Ce texte savoureux célèbre avec humour (et force allusions culturelles, bien évidemment) l'entrée de Jean-François Ricard (dit Revel) à l'Académie Française. On le donne comme éventuelle introduction à l'œuvre de l'impétrant,  parfait honnête homme au sens du 17e siècle. À cet égard, comme on a ici recommandé la lecture de L'État culturel (de M. Fumaroli), on suggérera celle du dernier ouvrage (en date) de Jean-François Revel, ses Mémoires, Le Voleur dans la maison vide (le Discours de réception en est nourri), solide mais "truculent, guerroyant et picaresque", se lisant comme un roman d'aventure (c'en est un), et offrant çà et là de pertinents (souvent impertinents, d'ailleurs : « On ne parvient à la culture que par des voies obliques par rapport à l'enseignement officiel, quoique directes par rapport à la culture même ») aperçus sur la pédagogie, ce qui ne saurait nous déplaire. On s'abstiendra cependant de l'ouvrir, si on est demeuré inconditionnel thuriféraire d'un défunt Président (l'ouvrage vient d'être réédité au Livre de Poche).

 

Il n'est pas fréquent, Monsieur, qu'un jeune homme aussi gaillard que vous ait déjà publié ses Mémoires, peu de temps avant d'être élu à l'Académie. C'est la première fois, si je ne me trompe, qu'un tel cas se produit. Vous avez ainsi rendu très difficile le plaisir de vous y accueillir. Je ne mesurais pas l'obstacle le jour où, dans un élan d'amitié et d'estime, j'ai accepté l'honneur que vous m'avez fait en me demandant de vous répondre [...].

 

 

Mais vous, vous avez pris les devants : vous vous êtes si bien montré vous-même au naturel dans vos Mémoires que le discours de réception est déjà tout fait. Il est seulement un peu long. Résumez-moi, me direz-vous. Là commence la difficulté : comment réduire en portrait de style académique le héros truculent, guerroyant et picaresque du western d'aventures et d'action que vous avez intitulé : Le Voleur dans la maison vide ? Vous aviez une caméra-stylo et je n'ai qu'un pinceau.

Ce projet de portrait d'apparat, unique chance que vous m'ayez laissée de vous représenter après vous à vous-même, a dû très vite évoluer vers le portrait de groupe. Dans vos Mémoires, vous vous êtes donné l'avantage de la narration et qui plus est, de la narration à la première personne. Ces deux techniques donnent une forte impression d'unité. Sans doute, Revel raconte Ricard, Ricard juge Revel, le montage narratif entremêle les lieux et les temps, mais on entend toujours la même voix qui a mué autrefois et qui a mûri depuis. C'est la réussite littéraire de votre livre. Mais moi, à force de relire vos ouvrages, d'entendre vos amis si divers m'entretenir de vous, à force de vous faire poser vous-même à une excellente table de la rue du Cardinal-Lemoine, à mi-chemin de mon bureau du Collège et de l'île Saint-Louis où vous habitez, j'ai dû me rendre peu à peu à l'évidence : j'accueille aujourd'hui, au nom de notre Compagnie, dans un même et unique fauteuil, non pas un seul personnage, signataire de livres nombreux et célèbres, auteur notamment de Mémoires, mais bien plusieurs académiciens sous une seule identité et un seul habit brodé de vert [...].

Cette société d'âges, d'activités et de loisirs différents, vous-même, je la représenterais volontiers autour d'une table très bien servie, car les festins d'un Revel ne sont pas, comme on sait, que de paroles. À côté des verres, parmi les bouteilles et les plats, la pile de vos livres atteste la fécondité de vos nombreux avatars.

Au bas bout de la table, je ferai voir d'abord un tout jeune Massilien des années 1938-1941. Il aurait pu être un élève de Quintilien, au IIIe siècle, ou un personnage adolescent de notre très regretté confrère Marcel Pagnol, sur l'autre versant de ce siècle-ci [...].

Ce jeune Latin de teint clair est né en Provence en 1924, d'un père lyonnais et d'une mère enracinée dans une Franche-Comté autrefois espagnole. Depuis le retour de ses parents du Mozambique, en 1929, il a grandi dans une belle et ancienne villa provençale, « La Pinède », au milieu d'un parc du quartier Sainte-Marguerite, à Marseille [...].

