Deux textes de J. de Romilly, on dira que c'est trop, et je plaide coupable. En plus, j'en sais d'enragés qui n'hésiteront pas à dire qu'il n'y a rien à attendre d'une grande bourgeoise. Mais j'aime la façon dont écrit cette distinguée helléniste, son art de s'élever, à propos de menus incidents de la vie quotidienne, jusqu'à des réflexions qui touchent, sans y toucher, à l'universel. Ici, elle brode de délicates phrases sur le temps qui passe, sur les inconvénients de l'âge (pour elle, une quasi-cécité), sur un paysage qu'elle aime, enfin, paysage qui console sa vieillesse, après avoir bercé toute mon enfance...

 

 

[…]

 

Je suis allée allumer les lampes, chercher la cassette dont j'avais besoin, et m'installer à ma table de travail. N'était-il pas absurde de m'arrêter ainsi à des impressions banales et momentanées, et d'en tirer tant d'élucubrations ? Fini, tout cela ! Et pourtant, malgré ce bel élan, comme j'arrangeais mon magnétophone et tout ce qu'il me fallait, je dus m'avouer bientôt qu'il y avait quand même un problème. Je ne l'avais pas encore distingué jusqu'à présent, en dépit de toutes mes discussions à demi conscientes; mais, à présent, il me sautait aux yeux. J'avais perçu vivement le plaisir que j'éprouvais à me retrouver à l'abri, chez moi, loin de tout; j'avais même senti le besoin confus de m'en justifier. Mais le vrai problème était que ce sentiment représentait dans ma vie une véritable contradiction. Cette joie du retour dans une chambre close - oui, j'y étais sensible. Mais il y avait ma maison de Provence; il y avait le jardin, à demi sauvage; il y avait la montagne Sainte-Victoire ! Et c'était là, je le savais bien, l'endroit où je puis être vraiment heureuse. Et pourquoi heureuse ? Parce que, là, je me sens, à chaque fois, tout entière tournée vers le dehors, portée vers l'extérieur, attirée vers ailleurs !

 

 

Sainte-Victoire

 

La montagne Sainte-Victoire se dresse à l'horizon, toute claire dans la lumière, et l'envie vous prend d'aller vers cette lumière, de sortir de chez soi, de se rapprocher de la beauté. Elle est, dans la distance, un appel et une promesse.

Je me souviens si bien, lorsque j'étais plus jeune, de mes départs matinaux pour aller marcher sur ces chemins, montant de rocher en rocher, de pinède en pinède. J'écoutais cet appel, je me perdais dans ces chemins, je montais, toujours plus loin, m'efforçant de passer là où le chemin finissait ou bien devenait escarpé. À l'horizon, il y avait toujours le calcaire lumineux où l'ombre et la lumière marquaient des reliefs vivants; il y avait aussi les terres rouges qui faisaient avec le blanc et le vert des pins un contraste si étonnant; il y avait les odeurs des arbres et des branches, des romarins et des lavandes sauvages; et j'allais toujours un peu plus loin, un peu plus près de cette montagne toujours offerte devant mes yeux. Je marchais, comme si, à chaque fois, quelque chose de plus précieux encore allait m'être révélé. Et je me souviens comment, au retour, fatiguée, je baignais mes pieds et mes jambes dans une petite eau courante, bien fraîche, qui coulait de la montagne, entre des arbres. Mais il faut le dire : ce n'était pas seulement, tout cela, la griserie de l'évasion: Sainte-Victoire n'était pas seulement un but de promenade ou d'entraînement pour des forces physiques; elle représentait un idéal que l'on poursuit, quelque chose vers quoi l'on va, et qui vous stimule comme la promesse d'une autre beauté. Ce grand bonheur de mes promenades est assurément le contraire du plaisir que l'on peut ressentir à se retrouver dans une pièce bien close.

Et cela vaut pour toute ma vie à Aix-en Provence. Cela n'est pas vrai seulement de ces grandes équipées où l'on va aussi loin que l'on peut, se perdant dans les sentiers et les rochers, toujours plus loin: même à présent, même quand je suis tout simplement sur une chaise longue dans mon jardin, l'impression est semblable. Les joies de la lumière sont une invitation à se dépasser soi-même et apportent comme une dimension de plus à tout le réel. Hier encore, j'étais étendue à regarder, dans la lumière du matin, un grand pin dans mon jardin; il se dressait vers le ciel bleu; ce n'était pas un très bel arbre, c'était un bon vieux pin qui ne ressemblait pas au pin parasol de la Côte; mais il était dru et vieux, d'un beau vert dense et tout le haut était comme nimbé dans une lumière d'or. S'agissait-il d'aiguilles un peu desséchées par la longue attente de la pluie, ou bien était-ce que les plus hautes parties de l'arbre recevaient la caresse de ce soleil qui déjà déclinait ? Toujours est-il que, moi qui ne vois plus bien, je le voyais rayonner, vers le haut, d'une lumière immatérielle et miraculeuse, qui m'a pénétrée de bonheur.

