En ce onze novembre, mise en ligne d'un beau texte de Claude Roy, célébrant avec un tendre humour une vieille parente dont la vie s'était arrêtée avec la mort violente, à la Grande Guerre, d'un époux et d'un fils.
Je dédie cette mise en ligne, avec émotion reconnaissante, à Lydie et Rose, deux autres victimes collatérales de 14-18, qui tentèrent de me protéger durant mon enfance.

 

Depuis 1916, ma tante Jeanne avait mis sa vie entièrement sous des housses. Il y avait des housses blanches sur les fauteuils du salon de sa maison, dans la Grand-Rue de Châteauneuf-sur-Charente. Il y avait des housses sur les meubles de la chambre de son mari, qui s'était fait tuer à la tête de son bataillon d'infanterie, sur la Marne, en 14. Il y avait des housses dans la chambre de son fils, qu'un shrapnel avait éventré dans une tranchée de l'Argonne en 16. C'étaient des housses de toile écrue. Tante Jeanne elle-même était perpétuellement recouverte d'une housse noire, sa robe de deuil, et s'embrumait pour sortir dans le voile de crêpe traditionnel des veuves d'alors, moustiquaire funèbre. Tante Jeanne vivait une vie entièrement recouverte, une vie protégée de la vie.

 

 

Il ne lui arrivait plus rien, que la messe de sept heures, l'hiver quand il fait nuit encore, et l'été, quand le petit matin n'est pas le plaisir d'un jour clair qui se lève, mais l'aube d'une étendue de prière et chagrin, jusqu'au sommeil du soir. Il y avait aussi les Vêpres et le Rosaire, et les tâches de l'église, e ménage des chapelles : changer les fleurs des vases, le linge blanc des autels, le vin de messe des burettes, remettre de l'encens dans les encensoirs, frotter les calices au Miror. Quand on m'envoyait voir Tante Jeanne, passer l'après-midi avec elle, je me sentais déjà recouvert de housses, oppressé d'angoisse à la perspective d'être exilé jusqu'à l'heure du goûter, dans une maison qui sentait l'absence, l'encaustique et l'odeur de macérations de la Vallée de larmes.

Alors, pendant que Tante Jeanne tricotait des brassières pour les enfants des pauvres de l'ouvroir, assise dans le fauteuil crapaud (seul siège à échapper aux housses jusqu'au Jugement Dernier), dès que j'avais tendu mon front au baiser légèrement moustachu de la vieille dame, puis répondu, maussade, aux quatre questions rituelles (Avais-je été bien sage ? Avais-je bien travaillé ? Avais-je communié ? Avais-je mangé chaque matin à jeun quatre pruneaux trempés ?), j'allais me réfugier dans la véranda qui donnait sur le jardin trop sage, et me plongeais dans les livres que j'avais le droit de lire, ceux de la petite bibliothèque en bambou faux-chinois. Il y avait là les Aventures du Capitaine Corcoran, Sans famille, En famille, La Roche aux mouettes, et les quatorze volumes reliés de La Mode illustrée de l'année 1900 à l'an 1914. À cette époque d'avant le déluge, il était encore permis à Tante Jeanne d'être frivole, de se soucier de la mode, de se tenir au courant du passage de la jupe corolle à la jupe entravée, de la ligne cintrée aux corsages kimono. On s'intéressait, même dans les provinces, à l'apparition du jupon de basin à volants plissés ou du bas incrusté de broderies, ou de ces dentelles au point à l'aiguille qu'on appelait Valenciennes. Ce qui n'avait pas tellement changé, depuis ces temps fabuleux, c'était la mode enfantine, les vêtements des garçons et des "petites demoiselles". Le costume marin restait presque le même qu'en 1880, et je le revêtais toujours pour la messe du dimanche, comme les enfants des gravures sur bois le faisaient déjà jadis, avec le col carré bleu pâle bordé d'un galon blanc, la vareuse, et le plastron rayé qui préparaient des générations d'enseignes et de lieutenants de vaisseau, et qui allaient nous conduire à Mers-el-Kébir, au bombardement de la flotte française par les Anglais, au glorieux autosabordage de nos vaisseaux de guerre dans la rade de Toulon, à la prise du pouvoir en zone-nono par les marins, à l'époque bénie où enfin les marins n'avaient plus de navires, mais régnaient à Vichy sous l'amiral Darlan : chaque bourgeois français pouvait alors s'identifier au chef amiral du gouvernement, parce que chaque bon Français avait été cet enfant des dimanches, en costume marin, même à des lieues des ports et du grand large, même à Limoges, ou à Châteauneuf-sur-Charente.

