L'art de la divination

 

Quel rare bonheur, que de lire du Camilleri ! Surtout quand il s'agit des mésaventures de son Commissaire préféré, fine mouche, solide fourchette et fin lettré. Et quel dommage de ne pas savoir le lire dans la langue originelle, si goûteuse certainement !

 

À Vigàta, la fête de carnaval n'a jamais eu de sens. Pour les grands, naturellement, qui n'organisent pas de réveillons ni ne font de dîners spéciaux. Pour les minots, en revanche, c'est une tout autre musique, ils remontent et redescendent le cours en se pavanant dans leurs costumes désormais sous influence télévisuelle. Aujourd'hui, on ne trouve plus, même à prix d'or, de costume de Pierrot ou de Mickey, Zorro survit, mais ce sont Batman et de hardis cosmonautes en étincelantes tenues spatiales qui font fureur.

 

 

Toutefois, cette année-là, la fête de carnaval eut un sens au moins pour un adulte: le professeur Gaspare Tamburello, proviseur du lycée local Federico Fellini, très récemment ouvert, comme le laissait deviner le nom qui lui avait été attribué.

 

- La nuit dernière, on a tenté de me tuer ! proclama le proviseur en entrant, et en s'asseyant dans le bureau de Montalbano.

Le commissaire le regarda, estourbi. Non pas à cause de la déclaration dramatique, mais en raison du curieux phénomène en cours sur le visage de ce type qui passait, sans transition, du jaune de la mort au rouge du poivron.

"Celui-là, il va se choper un symptôme", pensa Montalbano, et il dit :

- Monsieur le proviseur, racontez-moi tout. Vous voulez un verre d'eau ?

- Je ne veux rien ! rugit Gaspare Tamburello.

Il s'essuya le visage avec un mouchoir et Montalbano s'étonna que les couleurs de la peau n'aient pas déteint sur l'étoffe.

- Ce super grand cornard l'a dit et il l'a fait !

- Écoutez, monsieur le proviseur, vous devez vous calmer et tout me raconter dans l'ordre. Dites-moi exactement comment ça s'est passé.

Le proviseur Tamburello fit un effort visible pour se contrôler, puis attaqua.

- Vous le savez, commissaire, que nous avons un ministre communiste à l'Éducation nationale ? Celui qui veut qu'on étudie Gramsci à l'école. Mais moi, je demande : pourquoi Gramsci oui, et Tommaseo(1) non ? Vous pouvez m'expliquer, vous, pourquoi ?

- Non, dit sèchement le commissaire qui en avait déjà plein le dos. Si on en venait au fait ?

- Donc, pour conformer l'institut, que j'ai la charge et l'honneur de diriger, aux nouvelles normes ministérielles, je suis resté à travailler dans mon bureau jusqu'à minuit passé.

Au pays, on savait pour quelle raison le proviseur trouvait toutes les excuses possibles pour ne pas rentrer chez lui : là, comme un tigre à l'affût, l'attendait son épouse Santina, mieux connue à l'école sous le nom de Santippe(2). Le moindre prétexte suffisait à déchaîner Santippe. Et alors, les voisins commençaient à entendre les cris, les offenses, les insultes que la terrible femelle infligeait à son mari. En rentrant à minuit passé, Gaspare Tamburello espérait la trouver endormie et éviter la scène habituelle.

- Poursuivez, je vous en prie.

- J'avais à peine ouvert la porte de l'immeuble que j'ai entendu une détonation très forte et vu un éclair. J'ai aussi entendu, distinctement, quelqu'un qui ricanait.

- Et vous, qu'avez-vous fait ?

- Qu'est-ce que je devais faire ? Je me suis mis à grimper l'escalier en courant, j'ai oublié de me prendre l'ascenseur, j'avais les sangs retournés.

- Vous l'avez dit à votre dame ? demanda le commissaire qui, quand il s'y mettait, savait être vraiment mauvais.

- Non. Et pourquoi ? Elle dormait, pauvre femme !

- Et vous auriez même vu la flamme ?