Le jeune garçon étudie en externe, chez les jésuites, à l'École libre de Provence, les auteurs latins et grecs, l'histoire, la philosophie. Le sens du péché n'inquiète pas son tempérament précoce : ses cousines de « La Pinède » et les baigneuses de la Corniche ne lui sont pas, de son propre aveu, farouches. Entre les études et les amours, il a une autre ressource, la bibliothèque et la conversation paternelles. Au banquet de toute une vie, je ne puis manquer de faire figurer, aux côtés de l'adolescent Jean-François Ricard, Joseph-Marie-Théophile, son père. Il lui doit les premières nourritures inédites qui irritent souvent contre lui ses régents Jésuites, attachés aux auteurs du programme scolaire.

Ce père à sa manière lettré n'a pourtant pas fait beaucoup d'études, il est né dans une famille modeste qui compte des dessinateurs pour l'industrie textile lyonnaise. Ancien combattant de 14-18, officier de réserve, deux fois croix de guerre, il doit, comme son frère, à un beau mariage d'être entré dans la moyenne bourgeoisie d'affaires. Comme ses amis, il lit l'Action française. Le maurrassisme avait poussé dans l'entre-deux-guerres de profondes racines en Provence dont Maurras, natif de Martigues, est originaire [...].

Dès 1941, de vives dissensions politiques explosent entre le père et le fils. Le jeune Jean-François quitte Marseille pour entrer dans l'hypokhâgne du Lycée du Parc à Lyon, réputée la meilleure de tout le Sud-est. C'est maintenant un étudiant indépendant dont le destin échappe à sa famille, et qui embrasse mais à sa manière, celui de sa propre génération.

Au Lycée du Parc, il retrouve les belles-lettres telles qu'on les cultive à l'Action française, en la personne du professeur Victor-Henri Debidour, ou à travers l'influence qu'a exercée au lycée de Clermont, sur plusieurs de ses camarades hypokhâgneux venus d'Auvergne, le jeune Pierre Boutang. L'Action française elle-même, directeur en tête, est d'ailleurs alors repliée à Lyon. Mais le choix de l'étudiant est fait en sens inverse. Il est entré comme courrier dans un réseau de résistance où son supérieur direct est un autre professeur, Auguste Anglès, futur auteur d'une érudite histoire de la première NRF.

Il évolue dans le milieu de la revue Confluences, que dirigent René Tavernier et Jean Thomas. Il y croise le futur introducteur de Heidegger en France, le philosophe Jean Beaufret. S'il a pris le parti politique opposé à celui de son père, cet engagement ne l'a pas éloigné, pas plus qu'Auguste Anglès, de la littérature. Sous le pseudonyme de François Fontenay, il publie dans Confluences de janvier 1943 une élégie qui ne doit rien aux sombres circonstances [...].

Cette même année 1943, reçu de justesse au concours de l'École Normale, le jeune résistant et poète "monte" à Paris, où cette fois son supérieur de réseau est un autre professeur, Pierre Grappin, ami d'Auguste Anglès.

Le destin de sa génération se précipite. Aussi bien à l'École que dans les cercles de la Résistance, la défaite enfin évidente du totalitarisme nazi pousse à l'autre extrême idéologique la jeunesse pensante, qui entre en grand nombre, avec la foi du charbonnier, dans les rangs de la secte communiste.

Le jeune normalien, dont ses courageux états de service dans la Résistance avaient fait un chargé de mission auprès d'Yves Farge, commissaire de la République à Lyon, ne cherche pas à en tirer un parti de carrière. Tout au plus a-t-il fait jouer cette autorité éphémère en faveur de son père, qu'il va tirer à Marseille d'un très mauvais pas.

Est-ce ébrouement après une trop forte tension ? Est-ce déception des espoirs conçus dans la Résistance ? Est-ce réaction vitale à l'entrechoquement des fanatismes ? Ou bien est-ce tout simplement cette « ligne d'ombre » dont parle Conrad, et qu'il est si difficile de traverser entre jeunesse et maturité ?