Le monde de Tante Jeanne, c'était celui des provinces françaises où on croyait encore aux vertus de l'épargne, au rachat de l'âme des petits Chinois avec le papier d'argent du chocolat Meunier, aux allumettes soufrées (elles ne prenaient jamais du premier coup, elles se mettaient à grésiller tout doux, puis la flamme montait avec l'envie d'éternuer). Beaucoup de choses aujourd'hui discréditées avaient encore cours : l'Œuvre du Rosaire de Marie, les œufs en bois jaune pour repriser les bas et les chaussettes, l'Infaillibilité pontificale, les boules de bleu dans la lessive, les indulgences acquises par certaines prières, l'efficacité de la tisane de bourrache ou de queues de cerises, la profondeur de pensée des articles de Pierre l'Ermite dans Le Pèlerin hebdomadaire, l'odeur des fers à repasser chauffés sur une cuisinière à charbon, le recours à saint Antoine de Padoue pour retrouver les objets perdus, la responsabilité des Juifs dans la mort de N. S. Jésus-Christ, les vertus hygiéniques de la chicorée dans le café, les neuvaines pour les Âmes du Purgatoire, les battoirs à linge en bois, le bénitier de salon et l'espoir qu'un jour les souscripteurs à l'Emprunt russe seraient remboursés.

L'édifice de ces croyances était couronné par les vertus du renoncement et les décrets de la volonté de Dieu.

Dès que j'avais franchi le seuil de la maison de la Grand-Rue, je n'étais plus qu'une fourmi au bas de la pyramide qui s'élevait jusqu'au Ciel. Jamais je n'ai vu sourire ma tante Jeanne. Sur le sofa de la véranda, j'essayais de ne pas bouger. Je m'appliquais à tourner les pages si doucement que ma tante puisse oublier ma présence. On entendait seulement le cliquetis amorti de ses aiguilles à tricoter et le tic-tac de la pendule dorée sur la cheminée du salon. Un berger Louis XV, trop élégant pour ses moyens intellectuels, y souriait niaisement à une bergère lutine. Elle montrait, avec l'index de la main droite, les aiguilles du cadran, et on pouvait interpréter son geste de diverses manières. Soit qu'elle voulût signifier au berger que le temps pressait, et qu'il ferait bien de se hâter de la prendre dans ses bras et de cueillir enfin la rose de la vie. Soit au contraire qu'elle exprimât le désabusement du temps qui engloutit tout, qu'elle soupirât du désir d'échapper aux désirs, au ruissellement des eaux de la noria du temps et que (malgré son pimpant chapeau de paille doré à rubans dorés, sa légère robe dorée à la créole, son caraco doré de paysanne et son déguisement mondain de laitière dorée par un rayon de lune), elle écoutât cependant, dans le silence rythmé par le balancier en grappe de raisins dorés le pieux conseil que nous donne saint Grégoire de Nazianze. Ce grand saint enseigna que la vie n'est pas ce que nous vivons, car notre âme attend mieux. Elle aspire seulement à rejoindre, non pas les lèvres d'un berger en justaucorps des champs, d'un jeune joli-cœur vêtu à la mode du petit Trianon, mais "ce qui fut avant le monde et qui sera après le monde, ce qui fut avant le courant de la vie et ce qui sera après le courant de la vie".