- Bien sûr que je l'ai vue (Montalbano eut une moue dubitative, le proviseur la remarqua). Qu'est-ce qu'il y a, vous ne me croyez pas ?

- Je vous crois. Mais c'est étrange.

- Pourquoi ?

- Parce que si par hasard quelqu'un vous tire dans le dos, vous entendez la détonation, certes, mais vous ne pouvez pas voir la flamme. Vous comprenez ?

- Et moi, au contraire, je l'ai vue. Ça va comme ça ?

Le jaune de la mort et le rouge du poivron se fondirent dans un vert olive.

- Vous, proviseur, vous m'avez laissé entendre que vous connaîtriez la personne qui vous a tiré dessus.

- N'utilisez pas le conditionnel, je sais très bien qui l'a fait. Et je suis ici pour déposer une plainte en bonne et due forme.

- Attendez, ne vous précipitez pas. D'après vous, c'était qui ?

- Le professeur Antonio Cosentino.

Net, décidé.

- Vous le connaissez ?

- Quelle question ! Il enseigne le français à l'institut !

- Pourquoi l'aurait-il fait ?

- Encore ce conditionnel ! Parce qu'il me hait. Il ne supporte pas mes rappels à l'ordre incessants, mes blâmes. Mais moi, qu'est-ce que j'y peux ? Pour moi, l'ordre et la discipline sont des impératifs catégoriques ! Le professeur Cosentino, en revanche, s'en fiche éperdument. Il arrive en retard aux conseils des professeurs, conteste presque toujours ce que je dis, prend des airs supérieurs, monte ses collègues contre moi.

- Et vous le pensez capable d'un homicide ?

- Ah ! Ah ! Vous voulez me faire rire ? Ce type-là est capable non seulement de tuer, mais de bien autre chose encore !

"Et qu'est-ce qu'il peut bien y avoir de pire que de tuer ?" pensa le commissaire. Peut-être dépecer le cadavre du tué et se le manger moitié en pot-au-feu et moitié au four avec des patates.

- Et vous savez ce qu'il a fait ? poursuivit le proviseur. Je l'ai vu, moi, de mes yeux vu, offrir à fumer à une élève !

- De l'herbe ?

Gaspare Tamburello sursauta, se troubla.

- Mais non, de l'herbe ! Pourquoi devraient-ils fumer de l'herbe ? Il lui donnait une cigarette.

Il vivait hors du temps et de l'espace, monsieur le proviseur.

- Il me semble avoir compris que vous avez affirmé tout à l'heure que le professeur vous a menacé.

- Pas précisément. Une menace qu'on peut appeler une menace à proprement parler, il n'y en a pas eu. Il me l'a dit comme ça, en faisant semblant de plaisanter.

- Dans l'ordre, je vous en prie.

- Donc, il y a une vingtaine de jours, la professeur Lopane a invité tous ses collègues au baptême d'une de ses petites-filles. Je n'ai pas pu m'y soustraire, vous comprenez ? Pourtant, je n'aime pas que les chefs et les subordonnés fraternisent, il faut toujours maintenir une certaine distance.

(Montalbano regretta que le tireur, si vraiment il avait existé, n'ait pas mieux visé) Puis, comme il arrive toujours dans ce cas, tous ceux de l'institut se sont retrouvés réunis dans une pièce. Et là, les enseignants les plus jeunes ont voulu organiser quelques jeux. Tout d'un coup, le professeur Cosentino a dit qu'il possédait l'art de la divination. Il a affirmé qu'il n'avait pas besoin d'observer le vol des oiseaux ou les viscères d'un animal quelconque. Il lui suffisait de regarder intensément une personne pour voir distinctement son destin. Une petite sotte, la professeur Angelica Feracota, une suppléante, l'a interrogé sur son avenir. Le professeur Cosentino lui a prédit un grand changement amoureux. Quel exploit ! Tout le monde le savait que la suppléante, fiancée à un dentiste, le trahissait avec le prothésiste dentaire et que le dentiste, tôt ou tard, il s'en apercevrait ! Au grand amusement...

Au mot "amusement", Montalbano n'y tint plus.

