Prix Goncourt en 1990, pour son premier roman (Les Champs d'honneur), Jean Rouaud a montré dès l'abord une maîtrise étourdissante de l'écriture. Il a rédigé une sorte de trilogie qui a l'Histoire de France et le vingtième siècle pour sujet : après Les Champs d'honneur, Des hommes illustres, et enfin Le Monde à peu près (1996, extrait suivant). On a pu écrire de ce troisième volet de la trilogie, avec acuité : "Maurice Genevoix s'y avance sous le masque de Claude Simon, la plus convenue des mémoires nationales sous les fastes et les ruptures de la plus novatrice des écritures". Il s'agit bien de cela. Une écriture profondément novatrice, au service d'une plume pleine de tendresse, de pudeur, d'humour ("J'avais très tôt reçu le don des larmes. Lequel don n'est pas à proprement parler un cadeau") et de nostalgie, d'abord tournée vers la génération précédente : Rouaud "scribe des humbles, chroniqueur des oubliés", a-t-on écrit de lui - ce qui pourrait le rapprocher de la démarche d'un Pierre Sansot. Qui n'a pas entendu le bruit de la pluie sur une capote de 2 CV ou vu un filet de fumée s'échappant d'une lampe à pétrole, quand l'électricité, un soir de grand vent, faisait des caprices, devrait passer son chemin : il ne pourra goûter pleinement le bonheur d'écrire de Jean Rouaud, myope gaffeur dont la partie de ping-pong jouée avec un seul verre de lunettes devant une jeune fille qu'il aimerait séduire est un morceau d'anthologie. Chez Rouaud en effet, le rire est bien souvent proche des larmes. Ici, on goûtera quelques pages narrant des épisodes de la vie collective du collège catholique où Jean Rouaud est pensionnaire.

 

 

Dans cet univers quasi monastique, le silence était bien entendu la règle en dehors de la cour de récréation et du réfectoire - mais là encore fallait-il attendre le bénédicité, une sorte, en français, Seigneur bénissez ce repas que nous allons prendre, à quoi debout derrière nos chaises, bras croisés, mines prétendument recueillies, nous répondions amen, et Gyf, d'la merde (il faut reconnaître, en dehors de l'aspect blasphématoire, que la nourriture n'était pas fameuse), avant que d'un claquement de mains énergique ledit Juju [le "préfet de discipline"] autorise les mouettes, mais dans le doute on le prenait pour nous aussi, à s'asseoir et à ouvrir leur caquet. Pas trop fort, non plus. Le spectre du chahut avec projections de fromage blanc, jets de purée et autres lancers, que nous nous contentions d'ébaucher, la cuiller pleine transformée en trébuchet; visant un camarade ou le globe du plafond, tandis que le majeur en appui sur le bord de la cuiller faisait office de clapet de sécurité, impliquait une vigilance aiguë et de fréquents rappels à l'ordre dès que le niveau sonore, répercuté par les larges baies vitrées et le sol carrelé, virait au brouhaha. Un nouveau claquement de mains plus véhément encore que le premier nous incitait à baisser le ton, voire, en cas de récidive, nous condamnait au silence jusqu'à la fin du repas dans un cliquetis de fourchettes et de couteaux, d'assiettes entrechoquées et de verres reposés. Curieusement, ce n'était pas Gyf qui dans cette atmosphère cistercienne ne manquait jamais de puissamment roter, mais un modèle de discrétion d'ordinaire qui trouvait là un terrain à sa convenance pour sa formidable capacité à produire ce type de son à la demande. Rire collectif et libérateur d'autant plus assuré qu'au réfectoire nous ne craignions pas les mesures de rétorsion groupées. Seul le bruiteur depuis longtemps repéré écopait des cent lignes rituelles, je ne me livrerai plus à ce genre d'incongruités, lequel rétorquait à chaque fois, et toutes les radios le démontraient, qu'il souffrait d'aérophagie. Et il s'empressait de soulever sa chemise pour exhiber sa fameuse poche d'air source de tous ses maux, mais ce n'était pas ce qu'on lui demandait, plutôt de mettre la main devant sa bouche, et donc les cent lignes étaient doublées. Pour ce moment de gloire, c'était presque donné.

