Je pourrais dire que Jean Rouaud, c'est un Proust (il avoue ne se résigner "que de mauvais gré à clore une phrase") qui aurait lu Freud la plume à la main, et qui se serait imprégné de La route des Flandres. Mais ce serait ô combien réducteur ! Je ne sais trop ce qu'il faut admirer, dans ce nouveau chef d'œuvre qu'est L'invention de l'auteur : la phrase qui donne l'impression de vagabonder, mais qui est d'une maîtrise extraordinaire, les images qui se bousculent puis s'ordonnent, la musique du texte qui dépasse tout qualificatif... Mais au moins je sais que c'est du travail admirable. Il faut voir comment l'auteur passe d'une copie retrouvée de son temps d'écolier à sa vision antérieure de la Grande Guerre, comment son "enquête sur la genèse de cet étrange désir de devenir écrivain" est une sorte de tableau des blessures secrètes, un voyage initiatique qui commence par Saint Joseph charpentier, le célèbre tableau de Georges de La Tour (il faut dire que Jean Rouaud ressemble curieusement à l'"exquisse figure" de l'enfant à la chandelle, l'enfant Jésus), pour s'achever, après être passé, entre autres, par les aventures de Nils Holgersson, les extases de Bernadette Soubirous et la querelle des Anciens et des Modernes, avec le divin Bach, enfant, jouant de l'orgue dans la petite église d'Eisenach...
Tout cela autour de la figure paternelle du "grand Joseph", de Pierre le grand-père qui accueillit certains cercueils, à la gare, avec une colère non feinte, et des cinq colis, sur le même quai de gare, contenant la machine à scie circulaire...
Je ne sais plus qui a écrit que Rouaud était habité par la Grâce. Mais combien j'eusse aimé avoir trouvé cette formule. Car il n'y en a, au vrai, pas d'autres.

 

 

[…]

J'ai quelquefois hésité à me procurer ces oreillettes antibruit, comme deux moitiés d'orange, dont sous leur casque de plastique haut perché sur le crâne se coiffent les hommes arc-boutés sur le marteau piqueur comme Joseph sur sa tarière tandis que le corps vibrant ils défoncent le trottoir ou la chaussée. Je me retenais de leur demander ce qu'il en était de l'efficacité de cette protection à côté du vacarme assourdissant du compresseur. Car écrire dans ces conditions, et je ne parle pas de l'ouvrier en bâtiment, en tapant comme un forcené sur les touches, est un véritable casse-tête. Souvenez-vous par exemple du retour à la ligne. Sur les machines à écrire mécaniques il fallait rabattre à la main, en la maintenant poussée de gauche à droite, une manette chromée perpendiculaire à l'axe du chariot, tout en faisant tourner légèrement d'un cran ou deux, en fonction de l'interligne choisi, le rouleau qui entraîne la feuille, mais on avait toutes les chances de tomber à côté, ce qui obligeait à procéder manuellement au bon ajustement en tournant lentement, clic, clic, comme une clé dans la serrure d'un coffre-fort, l'une des deux roues dentées en bakélite permettant à chacune de ses extrémités la rotation du cylindre en caoutchouc noir. Et sur les machines électriques, s'il suffisait pour la même manœuvre d'appuyer sur une touche, le chariot partait brutalement vers la droite et il fallait toute la résistance de la pièce butoir en bout de rail sur laquelle il venait cogner bruyamment pour qu'il ne s'en aille pas traverser la pièce en vol plané. Je ne bénéficiais pas des modèles les plus perfectionnés, c'est sûr, ou alors en leur temps, et il est évident que sur les volumineuses machines à boule, moins bruyantes, on ne connaissait pas ce genre de problème puisque le chariot était fixe et que c'est la boule, sur laquelle se trouvaient les caractères en poinçon, qui tournait sur elle-même à une vitesse folle comme une petite terre arythmique, tout en se déplaçant latéralement, mais quel que soit le modèle, haut ou bas de gamme, demeuraient le problème mineur du changement de ruban bicolore qui tachait les doigts autant que l'encre et qui, mal réglé, faisait des pieds rouge sale aux lettres noires, et le problème majeur des corrections, c'est-à-dire non seulement des ratures, des fautes d'orthographe, mais toute cette errance de la phrase et du texte avant qu'ils ne se fixent.