- Ah non, monsieur le proviseur, là, on va y passer la nuit ! Communiquez-moi seulement ce que le professeur vous a dit. Ou plutôt, vous a prédit.

- Comme tout le monde le pressait pour qu'il devine mon avenir, lui, il m'a regardé fixement, si longtemps qu'un silence de tombe s'est installé. Vous voyez, commissaire, il s'était créé une atmosphère qui, sincèrement.

...

- Laissez tomber l'atmosphère, sapristi !

Homme d'ordre, le proviseur obéissait aux ordres.

- Il m'a dit que le 13 février j'échapperais à une attaque, mais que d'ici trois mois je ne serais plus parmi eux.

- Ambigu, vous ne trouvez pas ?

- Comment ça, ambigu ! Hier, c'était le 13, non ? On m'a tiré dessus, oui ou non ? Et donc, il ne s'agissait pas d'une attaque d'apoplexie, mais d'une vraie attaque au pistolet.

La coïncidence troubla le commissaire.

- Écoutez, proviseur, mettons-nous d'accord comme ça. Moi, je mène quelques enquêtes et puis, si nécessaire, je vous prierai de porter plainte.

- Si vous m'ordonnez d'agir ainsi, j'agirai ainsi. Mais moi, j'aimerais le savoir tout de suite en taule, ce voyou. Au revoir.

Et enfin, il décarra.

- Fazio ! appela Montalbano.

Mais au lieu de Fazio, il vit le proviseur réapparaître sur le seuil. Le visage, cette fois, tirait sur le jaune.

- J'oubliais la preuve la plus importante !

Derrière le professeur Tamburello apparut Fazio.

- À vos ordres.

Mais le proviseur continua, imperturbable :

- Ce matin, en venant ici déposer ma plainte, j'ai vu que sur la porte de mon immeuble, en haut, à gauche, il y a un trou qui n'y était pas avant. C'est là que le projectile a dû se ficher. Enquêtez là-dessus.

Et il sortit.

- Tu le sais, où habite le proviseur Tamburello ? demanda le commissaire à Fazio.

- Oh que oui.

- Va donner un coup d'œil à ce pertuis dans la porte puis tu me rends compte. Attends, avant tu téléphones au lycée, tu te fais passer le professeur Cosentino et tu lui dis que cet après-midi, vers les cinq heures, je veux le voir.

 

Montalbano revint au bureau à quatre heures moins le quart légèrement alourdi par un kilo et quelques de poissons grillés, si frais qu'ils avaient recommencé à nager dans son estomac.

- Pour y être, le pertuis, il y est, rapporta Fazio, mais il est tout neuf, le bois est vif, il n'y a pas de marque de projectile, on le dirait fait au canif. Et pas trace de balle. Je me suis fait une opinion.

- Dis-la.

- Je pense pas qu'on lui ait tiré dessus, au proviseur. Nous sommes en période de carnaval, peut-être qu'un petit chenapan a eu envie de déconner et lui a balancé un pétard ou une fusée.

- Plausible. Mais comment tu l'expliques, le pertuis ?

- Le proviseur l'aura fait lui-même, pour faire croire aux conneries qu'il est venu vous raconter.

La porte s'ouvrit à la volée, battit contre le mur, Montalbano et Fazio sursautèrent. C'était Catarella.

- Il y aurait qu'il ya le prifisseur Cosentino qui dit qu'il faudrait parler avec vous pirsonnellement en pirsonne.

- Fais-le entrer.

Fazio sortit, entra Cosentino.

Une fraction de seconde, le commissaire fut désarçonné. Il s'attendait à un type en T-shirt, jean et grosses Nike aux pieds ; en fait le professeur portait un complet gris et une cravate. Il avait même un petit air mélancolique, la tête légèrement penchée sur l'épaule gauche. Mais ses yeux malins frétillaient. Sans circonlocutions, Montalbano lui rapporta l'accusation du proviseur et l'avertit que ce n'était pas une affaire sur laquelle on pouvait plaisanter.

- Pourquoi ça ?

- Parce que vous avez deviné que le 13, le proviseur serait victime d'une espèce d'attentat et que c'est ce qui s'est ponctuellement passé.