Loin d'entrer en politique, l'archicube Ricard ne se préoccupe même pas de suivre l'autre chemin tout tracé qui se propose à lui : l'agrégation de philosophie. Dans mon portrait de groupe, à côté de l'adolescent gallo-romain et de l'étudiant résistant, fait son entrée un jeune bohème à la recherche d'une identité, quoiqu'il soit déjà chargé de famille. Il tâtonne dans diverses voies de traverse. Elles n'ont qu'un attrait commun : échapper à tous les enrégimentements pédantesques, qu'il s'agisse d'une préparation de concours, ou de la mise en carte de l'intelligence dans le stalinisme ou le stalino-sartrisme.

Ce bohème, qui se frotte, en même temps que beaucoup d'excellents esprits (un Peter Brook, un Louis Pauwels) à Gurdjieff à ses « méthodes d'éveil », ou qui vagabonde en Égypte en compagnie d'un fils de famille fantasque et subtil, préfigure dès les années 1946-1949, les errances à la Kerouac et à la Ginsberg, dont il se fera plus tard, dans Ni Marx ni Jésus, observateur sceptique, mais attentif, dans l'Amérique des années 60. C'est au cours de cette période qu'il va se lier à André Breton, dont il restera l'ami jusqu'à la mort de ce grand poète [...].

Toujours rebelle aux sentiers battus, après quelques mois difficiles à Paris, il obtient en 1950 un poste à l'Institut français de Mexico. Il ajoute à ses activités de professeur celle d'animateur d'un ciné-club de haute tenue, qui lui permet entre autres de révéler aux Mexicains les premiers chefs-d'œuvre surréalistes, qu'ils ignoraient, de Luis Bunuel, installé pourtant depuis 1938 au Mexique. Il fait l'expérience des réalités de l'Amérique latine, et il se lie aux plus lucides intelligences du continent, un Mario Vargas Llosa, un Octavio Paz. Une étude au vitriol sur la société politique mexicaine, publiée dans la revue Esprit, l'introduit, mais sous un pseudonyme, dans le grand journalisme [...].

Il est redevenu célibataire, il a des loisirs pour écrire, pour voyager, souvent en compagnie de son collègue André Fermigier, historien de l'art et fin lettré. C'est à Florence qu'il compose ses premiers manuscrits de longue haleine. C'est aussi à Florence qu'il devient, par l'expérience directe des œuvres, dans la conversation des experts, et la préparation de cours, un historien de l'art sans diplôme, dont la suite des événements attestera les compétences. « On ne parvient à la culture, lit-on dans les Mémoires de notre multiple confrère, que par des voies obliques par rapport à l'enseignement officiel, quoique directes par rapport à la culture même ».

Ces écoles buissonnières vont porter leurs fruits dès le retour à Paris du professeur Ricard, en 1956. L'année suivante, après publication en bonnes feuilles dans la revue qui avait été celle des Hussards, La Parisienne, dirigée désormais par François Nourrissier et où caracole Jean d'Ormesson, le pamphlet Pourquoi des philosophes ? fait, comme on dit en Provence, « un malheur ». Publiée par René Julliard la même année, l'Histoire de Flore, portrait de femme et roman semi-autobiographique, tombe à plat. L'homme de lettres débutant eût sans doute préféré le contraire. Le batailleur est comblé.

Le nom de Jean-François Revel est devenu célèbre, mais dans le tintamarre : les doctes que son pamphlet a maltraités y contribuent par leur mauvaise humeur ; journaux et hebdomadaires se bousculent pour obtenir sa signature ; le flair des politiques subodore dans ce talent pamphlétaire un allié souhaitable. Encore quelques années, et le succès va lui permettre, en 1963, de quitter l'éducation nationale et de vivre de sa plume. La ligne d'ombre est franchie, la vie de bohème terminée. Un grand journaliste et écrivain vient s'asseoir à notre table [...] .