Et c'est là que la contribution des jeunes gens de Seattle ou Palo Alto se révèle déterminante. Pour moi - et pas seulement pour moi, bien sûr, mais concernant l'écriture j'ai tendance à voir midi à ma porte - ça vaut largement pour une révolution. Quand je revois les rectangles de papier de la taille d'un ticket de métro, enduits d'une poudre farineuse, qu'il convenait de glisser entre le ruban et la feuille tout en tapant sur la bonne touche pour procéder en même temps à un recouvrement et à un remplacement de la lettre erronée, si bien que reprendre une phrase de la sorte vous demandait la journée, ou les petites bouteilles de produit correcteur dotées dans leur bouchon d'un micropinceau au bout d'une tige immergée avec lequel on étalait le liquide blanc - liquide, façon de parler car très vite après l'ouverture du flacon il formait un magma compact - sur le mot ou le groupe de mots fautifs, ce qui vous transformait en enlumineur, langue tirée, s'ingéniant à tracer sur la courbure du rouleau de grossières lettrines, pour un résultat très décevant qui ressemblait à une congère de neige boueuse sur le bord d'une route, car le produit à base de solvant entraînait une dilution de l'encre des caractères provoquant en séchant un empâtement qui jaunissait sur la feuille, quand je me rappelle les papiers découpés à la dimension d'un paragraphe et appliqués comme un emplâtre par-dessus un passage abondamment raturé, les rehauts au stylo-feutre s'essayant à imiter les caractères d'imprimerie, les addenda scotchés en bas de page, comme des volets repliables sur la fenêtre du texte, les tentatives pour glisser une ligne dans un interligne, les lettres se chevauchant au point de créer un alphabet à trois têtes superposées, quand je repense aux pages rapetassées, couturées, pareilles à de vieux habits rapiécés, finissant par créer des objets tridimensionnels qui, empilés, quadruplaient la hauteur du manuscrit, quand je me rappelle que la correction de deux lignes m'obligeait à retaper pour la dixième fois au propre un chapitre entier (d'où l'intérêt de les faire courts), et que parfois la lassitude de ce travail de dactylo-retoucheur était telle qu'il m'arrivait de renoncer à reprendre le texte, en dépit d'améliorations souhaitables, il m'apparaît que ces affres de la machine à écrire, comparées au confort de l'écran et à ses retouches invisibles, me renvoient à une histoire d'un autre temps, antérieur même à la plume métallique.

Ce qui n'est pas tout à fait faux, cette chronologie bousculée, puisque, ce qui compte, n'est-ce pas, c'est l'ordre d'apparition, et qu'avant l'apprentissage de l'écriture dispensé par Mme, mais comment s'appelait-elle déjà ? - c'est pourtant à elle, ma première institutrice, qui me semblait une très vieille personne avec ses cheveux blancs, que je dois ma première lettre reçue, et pour quel motif, je l'ignore, encore que, en dépit du fait que je jette tout, je croie savoir où la retrouver, cette lettre précieuse, ce qui nous donnerait une réponse, mais peut-être écrivait-elle ainsi pendant les vacances d'été à chacun de ses quarante élèves, c'était bien le genre, comme notre tante Marie, dévouée, admirable, peu regardante sur son temps -, apprentissage qui consistait à tracer verticalement entre les lignes du cahier ce qu'il était convenu d'appeler des bâtons, bien alignés, comme une armée rudimentaire, et donc avant cette initiation à la calligraphie trônait déjà sur une petite table dans le bureau de la maison, posée sur un tapis de bourre compactée, épais d'un pouce, destiné à atténuer l'effet de résonance sur le plateau de bois, une machine à écrire - ah, voilà, son nom me revient, elle s'appelait Mme Maillard et en même temps que son nom je me rappelle que pour nous récompenser d'avoir été sages, à la fin d'une journée de classe, c'est-à-dire juste avant cinq heures, elle remontait la mécanique d'une Vierge posée sur son bureau, mais qui n'était pas de Lourdes, une Vierge me semble-t-il couronnée, mais il est possible que je confonde avec les Vierges de Van Eyck, et nous écoutions religieusement la petite musique qui égrenait de plus en plus lentement ses notes métalliques, et parfois, à notre demande générale, si elle jugeait que nous le méritions, elle bissait l'opération en tournant de nouveau la clé dissimulée sous le socle de la statuette, et vous pensez bien que c'était, cette mécanique chantante, une sorte d'extase, qui ne doit pouvoir se comparer qu'avec l'arrivée du train en gare de La Ciotat, mais en réalité au Grand Café, et quelle musique sortait du corps de la Vierge, du temple de son corps ? Là, c'est trop me demander, sans doute un cantique à la gloire de la Reine des cieux, peut-être : c'est le mois de Marie, c'est le mois le plus beau, pour toi Vierge chérie, entonnons à nouveau, Ave, Ave - mais un modèle noir brillant, daté de 1936, pas la Vierge, bien sûr, notre machine à écrire, massive et légère en même temps, ajourée comme une tour Eiffel, meccano de tiges et de tôle, de marque Royal, dont les touches du clavier, en équilibre sur leurs bras articulés, cerclées d'un anneau de chrome, étaient recouvertes d'une pastille de verre, que le grand-père Pierre, l'écrivain spécialisé dans le bois des cercueils, avait offert à son fils Joseph pour je ne sais plus quelle occasion. Peut-être en récompense de l'obtention d'un diplôme, celui du collège de Chantenay, qui lui donnait le droit de reprendre, à quinze ou seize ans, ce qui est bien jeune pour s'intéresser à ce genre d'affaire, et d'autant plus quand on a le goût d'autre chose, le commerce de gros familial.

