hâbleries. Tout cela prouve l’importance des mots dans la vie du couple. D’ailleurs quand l’un des deux couche avec une tierce personne, on dit qu’il "trompe" l’autre, ce qui est situer sa trahison dans le domaine du langage. Un homme et une femme qui ne se mentiraient jamais et s’avoueraient immédiatement toutes leurs trahisons ne se tromperaient pas.

ELLE. Sans doute. Mais ce serait un dialogue de cyniques, et les blessures qu’ils s’infligeraient au nom de la transparence les sépareraient assez vite.

LUI. Alors il faut mentir ?

ELLE. Oui et non. Entre l’obscurité du mensonge et le cynisme de la transparence, il y a place pour toute une gamme de clairs-obscurs où la vérité est sue mais tue, ou volontairement ignorée. En société la courtoisie interdit de proférer crûment certaines vérités. Pourquoi n’y aurait-il pas aussi une courtoisie des couples ? Tu me trompes, je te trompe, mais nous ne voulons pas le savoir. Il n’y a de bonne intimité que crépusculaire. "Baisse un peu l’abat-jour", disait le charmant Paul Géraldy.

 

 

"Ce qui nous manquait, c'était une maison de mots où habiter ensemble. Nos amis nous en ont fourni tous les matériaux" (Nadège)
"Nous étions semblables à deux carpes enfouies dans la vase de notre vie quotidienne. Nous serons désormais comme deux truites frémissant flanc à flanc dans les eaux d'un torrent de montagne" (Yves)

 

© Michel Tournier, in Le médianoche amoureux, contes et nouvelles, "Les amants taciturnes", début, Gallimard, 1989

 

 


 

 

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