Bon. On n'en lirait pas tous les jours ! Mais San-Antonio, quel souffle ! Quelle créativité lexicale ! Notre héros se trouve, au cours d'une enquête, retenu dans une prison anglaise. Le gros Béru et Marie-Marie, sa nièce, tentent de l'en faire sortir.

 

Je somnole... Le temps perd sa substance. Il devient incertain.

Fondu au noir !

Me semble qu'on crie mon blaze dans la street. S'agit-il d'un songe, d'un rêve ou d'un cauchemar ? Je requiers toute mon attention, mobilise mes facultés auditives et finis par reconnaître la voix de Marie-Marie. Cette mignonne chante à tue-tête et à casse-tympan Sur le Pont d'Avignon, mais avec des paroles de sa composition. Je les reproduis ici in-extenso car, vous le savez, je ne rechigne jamais à la tâche.

 


Mon p'tit San
Antonio
Faut t' barrer (e), faut t' barrer (ee)
Mon p'tit San
Antonio
Y faut t' barrer illico
T'as une bagnole au coin d' la rue
La clé d' contact est dessus
Ainsi que l'adresse où qu'on t'attend.
Grouille-toi, San-A, de fout' le camp !

 

Vous le voyez, mes très chères, il s'agit d'un bijou de chansonnette aux rimes plus fraîches qu'un matin de printemps. Elle provoque en moi une réaction salutaire. Le frêle organe de la gamine c'est comme un souffle d'air par une journée torride. II est prometteur de félicités. Je me dis que c'est la voix de la raison qui monte de la rue. En me taillant de cette prison, je briserai la coalition effarante qui fait de moi un homme accusé de meurtre et passible de la potence ou de l'asile. Je dois songer à me disculper. Or, qui donc, mieux que le fameux San-Antonio, est en mesure de prouver l'innocence du malheureux San-Antonio ? Hein ? Répondez ! Bon je vois que vous êtes de mon avis. […]

Je rétrospecte pour bien me remettre dans l'œil les dédales de la prison. Ça vous chiffonne que je crée le verbe rétrospecter ? Faut pas, mes pommes, faut pas ! Ce qui manque à notre langage ce sont par-dessus tout des verbes. Le verbe c'est le ferment de la phrase, son sang, son sens, sa démarche. A partir de noms ou d'adjectifs, il est aisé d'en confectionner de nouveaux. Je vous engage tous (c'est aux jeunes que je cause, pas aux vieux kroumirs plus moisis que leurs manuels scolaires) à fabriquer du verbe pour que s'épanouisse notre langue. Ne vous laissez pas arrêter par la crainte de passer pour des incultes. Ce qui n'est pas français au départ le devient rapidement. Notre langue n'est pas la propriété exclusive des ronchons* chargés de la préserver ; elle nous appartient à tous, et si nous décidons de pisser sur l'évier du conformisme ou dans le bidet de la sclérose, ça nous regarde ! Allons, les gars, verbaillons à qui mieux et refoulons les purpuristes sur l'île déserte des langues mortes !

D'ailleurs ça vient tout doucettement, ma marotte du néologisme. Un peu partout, on assiste à des naissances. Dans les films, dans les bouquins. Oh, c'est encore timide, mais y'a que le premier verbe qui coûte. Bientôt, on ne pourra plus prétendre que le verbe s'est fait cher. Le jour viendra qu'au bac on fera passer une épreuve de néologie. Coefficient mille ! La San-Antoniologie écrasera la philo, ridiculisera les maths. A bas Pythagore ! Il l'aura dans l'hypoténuse. On lui déniera le théorème. On le contestera, on le mettra en doute avant de l'oublier. Et tout ce qui subsistera de Samos, son pays natal, ce sera une marque de fromage.

 

[© San-Antonio, Un Éléphant ça trompe, éd. du Fleuve Noir, Paris, 1968].

 

 


 

 

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