Et cela arrive tous les jours, partout. Je me souviens de ce jour où j'étais installée dans une petite allée et où les branches légères d'arbres plus modestes semblaient se croiser au-dessus de ma tête, faisant une arabesque sur le fond du ciel; je ne cessais de lever les yeux, d'admirer cette légère voûte glorieuse au-dessus de moi ; je m'amusais à mettre et à ôter mes lunettes noires, pour voir le changement; avec les lunettes, qui rendent la vue plus précise, je voyais les branches vertes se découper sur le ciel bleu; sans les lunettes, avec ma vue incertaine, le vert des feuilles se confondait avec le bleu pâle du ciel; je voyais le départ des branches, puis elles se perdaient dans une sorte de halo que l'on pourrait appeler une lumière sans nulle couleur, une lumière pure, où les objets ne se dessinent plus avec la clarté d'une séparation, mais se fondent dans une douceur imprécise et brillante. Depuis la montagne à l'horizon jusqu'aux plus petits feuillages de mes arbrisseaux - et encore, je ne parle pas du frémissement argenté des oliviers -, tout m'invite à sortir de moi-même, à m'émerveiller, et à désirer m'ouvrir, ardemment, à ces autres dimensions du monde, que suggère la présence continuelle de la beauté.

Que ce soit là une part importante de ma vie n'est pas douteux. Ma mère, qui n'avait pas beaucoup le goût de la campagne, aimait pourtant me voir ici et elle me disait parfois:

"Ceux qui ne t'ont pas vue ici, ne te connaissent pas vraiment". Je crois qu'elle avait assez raison.

Mon pauvre jardin a bien souffert. Les feuilles mortes des platanes l'encombrent indéfiniment et ne pourrissent jamais; l'ensemble est piétiné par les sangliers; et l'on a renoncé à toutes les cultures potagères ; et l'on a vu mourir des arbres, les uns après les autres, et le chiendent gagner les essences rares, dont j'étais si fière, s'étendre année après année. Mais, tel qu'il est, il continue à me donner ces joies toujours renouvelées. Je pars au hasard, je m'assieds à même le sol pour mieux m'imprégner de cette vie et de cette lumière, je monte voir s'il reste encore, dans le verger, un fruit épargné par les pies; je m'assieds encore sur le rebord du grand bassin entre fraîcheur et soleil avec la compagnie silencieuse de l'eau où se reflètent les grands arbres, chers aux écureuils. Je monte, je descends; et avec moi, j'ai souvent ma petite lorgnette avec laquelle je me tourne vers celle qu'ici nous appelons "elle", je veux dire la montagne à l'horizon, changeant de couleur, changeant d'aspect selon les heures et selon les nuages.

La contemplation de ces horizons, grands ou petits, aura occupé largement ma vie pendant près d'un demi-siècle. Je suis venue m'en abreuver à toutes les vacances, dans toutes les saisons. Or, je dois bien le constater: c'est le mouvement exactement inverse de celui qui me fait me réjouir quand, volets et rideaux fermés, je me retrouve chez moi à Paris.

Où suis-je donc, entre ces deux extrêmes ? Et où est ma vérité ? Comment donc puis-je être ainsi, selon les moments, mais de façon chaque fois aussi vive, tantôt une personne et tantôt son contraire ? C'est là une question ambitieuse et déroutante; mais c'est aussi une question que je ne peux pas fuir : elle s'est enfin imposée à moi, après toutes ces petites explications d'allure trop générale, qui cachaient un besoin de justification plus profond. À présent que j'ai le temps et le loisir, à présent qu'est venu l'âge des bilans, et que me voilà assise à ma table devant un magnétophone que je n'ai pas ouvert, je découvre tout à coup que c'est là le vrai problème et qu'il ne m'a jusqu'à présent jamais effleurée.