- Mais, commissaire, s'il est vrai qu'on lui a tiré dessus, comment pouvez-vous penser que moi, j'aurais été assez stupide pour annoncer que je le ferais, et devant vingt témoins ? Autant tirer et m'en aller directement en prison ! Il s'agit d'une malheureuse coïncidence.

- Attention, que votre raisonnement ne tient pas.

- Et pourquoi ?

- Parce vous auriez pu être non pas assez stupide, mais assez malin pour le dire, le faire et puis venir me soutenir que vous n'avez pu le faire puisque vous l'avez dit.

- C'est vrai, admit le professeur.

- Alors, qu'est-ce qu'on fait ?

- Mais vous croyez vraiment que je possède des dons de devin, que je suis capable de faire des prédictions ? Au mieux, en ce qui concerne le proviseur, je pourrais faire, comment dire, des "rétro-dictions". Et ça oui, certainement, c'est sûr comme la mort.

- Expliquez-vous.

- Si notre cher proviseur avait vécu durant la période fasciste, vous ne voyez pas quel beau secrétaire de fédération il aurait fait ? De ceux qui portaient l'orbace(3), avec les guêtres et l'oiseau sur le béret, qui sautaient à travers des cercles de feu. Garanti.

- On pourrait parler sérieusement ?

- Commissaire, vous ne connaissez peut-être pas un délicieux roman du XVIIIe siècle qui s'intitule Le Diable amoureux de ...

- Cazotte, dit le commissaire. Je l'ai lu.

Le professeur surmonta bien vite un léger étonnement.

- Donc, un soir, Jacques Cazotte, se trouvant avec quelques amis célèbres, en devina exactement la mort. Eh bien ...

- Écoutez, professeur, moi aussi, je la connais, cette histoire, je l'ai lue dans Gérard de Nerval.

Le professeur en resta bouche bée.

- Seigneur ! Mais comment faites-vous pour savoir ces choses ?

- En lisant, répondit le commissaire avec brusquerie puis, encore plus sérieux, il ajouta : Cette affaire n'a ni queue ni tête. Je ne sais même pas si on a tiré sur le proviseur ou si c'était un pétard.

- Un pétard, un pétard, assura le professeur d'un air méprisant.

- Mais je vous mets formellement en garde. Si d'ici trois mois, il arrive quelque chose au proviseur Tamburello, je vous en tiendrai personnellement responsable.

- Même s'il attrape la grippe ? demanda Antonio Cosentino, nullement effrayé.

 

Et en fait, ce qui était écrit qui arriverait arriva.

Le proviseur Tamburello se vexa beaucoup de ce que le commissaire n'ait pas accepté sa plainte et n'ait pas passé les menottes à l'individu, selon lui, responsable. Et il se lança dans une série de faux pas. Au conseil des professeurs suivant, en alternant une mine sévère et celle du martyr, il communiqua à l'auditoire ébahi qu'il avait été victime d'un guet-apens auquel il avait miraculeusement échappé, grâce à l'intercession (dans l'ordre) de la Madone et du Devoir moral dont il était l'infatigable champion. Durant son discours, il ne cessa d'envoyer des coups d'œil lourds de sous-entendus au professeur Cosentino qui ricanait sans se cacher. Le deuxième faux pas consista à se confier au journaliste Pippo Ragonese, présentateur à Televigàta, qui en voulait au commissaire. Ragonese raconta l'affaire à sa manière, affirma que Montalbano, en n'entamant pas de poursuites contre celui qui lui avait été signalé comme l'exécuteur matériel de l'attentat, se rendait objectivement coupable de complicité de crime. Le résultat fut simple : tandis que Montalbano riait de bon cœur, tout Vigàta en vint à savoir que quelqu'un avait tiré sur le proviseur Tamburello.