Les réactions à son premier livre le prévinrent de ce qui l'attendait, et peut-être, le mirent en appétit. Pourquoi des philosophes ? a provoqué une véritable Querelle. Ses adversaires dénoncent une provocation de circonstance : la grosse colère affectée par un inconnu qui se fait connaître aux dépens d'illustres docteurs. Comme Molière écrivant La Critique de l'École des femmes, Revel publie deux ans plus tard, sous le titre La Cabale des dévots, un bilan goguenard de la Querelle dont son livre a été l'objet [...].

Les compliqués d'époque tardive qui, du haut de leur pensoir, échappent à la vérité et manquent la substance savoureuse des choses, avaient essuyé déjà la verve du pamphlétaire. On la retrouve, cette verve, dans l'autre livre, conçu lui aussi à Florence, qu'il publiera en 1960 : Sur Proust. Ce n'est pas un pamphlet. C'est un chef-d'œuvre d'ironie. Proust est en effet devenu l'idole des compliqués. Quel régal de roi de montrer que la Recherche, véritable exercice au sens de Pierre Hadot, est le contraire de ce que ses idolâtres croient savoir de Proust, et que, de surcroît, semble confirmer sa correspondance maniérée ! Le poète de la Recherche, libérateur de Proust, pasticheur de Proust, regarde la vie en face, avec un sens comique aussi robuste que celui de Plaute ou de Molière. Il nous a légué, de sa chambre de malade, parmi ses fumigations, un merveilleux viatique de gai savoir [...].

Un autre personnage est venu dans l'intervalle prendre place dans mon portrait de groupe : Revel militant politique. Il tient à la main son premier pamphlet « engagé » : Le style du général, publié en 1959, et honoré par un bloc-notes acide de François Mauriac. À l'arrière-plan de ce mousquetaire, décidé à en découdre avec le pouvoir personnel, se dessine peu à peu une silhouette à large feutre noir. Même dans l'ombre, nul ne manquera de reconnaître le singulier sourire de celui que l'on surnomme, depuis longtemps, Le Florentin. Il est en train d'écrire Le Coup d'État permanent, qui paraîtra en 1964. Il fait figure alors de champion du libéralisme politique et de la construction européenne, face à l'État UNR. Les deux hommes, pour des motifs bien différents, se sont rapprochés en 1961. La nouvelle vedette de la presse et de l'édition avait été révulsée par les conditions et par le programme du retour du Général au pouvoir et il l'avait fait hautement savoir. Le déjà vieux routier de la politique, quant à lui, avait flairé dans ce malaise, partagé au centre comme à gauche de l'échiquier politique, sa chance d'opposer un jour rassemblement à rassemblement, et d'emporter la partie.

Le généreux est séduit, jusqu'à un certain point, par le très habile politicien. Il entre dans son gouvernement fantôme, au titre de ministre de la culture. Il se réjouit du ballottage inespéré de 1965, qui pose François Mitterrand, au second tour de la présidentielle, en David de l'opposition contre De Gaulle-Goliath, ce qui fait de cet heureux candidat battu le chef de l'opposition, de préférence à Mendès, à Defferre, à Lecanuet. Revel se présente même à la députation en 1967, sur l'une des listes FGDS les moins promises au succès, à Neuilly-Puteaux. Dès 1972, il s'éloigne du tentateur. Le contre-rassemblement sur lequel François Mitterrand, après ses déboires en 1968, compte pour conquérir le pouvoir, n'est plus du tout ancré au centre, comme c'était encore le cas dans les dix années précédentes : il veut maintenant engranger le poids électoral des communistes, et son programme commun, pour l'essentiel, est celui que lui a dicté le parti stalinien.

L'éducation politique de l'écrivain Revel s'achève. Il s'est rapproché à la fois du Raymond Aron de L'Opium des intellectuels (1957) et du Jean-Jacques Servan-Schreiber du Défi américain (1967). Dès octobre l972, il a l'audace de dénoncer, dans un éditorial de L'Express, les « scellements ignorés » qui rattachent en France l'arbitraire des idéologies dominantes, l'arbitraire de l'État et l'information biaisée dont souffre le public. Désormais, les assis de gauche voient en lui un affreux trublion.