J'y ai pensé ce soir-là, et encore tout le lendemain, tantôt m'inquiétant, et tantôt croyant tout comprendre. Puis, je me suis convaincue à la longue qu'une chose était certaine : il ne s'agissait là que d'une sorte de grande alternance, parfaitement normale et justifiable. Après tout, ces deux impressions contraires ne concernaient ni la même heure de la journée, ni la même saison. Le plus souvent, je me trouve dans ma maison d'Aix pour les vacances, soit à Pâques, soit en septembre, quelquefois à Noël, mais toujours en un temps de pause, où le travail cesse et où la nature offre des surprises particulièrement exaltantes. Au contraire, je me retrouve à Paris quand les vacances cessent et que le beau temps se fait plus rare, qu'il est bon de se retrouver au travail et que, par conséquent, le contentement qu'il y a à se retrouver chez soi, bien à l'abri, les lampes allumées et toutes les habitudes retrouvées, prend à son tour le dessus.

Même à Aix, d'ailleurs, je dois reconnaître qu'il y a des moments où il est agréable de rentrer. Par les beaux soirs, on croit qu'on va être très bien sur la terrasse à guetter le soir qui tombe sur la paix des arbres endormis. Mais bientôt, on entend dans le jardin sombre un bruit de feuilles remuées; et l'on se demande quel animal est là que l'on ne voit pas et qui vous ignore. Dans les arbres, il y a parfois le passage d'un vol mystérieux, ou bien, plus loin, le hululement un peu sinistre d'une chouette. On croyait guetter le silence et l'on entend des bruits plus ou moins inquiétants. Peut-être s'agit-il déjà de l'arrivée régulière et désolante des sangliers en quête d'eau et prêts à bousculer tout sur leur passage. Non, on n'y croit pas vraiment ; mais on sent une petite inquiétude vague : à la campagne, la nuit, les bêtes sont en chez elles. Les feuilles des arbres empêchent de voir la lune et les étoiles comme on le voudrait; et puis l'on commence à avoir un peu froid. On bouge un peu : "Si l'on rentrait ?" Et oui, je l'avoue, c'est un plaisir que de rentrer, d'allumer les lampes, qui paraissent soudain, au sortir de l'obscurité, étonnamment brillantes et accueillantes, puis de tirer les lourds volets des portes-fenêtres qui grincent au passage: il faut éviter que les insectes entrent, attirés par la lumière. Bref, on éprouve le même soulagement à se retrouver dans un intérieur bien clos que j'ai ressenti chez moi à Paris, en tirant mes nouveaux rideaux. Dans le matin provençal, on avait ouvert ces volets de bois dans la joie et l'espérance, guettant le soleil sur le jardin et ne rêvant que d'être dehors; mais il est parfaitement vrai que le soir le plaisir de la paix retrouvée existe bien un peu aussi.

II y a des moments différents, des réactions inverses. Et cette grande alternance me fait penser, moi l'helléniste, à ce beau texte d'Euripide dans lequel Jocaste évoque l'espèce de partage qui régit la vie même de l'univers: le soleil cède sa place à la lune, le jour à la nuit, l'été à l'hiver; elle en tire la conclusion qu'il faut que l'on sache laisser sa part aux autres, pour que chacun règne à son tour. Oui, c'est une belle loi générale ; et je dirais, quant à moi, qu'elle nous entraîne comme une sorte de vaste respiration : c'est tantôt l'un et tantôt l'autre; tantôt l'on aspire avidement l'air extérieur, et tantôt on le rejette après s'en être nourri en profondeur.

Les mouvements contraires qui m'avaient arrêtée, sont donc, en fin de compte, des mouvements complémentaires.

Me voilà, n'est-ce pas, bien justifiée ? Pour montrer qu'une réaction toute simple est normale, il m'a fallu aller chercher les penseurs grecs et l'ordre du monde ! Ce n'est pas la première fois que je le constate: quand on éprouve un malaise furtif, et que l'on se met à y réfléchir à loisir, on se perd de plus en plus loin... Et il n'est même pas certain que l'on arrive par là à se donner la justification à laquelle, secrètement, on aspire. On pense à autre chose, on a l'impression d'avoir répondu à toutes les questions; mais on sait bien que, tout au fond, la question reste entière.

Le problème n'est pas, en effet, de découvrir qu'on peut être content un jour d'entrer, un jour de sortir, un jour d'aller vers le dehors et un autre de s'enfermer dans une pièce bien close. La belle affaire ! Le vrai problème vient de l'ardeur et de l'intensité que je mets chaque fois dans cette double réaction. Pour que j'aie remarqué cette joie rapide à fermer mes rideaux sur ma pièce parisienne, ou bien, pour que j'aie cette extase perpétuelle à Aix, quand je m'élance vers la beauté des paysages, promesse de toutes les beautés, il faut bien qu'il y ait quelque chose de plus, quelque chose qui me soit personnel et qui ne soit pas la banale alternance que chacun connaît.