Entre autres, en allumant la télévision à douze heures trente pour le journal, la nouvelle parvint aux oreilles de la conjointe de l'intéressé, qui jusque-là était demeurée dans l'ignorance de tout. Ignorant quant à lui qu'à présent sa femme savait, le proviseur se présenta à treize heures trente pour manger. Les voisins étaient tous aux fenêtres et aux balcons pour savourer la suite. Santippe injuria son mari, en l'accusant de lui avoir caché quelque chose, elle le définit comme un con qui se faisait tirer dessus comme n'importe qui, reprocha au tireur inconnu de, littéralement, "tirer comme une merde". Au bout d'une heure de ce tambourinement, les voisins virent le proviseur déguerpir par la porte de l'immeuble, comme un lapin débusqué de son terrier par un furet. Il retourna à l'école, se fit porter un sandwich au bureau.

 

Vers six heures de l'après-midi, comme ils le faisaient toujours, au café Castiglione se réunirent quelques-uns des esprits les plus spéculatifs du pays.

- Comme cornard, il se pose un peu là, attaqua le pharmacien Luparello.

- Qui ? Tamburello ou Cosentino ? demanda le comptable Prestia.

- Tamburello. Il ne dirige pas l'institut, il le gouverne, c'est une espèce de monarque absolu. Celui qui ne se plie pas à son bon vouloir, il le baise. Rappelons-nous que l'an dernier, il a recalé toute la seconde C parce qu'ils ne se sont pas levés immédiatement quand il est entré dans la classe.

- Tout à fait vrai, c'est ! s'exclama Tano Pisciotta, commerçant en gros de poissons, et il ajouta, baissant la voix jusqu'à un simple souffle : Et n'oublions pas que parmi les jeunes recalés de la Seconde C, il y avait le fils de Giosuè Marchica et la fille de Nenè Gangitano.

Un silence méditatif et inquiet s'installa.

Marchica et Gangitano étaient des personnes de poids, auxquelles on ne pouvait faire de mauvaises manières. Et recaler leurs enfants, ce n'était pas une mauvaise manière, peut-être ?

- C'est autre chose qu'une antipathie entre le proviseur et le professeur Cosentino ! Là, oui, la chose est très sérieuse ! conclut Luparello.

Juste à ce moment, le proviseur entra. Ignorant comment le vent commençait à tourner, il prit un siège et s'assit à la table commune, commanda un café.

- Désolé, mais il faut que je rentre à la maison, dit immédiatement le comptable Prestia. Ma femme a un peu de fièvre.

- Moi aussi, je dois y aller, j'attends un coup de fil au bureau, enchaîna Tano Pisciotta.

- Ma femme aussi a la fièvre, assura le pharmacien, qui avait peu d'imagination.

Vire, tourne, en un instant le proviseur se retrouva seul à table. Pour une raison ou une autre, il valait mieux ne pas se montrer en sa compagnie. On risquait que Marchica et Gangitano se méprennent sur l'étendue de leur amitié pour le professeur Tamburello.

 

Un matin, devant Mme Tamburello, qui faisait son marché, se présenta la femme du pharmacien Luparello.

- Que vous êtes courageuse, ma bonne dame ! Moi, à votre place, je me serais enfuie ou j'aurais foutu mon mari dehors, sans perdre de temps.

- Et pourquoi ?

- Comment, pourquoi ? Et si ceux-là qui lui ont tiré dessus et qui l'ont manqué décident de pas courir de risques et mettent une bombe derrière la porte de votre appartement ?

Le soir même, le proviseur déménagea à l'hôtel. Mais l'hypothèse de Mme Luparello fit si bien son chemin que les familles Pappacena et Lococo, qui habitaient sur le même palier, changèrent de logement.

À bout de résistance physique et mentale, le proviseur Tamburello demanda et obtint son transfert. Avant trois mois, il ne fut "plus parmi eux", comme l'avait deviné le professeur Cosentino.

 

 

- Vous pouvez me dire quelque chose, par curiosité ? demanda le commissaire. La détonation, c'était quoi ?

- Un pétard, répondit tranquillement Cosentino.

- Et le trou dans la porte ?

- Vous me croirez si je vous dis que ce n'est pas moi qui l'ai fait ? C'est sans doute un hasard ou bien c'est lui-même qui l'a fait pour donner de la consistance à sa plainte contre moi. C'était un homme destiné à se brûler de ses propres mains. Je ne sais pas si vous savez qu'il y a une comédie, grecque ou romaine, je ne me souviens pas, qui s'intitule Le Punisseur de soi-même, dans laquelle ...