En cours, ce genre de manifestation était impensable. Quant à ouvrir la bouche, il fallait attendre d'y être invité par l'autorité compétente - ce qui était rarement bon signe. On n'interrogeait jamais celui qui était censé savoir - s'il sait, à quoi bon le lui demander ? Et c'est justement ce qui le tracasse, celui-là, toujours le même, cette connaissance dont il n'arrive pas à faire l'étalage en public, dont il attend autre chose qu'en tête de copie une appréciation louangeuse mais à des fins personnelles, presque intimes, quand il aimerait que ça se claironne davantage, cette supériorité manifeste. Ce qui fait qu'il s'oublie parfois à lever un bras, impatient d'apporter la bonne réponse, et si exaspéré par l'inculture de son voisin qu'il en vient à claquer des doigts : un frottement sec du pouce contre le majeur destiné à attirer l'attention sur lui, au lieu qu'il devrait savoir, le malheureux, que c'est par un fait exprès, tout exprès, que l'autorité du haut de l'estrade ostensiblement l'ignore. Si bien que cette insistance, ce claquement sonore, finit par lui porter préjudice. Perdant ainsi tout le bénéfice de son savoir, le voilà comme un vulgaire cancre convié à copier cent fois : on ne claque pas des doigts en classe, à tous les modes, à tous les temps, ce qui d'ailleurs ne devrait pas lui poser de problèmes particuliers tant il brille dans toutes les matières, et donc en grammaire, et même, ce qui est injuste, en sport. Mais ce qu'il paye au fond, ce sont ses bonnes notes à répétition, la sanction visant à gommer tout soupçon de favoritisme.

Si celui qui sait on veille à ne pas l'interroger, c'est donc pour interroger celui dont on sait, à moins d'un hasard improbable, qu'il ne saura pas. Lequel le sait tellement qu'il cherche à se faire tout petit dans le dos d'un camarade, s'écrasant sur la tablette relevable de son bureau, espérant en une isochromie miraculeuse qui le ferait se confondre avec le bois, tandis que l'autorité balaie du regard l'ensemble de la classe à la recherche d'une victime de choix, bien ignorante, à point, sans songer un instant que cette ignorance lui revient peut-être en partie. Comme il s'attarde maintenant sur la partie droite des bancs où vous n'êtes pas, vous éprouvez sur le coup un vif soulagement, plein de compassion pour le pauvre élu de l'autre côté de l'allée centrale, mais après tout autant que ce soit lui que vous. À chacun son tour. Mais soudain le bras tendu de l'autorité se désolidarise de l'axe de son regard, ouvrant avec sa ligne de vision un angle de plus en plus ouvert, et l'index pointé, comme autonome, s'arrête brutalement sur vous, bientôt rattrapé par un sourire de ladite autorité tournant à retardement la tête, ravie que sa ruse grossière ait encore une fois marché. Mais il s'agit bien de vous, et bien entendu à la question vous n'avez à opposer qu'un esprit englué dans des réflexions sur l'extraordinaire malchance qui vous accable, qu'un silence hébété. Il vous semble même comprendre que l'autre (Fraslin, disons, étant donné la liste de ses méfaits il n'y aurait rien de scandaleux à lui faire porter le chapeau) cherche maintenant à vous ridiculiser tout à fait en vous incitant à répondre à une question parfaitement stupide du genre : si l'homme descend du singe et que le singe descend du cocotier, on en conclut syllogiquement que l'homme descend du ? Allons, du quoi ? Du cocoquo ? et la réponse suscitée tombe comme on donne sa tête à couper : du cocotier. Bravo, triple idiot, quadruple andouille, quintuple buse, cent milliards de fois à recopier : et moi je descends de l'âne, à tous les modes, tous les temps, toutes les personnes, dans toutes les langues, afin de révéler au monde entier que le plus haut sommet de la bêtise culmine à quelques mètres au-dessus du niveau de la mer, au collège Saint-Cosmes, Saint-Nazaire, Loire-Atlantique, Bretagne, France, Europe, Terre, Système solaire, Voie lactée, Univers. L'enseignement religieux était comme de juste une matière sensible dans ce monde de soutanes (une correction cependant : certains, dont le surnommé Juju, avaient depuis peu tombé la longue robe noire - souvent trop courte, découvrant de lourds godillots, et marquée à la taille par une ceinture abdominale destinée, semble-t-il, à y glisser les pouces - pour adopter un strict costume de clergyman gris foncé, chemise noire, col montant blanc, dernier vestige du précédent uniforme, et une petite croix d'argent épinglée au revers de la veste afin qu'on ne les confonde pas avec le tout-venant des élégants - mais, ainsi vêtus, ayant retrouvé forme humaine, ils pouvaient sérieusement commencer à envisager de convoler un jour en justes noces).