Les livres qu'il va publier exposent avec une impardonnable vigueur dialectique les conclusions libérales auxquelles l'ont conduit ses nombreux voyages et séjours dans les pays de l'Est, en Amérique latine et en Amérique du Nord, et son expérience des coulisses de la vie politique française. La Tentation totalitaire, en 1976, est suivie, après quelques mois, par La Nouvelle Censure, un exemple de mise en place de la mentalité totalitaire où l'auteur, analysant les réactions furieuses à son livre, démonte les mécanismes de défense des chiens de garde de l'orthodoxie progressiste et range les rieurs de son côté. Le Rejet de l'État en 1984, Le Regain démocratique en 1992, scandent un long et patient effort pédagogique pour déniaiser les élites françaises, et les convaincre que l'État envahissant, de quelque nom dont on le pare colbertiste, keynésien ou marxiste, n'est plus qu'un dinosaure : la liberté d'entreprendre est encore, ou de nouveau, la meilleure chance de vitalité et d'avenir pour les sociétés de la fin du siècle.

Pourtant, l'essayisme politique est très loin de résumer son existence. Tout en livrant, sur le Forum, cette bataille de longue haleine, et qui n'est toujours pas gagnée, le lettré a publié des essais étincelants dans les colonnes de France-Observateur et du journal Arts : ils ont été réunis depuis sous le titre Contrecensures. Il dirige chez Pauvert la collection « Libertés » qui publie ou réédite plusieurs courts chefs-d'oeuvre du pamphlet : La Littérature à l'estomac de Gracq, Nouvelle critique, nouvelle imposture de Raymond Picard. Autant de brûlots lancés dans le bunker de la pensée captive du Quartier latin. Un autre Revel, amateur et historien de l'art, fait traduire chez René Julliard les classiques américains, anglais et italiens de la discipline, et il écrit lui-même de nombreuses études dans L'Œil et dans Connaissance des Arts. [...] Comme vous le voyez, mon portrait de groupe s'est accru tout à coup de nombreux convives. Je n'aurai garde de manquer d'y faire figurer aussi le gastronome éclairé et le connaisseur des grands crus. Cet autre Revel a écrit un chef d'œuvre d'érudition élégante et de succulentes saveurs : le Festin en paroles. [...]

L'homme, public et privé, des années 70, est-il parvenu à ce dosage équilibré entre loisir lettré, luttes du Forum, et sagesse personnelle vers lequel il n'a, au fond, cessé de tendre depuis sa crise de jeunesse ?

Il s'en est beaucoup rapproché. Mais il a encore besoin de batailles publiques pour absorber le surcroît de sa prodigieuse vitalité et donner libre cours à son goût du défi. Peu à peu, il est passé du statut de grand journaliste, à France-Observateur, puis à L'Express, où il était entré comme éditorialiste de la section « livres » en 1966, à celui de capitaine de presse. Imaginez-le, tel qu'il apparaît alors, entre deux avions, deux conseils de rédaction, deux bouclages sur le marbre, deux coups de téléphone, deux révélations sensationnelles et soigneusement préparées, depuis qu'il est devenu en 1978 directeur de la rédaction de l'hebdomadaire fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber, et maintenant propriété de Jimmy Goldsmith. L'éditorialiste politique de L'Express est Raymond Aron. Pour le voir, pour l'entendre, évoluant entre ces deux personnalités de grand format et de style entièrement différent, souvenez-vous des pages les plus mouvementées de ses Mémoires. C'est Athos entre un Porthos des affaires et un Aramis de la pensée.

La rupture avec L'Express en 1981, l'entrée l'année suivante au Point, l'hebdomadaire rival fondé par Claude Imbert en 1972, inaugurent la longue saison dorée de Jean-François Revel. Elle dure depuis presque deux décennies déjà, fertiles et sereines à l'intérieur, toujours pugnaces à l'extérieur. [...]

Ces longues années au Point ont fait de vous un magistrat de la presse et des lettres, et un sénateur à vie de la politique française. Faute de siège au Sénat de la République, récompense des hommes de parti, votre indépendance s'est tournée vers nous.

Notre Compagnie, qui est faite d'une conjonction de singularités, l'a reconnue volontiers pour sienne et vous reçoit aujourd'hui, avec tous ceux que vous avez été tour à tour et à la fois, depuis votre enfance à la « Pinède », à la table de son propre banquet d'immortels. [...]