- Je sais seulement une chose, coupa Montalbano, que je ne voudrais pas vous avoir comme ennemi.

Et il était sincère.

 

 

Notes

 

(1) Nicole Tommaseo (1802-1874), philologue, auteur de monumentaux dictionnaires de la langue italienne (N.d. T.).
(2)Santina : "petite sainte". Santippe : épouse de Socrate, archétype de la mégère (N.d.T.).
(3) Orbace : tissu de laine brute, d'origine sarde, utilisé pour l'uniforme fasciste. (N.d.T.)

 

 

© Andrea Camilleri, in Un mese con Montalbano Arnoldo Mondadori Editore, 1998, pp. 23-34

 

 

Un complément souriant : Les trois miracles du commissaire Montalbano

 

Le commissaire Salvo Montalbano déteste le mauvais temps. Et ce jour-là, "le ciel était entièrement couvert de nuages où menaçait la pluie", comme il est écrit à la page 12 du Voleur de goûter (Pocket, 2004), le quatrième des romans d'Andrea Camilleri consacré au policier le plus célèbre d'Italie. On était venu pour raconter une success story ensoleillée, l'heureux mariage à trois du polar, de son adaptation télévisée et du tourisme culturel, et nous voilà déambulant dans les rues de Scicli sous un parapluie. Entre deux haltes, les collines des Monte Iblei (monts Hybléens), où Montalbano trimballe sa vieille Fiat Tipo noire - dont il ne parvient jamais à se faire défrayer les pleins d'essence - étaient hachées par les essuie-glace.

Andrea Camilleri, 89 ans depuis le 6 septembre, n'est déjà plus un gamin lorsqu'il entreprend d'écrire les aventures de son commissaire. Metteur en scène pour le théâtre (il sera le premier à monter Beckett en Italie) et pour la télévision (on lui doit en partie l'adaptation italienne de "Maigret"), ce fils unique d'un couple de la bourgeoisie sicilienne hésite à se lancer dans l'écriture romanesque. Il a pourtant remporté un prix de poésie avec les encouragements de Leonardo Sciascia, en battant Pier Paolo Pasolini en finale. Un filo di fumo (Un filet de fumée), en 1980, lui permet de faire surgir de son imagination et de ses souvenirs la ville qui deviendra le décor principal de tous les autres romans, Vigàta, mélange de Porto Empédocle, sa ville natale, et d'Agrigente.

Mais il faudra quatorze ans encore pour que naissent, lors de longues heures passées au chevet de son père mourant à qui il raconte des histoires, les contours de son commissaire, ainsi nommé en hommage à l'écrivain de polars espagnol Manuel Vazquez Montalban. Camilleri a presque 70 ans. Paru en 1994, La Forme de l'eau est son premier succès. Depuis, 15 millions de lecteurs suivent les aventures du flic le plus médiatique de la Péninsule.

 

"La saveur de la langue"

 

"Montalbano sono. Che fù ?" ("Montalbano, je suis. Qu'est-ce qu'il fut ?") Ces mots-là valent une signature. À les lire, dans leur typique inversion du verbe et du sujet, et ce passé simple qui font du sicilien un dialecte incroyablement littéraire - et un casse-tête pour ses traducteurs - c'est tout un monde qui se déplie. Dans l'ordre : Vigàta donc, où ce flic bougon, misanthrope à ses heures, retrouve chaque jour ses adjoints Mimi Augello, le séducteur, Carmine Fazio, le méthodique et Agatino Catarella, l'homme à tout faire, brouillon et obséquieux ; Marinella ensuite, où il vit face à la mer et où il retrouve par intermittence sa fiancée Livia ; les restaurants enfin, où il se gave de rougets grillés (un kilo ne lui fait pas peur), d'arancini (boulettes de riz), de pasta alla norma (ricotta et aubergine).