Il était question du mystère de la Trinité, un des dogmes fondamentaux, à savoir la règle du trois (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) en un (Dieu), qui avait donné lieu à de beaux échanges aux conciles de Nicée et de Constantinople, les uns et les autres s'étripant autour de la consubstantialité du Fils avec le Père ("engendré, non créé"), débat que Gyf régla à sa manière en déclarant abruptement, sans qu'on l'eût sollicité, que c'était le Tiercé gagnant. Une stupeur métaphysique gagna les rangs de la classe. Des anges passaient, repassaient, se télescopaient dans un bruyant silence. Chacun s'attendait à ce que le sol s'ouvrît, que le ciel déversât une pluie de feu sur la tête du blasphémateur, que le magistère armât d'un foudre terrible son bras qui d'éclairs rougissait. Mais le doux Juju, un œil vers le sol et l'autre sur Gyf, le doux Juju, parce qu'il fallait bien qu'il fût doux quand il aurait pu crucifier l'intervenant, se contenta d'une voix grave de préciser qu'on ne plaisantait pas avec ces choses-là, puis savamment entreprit de distinguer parmi les négateurs de la consubstantialité les homoiousiens (substance semblable - mais non identique ce qui n'était pas en soi très éclairant), homéens (similitude non substantielle - guère plus) et anoméens (résumons : le Père c'est le père et le Fils ce n'est pas le père).

Mais on finissait par s'habituer aux incartades de Gyf, on comptait tellement sur lui qu'on attendait sans bouger, en spectateur, sa réaction. Confrontés à une situation délicate, une injustice flagrante ou une scène cocasse, on se disait : que va faire Gyf ? et parfois Gyf ne faisait rien, indifférent, presque un autre, comme s'il semblait soudain lassé de porter à lui seul sur ses épaules le fardeau de la rébellion. Par exemple ces jours où il se montrait étonnamment studieux, attentif, levant le bras pour répondre aux questions, heureux de recevoir un brevet de bonne conduite, désolé d'une mauvaise réponse de laquelle, au vu de ses efforts, il n'eût pas été charitable de se moquer, si bien que l'autorité, afin de ne pas décourager cette fraîche bonne volonté, prenait sur elle de la considérer comme pratiquement bonne, ce qui atténuait le désarroi de l'ex-insoumis. Dans ces moments-là, on pouvait presque croire au miracle d'un Gyf repenti. Mais la conversion paraissait si précaire, si fragile, qu'on n'était pas trop de toute la classe pour, dans la crainte d'une rechute, l'encourager dans sa nouvelle voie. On se mettait à son diapason, et c'est alors trente élèves exemplaires qui s'intéressaient au sort de rosa, la rose, dans le jardin de la villa d'Hadrien.

Et le professeur de latin de demander à Georges-Yves (son nom de famille était François ou quelque chose dans ce genre, d'où Gyf en abrégé) comment il se faisait qu'on avait un datif au lieu d'un ablatif, et Georges-Yves savait-il le nom du golfe où avait eu lieu la célèbre bataille navale entre les Romains et les Vénètes, et Georges-Yves saurait certainement nous dire ce que martelait devant les sénateurs le vindicatif Caton ? Delenda est ? allons, Georges-Yves, delenda est ? et soudain en guise de réponse on entendait un meuglement de vache surgi d'une petite boîte métallique cylindrique qu'il suffisait de retourner. Georges-Yves, portez-moi ça tout de suite.

 

[© Jean Rouaud, Le monde à peu près, pp. 53-59].

 

On pourra, suivant ces liens, entreprendre d'approfondir ce merveilleux auteur :

 

Lien 1 : site de l'auteur
Lien 2 : une belle étude sur cette œuvre
Lien 3 : extraits choisis [ajouté le 22 février 2009]

 


 

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