Ainsi un père offre une machine à écrire à son fils. Est-ce une invitation à écrire ? un commandement ? Est-ce une manière métaphorique de lui passer la main ? Ou de la lui partiellement couper en la remplaçant par une prothèse ? Est-ce que le fils obtempère, c'est-à-dire est-ce que le fils-machine écrit ? Apparemment non. En revanche, on l'a vu, le fils lit. Beaucoup. Et il remplit à la main d'une écriture fine inclinée vers l'avant ses factures et bordereaux, collectionne les carnets et les agendas siglés offerts par les diverses manufactures qu'il représente, sur lesquels au stylo bille il note ses rendez-vous professionnels et privés, griffonne les croquis de ses chantiers de bricolage, tient les comptes d'une partie de cartes ou de dés (c'est lui qui nous initie au "quatre-cent-vingt-et-un", qui se joue avec des jetons et trois dés, et nous devons l'imaginer au cours de ses longues soirées d'hôtel, assis sur un tabouret de bar à côté d'un autre voyageur de commerce, tous deux lançant à tour de rôle les dés qui rendent un bruit assourdi sur la piste circulaire tapissée de feutre vert, tandis que la patronne occupée à son trafic de bouteilles commente avec intérêt les progrès de la partie que notre père habitué aux colonnes de chiffres note sur un carnet), mais ce qui interdit, ces blocs de papier aux feuilles reliées ou collées, l'usage de la machine. A-t-elle même jamais servi ? Aussi inutile en dépit de son air de progrès que ces cadeaux d'un jour : appareils à raclette, gaufriers électriques ou sorbetières dont on étudie longuement la notice lors d'un premier et unique emploi, avant de les remiser définitivement dans un placard. Faut-il voir dans son abandon une forme de résistance au vœu paternel ? Est-ce pour cette raison que le fils désireux d'avoir le choix des armes adoptera quelques années plus tard le stylo à bille dont il se fera le propagandiste, paraît-il, très enthousiaste ? Et puis, une machine à écrire à quoi bon quand tout le travail consiste à aligner des chiffres ?