Le travail ne manque pas à Vigàta. En 34 volumes, Salvo Montalbano a résolu l'énigme d'autant de meurtres, d'enlèvements, de trafics, de corruption de politiciens, de rackets et de crimes divers. L'ordinaire de la Sicile gangrené par le crime organisé - Oui, mais à cette différence près qu'il faut en général 250 pages à Camilleri, rédigées en à peine un mois, pour boucler une enquête, quand la justice italienne se traîne. "C'est une vision idéale et très folklorique de la Sicile, admet Attilio Bolzoni, spécialiste de l'île et de ses coutumes criminelles au quotidien La Repubblica. Mais ce flic est tellement sympathique et acharné qu'on ne peut s'empêcher de l'aimer". Serge Quadruppani, traducteur en français de la plupart des volumes, ajoute dans chacune de ses préfaces un autre ingrédient à ce succès : "Au moment même où la télévision menaçait de réaliser ce que l'école n'avait pu obtenir, que tous les Italiens parlent la même langue, Camilleri leur restitue la saveur de la langue de ses pères, l'italo-sicilien des environs d'Agrigente (...) : la truculence généreuse et raffinée d'un peuple très ancien".

Mais tout cela n'explique pas que nous nous trouvions, un dimanche d'octobre, dans les rues désertes de Scicli qui se vante d'être la "quatrième ville la plus ensoleillée d'Italie", sous un parapluie. Un peu de patience ! Un écrivain prolifique, des intrigues calquées sur le réel, des décors pris sur le vif, des dialogues si bien écrits qu'ils font avancer l'histoire toute seule comme un train électrique : la télévision italienne n'a pas été longue à se rendre compte du profit qu'elle pourrait tirer d'un tel gisement. Encore fallait-il un producteur qui y croie : "À la fin des années 1990, se souvient Carlo Degli Esposti, directeur de la société Palomar qui produit la série, je suis allé trouver une amie éditrice en Sicile. C'est elle qui m'a fait lire les romans de Camilleri. J'ai immédiatement prévenu la RAI [la télévision publique] de l'énorme potentiel de ces livres. Deux mois passent. Pas de réponse. Je suis allé sonner directement à la porte d'un dirigeant pour le convaincre. Un quart d'heure après, on signait le contrat".

C'est le deuxième miracle du commissaire Montalbano. Ayant fait la fortune de son auteur, il fera celle de la télévision, dès la diffusion du premier téléfilm en 1999. Chaque printemps, acteurs, machinistes, réalisateur retrouvent leurs habitudes sur la côte sud-est de la Sicile pour y mettre en boîte quatre nouveaux épisodes. Toujours les mêmes : le réalisateur Alberto Sironi, ancien assistant de Giorgio Strehler au Piccolo teatro de Milan, et Luca Zingaretti dans le rôle du commissaire. On dit qu'il serait l'acteur le mieux payé d'Italie (400 000 euros par épisode). Il est aussi l'un des plus discrets, semblant avoir fait sien le mode de vie de son personnage : modestie et efficacité. Il a, comme son modèle de papier, l'air taciturne et le regard doux. Seule différence : Zingaretti est chauve comme un œuf alors que, dans les romans, la lointaine et épisodique Livia ne déteste pas passer sa main dans la tignasse du commissaire. Ses acolytes Mimi, Carmine et Agatino, eux non plus n'ont pas changé. Les téléspectateurs regardent vieillir ce petit monde d'année en année. Une ride de plus par ci, un rictus d'amertume par là. Ça crée des liens.

Chaque nouvelle saison (il y en a eu neuf, la dixième en cours de préparation sera retransmise en 2015) réunit près de 10 millions de téléspectateurs. L'été, les rediffusions des vieux épisodes battent à plates coutures n'importe quelle autre émission. Mais plus que les répliques ou le dénouement d'une enquête, ce sont les paysages qui attirent l'œil comme un phare. Selon une étude détaillée des pointes d'audience, il apparaît que les téléspectateurs sont plus nombreux et attentifs dans les scènes tournées en extérieur : "Après Zingaretti, la Sicile est l'autre vedette", explique Alberto Sironi. La Sicile de Camilleri ? Pas vraiment. "Au cours des premiers repérages, continue Sironi, nous nous sommes rendus dans la région d'Agrigente et de Porto Empédocle, pensant y retrouver les paysages qui avaient inspiré l'auteur. Mais tout était enlaidi par les constructions récentes. La Sicile de Camilleri n'existe plus, hélas. Nous avons donc décidé de tourner dans des paysages plus intacts comme les environs de Scicli, Modica et Ragusa Ibla".