Vos Mémoires (mais aussi ma propre enquête et ma propre expérience) attestent votre don d'attirer à vous, sous tous les cieux, des amis de qualité, et de les garder. Ils sont nombreux aujourd'hui dans cette enceinte pour vous faire fête. En filigrane, votre autobiographie est un véritable traité De Amicitia. Mais elle ne cache pas, c'est le moins que l'on puisse dire, votre éloignement pour les Églises, pour leurs dogmes, pour le socle sacré sur lequel elles affirment toutes jalousement reposer.

Ce culte de l'amitié et cette répulsion pour les cultes sont l'avers et le revers d'un même humanisme laïc parvenu à maturité. Vos prédilections vont aux époques, comme celle de Cicéron et de Sénèque, ou celle de Montesquieu et de Voltaire, où les dieux anciens sont morts, et où le Dieu nouveau reste encore caché. Dans ces parenthèses de l'histoire religieuse des hommes, la terre et non le ciel, la société et non l'après-vie, l'instant qui fuit et non l'éternité, sont le terrain d'exercice, pour des élites éclairées, d'un art de vivre ici-bas. Mais sommes-nous à l'époque des élites éclairées ? vous avez démontré vous-même que les religions séculières peuvent être plus aveugles et plus féroces, et j'ajouterais beaucoup moins fécondes, que les religions de la transcendance.

On a pu s'étonner que, l'année dernière, dans un dialogue intitulé Le Moine et le Philosophe, vous ayez semblé rompre avec le Tantum re1igio suasit malorum de Lucrèce. Le succès de  ce dialogue a démontré l'intérêt croissant pour le bouddhisme qui se manifeste dans l'Occident euro-américain. Il est vrai que, dans cet entretien qui a pour objet le bouddhisme tibétain, vous avez pour interlocuteur votre propre fils, Mathieu, qui fut l'un des meilleurs élèves à l'Institut Pasteur de notre confrère François Jacob. [...] Vous tenez bon dans ce dialogue la cause agnostique de la science et de la philosophie. La compréhension que vous accordez au bouddhisme s'adresse à une sagesse analogue au stoïcisme et à l'épicurisme antiques qui vous sont chers ; vous y reconnaissez une méthode pour approfondir la conscience verticale de l'instant, et non pas une religion de salut. L'amitié évidente qui vous unit à votre fils n'a pas fait de cet échange l'amorce de votre conversion : entre Jean-François et Mathieu, c'est l'expérience partagée du jardin de Candide, une conversation d'intelligences diversement orientées, et qui tient en respect, aussi longtemps qu'elle peut durer, le fanatisme et la terreur.

Votre humanisme laïc, que je situerais volontiers dans la tradition d'Alain, avec plus de chaleur généreuse dans votre cas, ne s'oppose pas à la science. Au contraire, il a besoin d'elle, elle a besoin de lui, il la complète dans l'ordre des mœurs. Il vise comme elle à rendre ici bas plus commode, plus raisonnable, moins douloureux et moins bref. [...] J'aurai rempli [...] mon office dans ce rite d'accueil si, en échange, j'ai le moins du monde réussi à faire sentir à tous que l'inspiration de vos diverses vies, de vos multiples talents, de vos convictions, de vos colères et de votre ironie critique, est en dernière analyse cette même bonté qui était l'âme de votre prédécesseur : c'était aussi, pour les Romains, la définition de l'orateur : Vir bonus dicendi peritus et, pour nous, de l'académicien français.

Le Ciel, parmi toutes les béatitudes qu'il dispense aux hommes à sa guise, a choisi, pour notre bonheur, de vous pourvoir sans compter de cette bonté qui fonde et qui anime le talent d'écrire. C'est pourquoi notre Compagnie vous accueille aujourd'hui à bras ouverts.

 

[© M. Fumaroli & Le Monde du vendredi 12 juin 1998, p. VII].

 

 

[On pourra trouver, sous ce lien, un site fort sympathique et remarquablement documenté, entièrement consacré à J. F. Revel]
 

 


 

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