Quand quatre heures sonnaient, je savais qu'avant de me donner "mon quatre heures" (une tasse de chocolat et deux dorées de pain perdu trempées dans du lait et passées à la poêle) tante Jeanne irait s'agenouiller dans le coin du salon sur le prie-Dieu de peluche grenat, devant le petit autel de la Vierge, entourée des photos de "ses chers morts", et qu'elle prononcerait ses oraisons du milieu de l'après-midi. Ma tante priait d'abord à voix basse. Mais peu à peu elle chuchotait les paroles des prières alternées, et puis sa voix montait. J'essayais de ne pas l'entendre, car j'étais plus délicat à dix ans qu'aujourd'hui, où je suis capable de cambrioler sur bande magnétique la prière d'un Indien désarmé. J'avais alors davantage peur de ce qui est le malheur des autres et de leur solitude. L'enfance a déjà assez à faire de son propre malheur, et de la solitude dont elle n'a pas encore pris l'habitude. Mais j'essayais en vain de ne pas entendre ma tante. Elle élevait la voix en élevant vers le ciel sa prière. C'était une mélopée où je ne reconnaissais pas les prières qu'on m'avait enseignées, le Notre Père, ni le Je vous salue Marie. Je ne sais plus, à distance, si Tante Jeanne répétait Seulement, en y mettant toute son âme, des prières qu'on ne m'avait pas apprises, ou si les mots venaient d'elle. Probablement pas, parce que l'Église catholique ne se fie guère à la créativité des fidèles, et qu'elle a plus confiance dans les textes qu'ils ont appris par cœur que dans ce qu'ils improvisaient en "écoutant leur cœur" : ce serait en effet probablement moins beau que les écrits du Psalmiste. Mais le murmure qui venait de la pièce à côté, tandis que je retenais mon souffle et n'arrivais plus à suivre les mots imprimés dans mon livre, c'était une oraison murmurante pleine d'angoisse et de mort, toute bruissante de vols d'ailes funèbres, de requêtes pour les âmes du Purgatoire, d'implorations à la pitié de Dieu. Ma tante Le priait d'être assez miséricordieux pour qu'elle reçoive la grâce de retrouver enfin, au-delà de cette terre, ses morts, ses chères âmes, enfin réunies avec elle au sein du Seigneur. La prière montait et descendait, comme devait plus tard le faire sur un autre continent, dans une autre langue, celle de l'Indien de San Cristobal. Et je ressentais soudain une peur qui m'arrêtait le cœur par saccades : la peur que les prières de Tante Jeanne fussent à l'instant exaucées, et qu'au moment ou j'entrerais dans le salon, je la trouve subitement morte, parvenue enfin au havre qui était tout ce que, des années durant, elle avait désiré encore, vivante à peine vivante, qui demandait seulement le droit de mourir afin de retrouver à jamais l'oncle Étienne et le cousin Philippe, afin de mériter la faveur de rejoindre enfin ses "chers morts".

On disait d'ailleurs dans la famille que pendant son mariage, Tante Jeanne avait sans cesse tourmenté les siens, par les piques d'un caractère inquiet et acariâtre, et que son mari et son fils n'aspiraient qu'à échapper le plus possible à sa dévotieuse, redoutable et étouffante tutelle.

 

 

Tante Jeanne eut beau prier chaque jour et demander au ciel la permission d'être rappelée à Dieu, elle vécut cependant très vieille. Quand j'eus grandi, je n'avais plus peur du tout, quoiqu'elle fût si âgée, de la retrouver morte en entrant dans le salon. Il jaunissait de plus en plus, comme jaunissaient dans leur cadre de peluche rouge les photos de famille. Et je ne saurai jamais si l'Indien Chamula qui demandait aux dieux, aux saints, aux très-puissants qu'ils l'aident à supporter d'être veuf et père, et pauvre, a été exaucé. Je ne saurai jamais s'il a repris femme et vu grandir en paix les enfants qui jouaient ce matin d'été sur les dalles de l'église. De prière exaucée à coup sûr, je n'ai souvenir que d'une seule, qui le fut au cours d'une nuit d'orage d'août, en Arizona. Mais son exaucement même me laisse encore des doutes. Pourtant, quand dans mes souvenirs je la revois de noir vêtue, voilée de crêpe noir, ma tante Jeanne ne me semble ni plus ni moins lointaine et exotique que les Indiens du Mexique ou ceux d'Amérique du Nord. Et la Grand-Rue de la petite ville de mon enfance ne me paraît ni plus ni moins étrangère que la Nationale transaméricaine quand elle traverse la réserve Hopi...

 

[Dans le paragraphe précédent, Claude Roy vient de parler de son séjour à San Cristobal (Mexique), auprès des Indiens Chamulas, et du miracle de la Pentecôte, "la langue de feu qui donne la grâce de comprendre toutes langues"...]

 

© Claude Roy, in Somme toute, chapitre "La foi qui sauve", pp. 184-189, Gallimard, 1976.

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.