Elle est exposée dans un coin du bureau sur la petite table en bois sans doute conçue tout exprès à son intention, à ce point à la dimension de la machine qu'elle offre tout juste de quoi poser sur ses bords une gomme et un crayon. Le carré de plastique rouge qui la nappe n'est certainement pas d'origine, son apparition étant postérieure à l'arrivée de la machine dans la maison, quant à sa provenance, au plastique, il n'est pas nécessaire de chercher loin, il n'y eut sans doute qu'à se servir dans le magasin. On en trouvait encore de semblables à l'époque des tampons, et même bien après, enroulés sur des tubes de carton et vendus au mètre, déclinant une gamme de couleurs acides, rouge, vert et jaune, ainsi qu'un blanc laiteux dont on savait qu'il servait d'alaise. Pour protéger de la poussière la machine dont les entrailles métalliques s'étalent à cœur ouvert, notamment ces sortes de fanons disposés en amphithéâtre et qui se dressent brutalement, quand on presse la touche correspondant à la lettre, pour frapper d'un coup sec le ruban, il est recommandé de la maintenir recouverte de sa housse de toile cirée noire. D'époque celle-là, grossièrement ajustée, usagée à présent, laissant voir par endroits la trame en toile de sac. Et trouée. La manette chromée qui commande l'entraînement du cylindre passe au travers comme un membre raidi. Affichées sur le devant de la housse à hauteur du clavier, de grandes lettres dorées, vaguement gothiques et qui tendent à s'écailler, clament encore le nom de la marque: Royal. Un cadeau du monarque à son dauphin ? Mais si la bâche protectrice a vieilli, c'est aussi la preuve qu'elle a bien rempli son rôle. Quand on la retire, après l'avoir posée sur la petite banquette encastrée dans la bibliothèque où elle semble se dégonfler, on découvre une mécanique intacte, la tôle d'un noir brillant ressort sur la nappe rouge, l'ensemble paraît comme neuf. La machine à écrire est, avec le coffre-fort de couleur chocolat occupant l'angle opposé, un pôle tentateur du bureau.

Le bureau est la pièce sombre de la maison, moins une pièce au vrai qu'une grande penderie presque aveugle, coincée entre la cuisine dont elle prélève par une lucarne haute de trois vitres verticales un peu de sa clarté, et le magasin avec lequel il communiquait autrefois par une sorte de passe-plat destiné à surveiller les entrées et depuis longtemps obturé. Il est la salle de contrôle, l'ordinateur central, la boîte noire. Là sont concentrées les forces obscures qui dirigent notre petit monde. Le bureau lui-même, tout en bois massif teinté de roux, plateau épais, large et profond, reposant sur deux caissons à tiroirs, ménageant entre eux une niche où se glisse le fauteuil pivotant également en bois, un peu vacillant sur son axe en dépit de multiples tentatives pour corriger ce léger balancement dû à l'usure du pas de vis. Il ne s'agit pas, comme parfois, d'un meuble de décoration ou de standing, d'un simulacre de pose savante ou affairiste, mais d'un véritable établi où se font et défont les comptes qui émettent au final un verdict cinglant sur l'état de nos affaires. Il est d'ailleurs perpétuellement encombré de feuilles de toute nature et du matériel indispensable à ce type d'activité, crayons, règles, ciseaux, coupe-papier, tubes de colle, colle blanche dans un petit pot qu'on étale avec une petite palette, glissée dans un carquois latéral, ou colle en tube pour tout ce qui ne concerne pas le papier, ruban adhésif, étiquettes de carton blanc en forme de blason au sommet desquelles passe à travers un œillet un fil de coton rouge formant une boucle et qu'on peut attacher ainsi au pied des verres, plusieurs agrafeuses dont l'une évoque un sphinx stylisé, ou plutôt avec son corps fin un chien couché, sorte d'Anubis au long cou et à la tête plate, sur laquelle on faisait pression de la main, l'agrafe expulsée comme deux dents dorées de vampire au-dessus d'un disque rappelant une face de lune avec la double fente des yeux et l'incision de la bouche, selon que l'on souhaite que les agrafes se replient à l'intérieur ou à l'extérieur, et puis une délicate petite balance à un seul plateau pour peser les lettres, équipée d'un contrepoids au bout d'un bras qui entraîne en remontant le déplacement d'une aiguille sur le segment métallique courbe qui porte la graduation indiquant le poids en grammes, et par voie de conséquence la taxation, et bien entendu un sous-main en cuir noir à soufflet de tissu lie-de-vin, mais jamais soulevé tellement il est surchargé, ce qui explique pourquoi on y trouve encore, glissée à l'intérieur, la radiographie ancienne d'un fémur, et il n'est pas impossible que ce soit un des miens, après une chute dont je garde un vague souvenir, vers quatre ou cinq ans.
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[© Jean Rouaud, L'invention de l'auteur, Gallimard, 2004, pp. 135-143].

 

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