 

Pèlerinage

 

En grande partie rasée par le tremblement de terre de 1693 et reconstruite selon les canons architecturaux du XVIIIe siècle espagnol, la province de Raguse est en soi un décor cinématographique. Églises baroques, rues bordées de palais aux balcons de fer forgé sont devenues les héros de cette série télévisée made in Sicily. "Nous avons délibérément choisi de faire apparaître les personnages dans des lieux presque vides, explique Alberto Sironi, afin que le décor exprime toute sa puissance". La Vigàta de la télévision a pris ses aises avec le réel, recréant un lieu imaginaire avec des éléments pris ici où là. Ce mur de pierre sèche près duquel on découvre un cadavre, l'église San Giorgio d'Ibla qui se dresse au haut d'une rue en pente comme un couple de mariés sur une pièce montée, et le château néo-gothique de Donnafugata où il rend parfois visite à un mafieux pour d'étranges tractations, sont en réalité distants de plusieurs kilomètres. Magie du montage et de la lumière uniforme, ils sont désormais imbriqués les uns dans les autres.

Et c'est ici que se produit le troisième miracle de Montalbano. Maintenant on comprend mieux ce que nous faisons à Scicli, sous un parapluie. Le succès des livres de Camilleri entraînant celui de la série télévisée, ce dernier a à son tour engendré un troisième phénomène qui vaut à Salvo Montalbano d'être définitivement le "sauveur de la Sicile". Alors que l'activité touristique, sous l'effet de la crise, s'est ralentie sur toute l'île, elle renaît dans la province de Raguse. On comptait à peine une centaine d'hôtels de charme et de chambres d'hôtes il y a dix ans, ils sont près de 3 000 aujourd'hui. Désormais diffusée dans une soixantaine de pays dont la France, la série attire des centaines de milliers de touristes en pèlerinage. Ryan Air, à l'affût des nouvelles tendances, a ouvert une dizaine de lignes depuis Londres ou Berlin sur l'aéroport tout proche de Comiso.

"Chaque semaine, je reçois environ 80 demandes", explique Francesca Giannone propriétaire de l'agence GFG Travel. Et elle n'est pas la seule : toutes les agences de tourisme proposent leur "Montalbano Tour". Adjoint au tourisme de Scicli, Giampaolo Schillaci se frotte les mains : "Même si la ville est classée au patrimoine mondial de l'Unesco, j'estime que 75 % des visiteurs viennent d'abord pour voir les décors de Montalbano".

Cet été pourtant, l'idylle entre Montalbano et la province de Raguse a bien failli tourner court. La société Palomar a menacé d'abandonner la Sicile pour les Pouilles. Motif ? La région n'aurait pas tenu sa promesse d'accorder quelques faveurs fiscales à la production. Eût-on décidé de déménager la fontaine de Trevi de Rome à Naples que la polémique n'aurait pas été moindre. Finalement tout est rentré dans l'ordre. "Montalbano appartient à ce coin de Sicile, et nous en sommes tous prisonniers", s'amuse Alberto Sironi. Une Sicile façon puzzle, à la fois reconstituée et authentique. Devant la maison du commissaire à Punta Secca, les touristes prennent des selfies. Montalbano voudrait-il piquer une tête pour chasser ses idées noires de son crawl puissant et stylé ? Possible dans la fiction, impossible dans la vraie vie. Si la caméra recule un peu et élargit le plan, les téléspectateurs pourront lire le panneau "baignade interdite". Et puis, de toute façon, il pleut !

 

 

© Philippe Ridet (Scicli et Ragusa Ibla - Sicile) envoyé spécial, du Monde, livraison du 30 octobre 2014

 

 


 

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