II faut dire, je le reconnais, que les circonstances ont sans doute facilité chez moi ces émois quelque peu exagérés. J'ai la chance que l'on m'ait donné cette maison d'Aix, isolée dans la campagne, dans un des plus beaux paysages qui soit, avec cette montagne Sainte-Victoire toute proche et les variétés que sèment sur tout les changements d'une lumière exceptionnellement douce et brillante. Il était donc normal que je passe toutes les journées libres, à me perdre dans cette beauté et à m'émerveiller de ses aspects à chaque instant divers. Pouvoir me retremper, année après année, dans ce mélange de verdure, de soleil et de ciel, était évidemment un avantage et une invitation à ressentir plus fort que d'autres cette impulsion vers les beautés du dehors. Mais, inversement, il se trouve que le métier que j'ai exercé toute ma vie, et qui réclamait la lente étude des livres dans le plus grand silence possible, le recueillement autour d'une table à la recherche des idées, ou la comparaison minutieuse des textes, devait nécessairement m'inciter à ressentir plus fortement que d'autres le bonheur de retrouver la paix et le silence nécessaires à mon travail.

Très bien ! Tout cela est vrai ! Mais cela n'explique pas l'essentiel: cela n'explique pas pourquoi je ressens ce double sentiment de plus en plus fort. À Aix, à présent, je passe d'une place à l'autre, ne pouvant me rassasier de ce spectacle. J'y vois de moins en moins, mais chaque aspect de la verdure des arbres sur le bleu du ciel ou des reflets de l'eau du bassin ou de la pierre me devient si précieux que j'ai l'impression d'en prendre conscience exprès, afin de m'en souvenir à jamais. Quand il a plu, il m'arrive d'aller sous les pins exprès pour saisir l'odeur des aiguilles mouillées, ou bien de caresser de la main le romarin, pour que se dégage son odeur forte et vivace. On dirait que je veux profiter de tout cela autant que je peux et pour toujours. Et de même à Paris, c'est un hasard si j'ai noté seulement aujourd'hui ce mouvement de brève satisfaction à me retrouver à ma table de travail - justement quand le travail m'est devenu, du fait de mes yeux, presque impossible et, en tout cas, fort peu agréable. Serait-ce donc que la vie me devient à chaque instant plus précieuse ?

Allons, il faut l'avouer ! Je l'ai compris tout à l'heure, alors que j'étais à la cuisine, occupée à tout autre chose. Tout à coup, cela est devenu clair: c'est la perspective de la mort à venir qui double ainsi de joie ces deux impulsions contraires. Ce que je disais pour Aix est vrai de l'ensemble : il me faut en profiter encore; il ne faut pas oublier, parce que c'est peut-être la dernière fois; il faut m'émerveiller, parce que je sais tout bas, sans vouloir me l'avouer, que cela ne durera plus très longtemps.

Je ne parle pas de la mort; je n'y pense guère, au moins de façon consciente. Mais il est trop clair qu'a chaque instant, fugitive ou profonde, la certitude de sa venue rend les choses à la fois plus précaires et plus précieuses.

Je parlais d'alternance, et voici la plus belle de toutes : la vie et la mort. Probablement, sans même que je m'en doute, cette idée que je ne nomme pas, que je me refuse à reconnaître en moi-même, n'a cessé de peser sur moi, et pas toujours en mal.

Elle est acceptée cette idée; elle est entrée en moi, à mon insu. Je ne dis pas du tout que le moment venu, je n'aurai pas horreur de la mort, que je ne serai pas révoltée par les souffrances, les infirmités et les humiliations qui l'accompagnent le plus souvent. Mais la certitude d'une fin à venir, relativement proche, est à coup sûr entrée dans mes veines, dans mes muscles et dans mes moindres sensations. Elle peut être, sans même que l'on s'en rende compte, un étrange stimulant.

Je l'avais bien dit, en toute innocence, que, dans mon plaisir à tirer mes nouveaux rideaux, entrait le fait que, malgré mon âge, j'avais pris sur moi de les commander, de les faire poser, comme un pari sur la durée de vie qui m'attendait. Je pouvais encore, à mon âge, parier sur une certaine continuité encore à venir...

De même, je peux encore, avec une petite lorgnette spéciale, voir, dans la distance, ma chère montagne Sainte-Victoire. Et je peux encore avec des appareils pour dicter, pour enregistrer, pour réécouter, continuer un peu ce travail auquel j'ai consacré ma vie. "Je peux encore" : c'est ainsi que spontanément je m'exprime; mais le mot va puiser très loin, en des profondeurs sur lesquelles je ne m'arrête pas.

C'est un peu comme lorsqu'on regarde un lieu que l'on va quitter: la maison et le jardin d'Aix ou bien l'appartement de Paris et qu'à chaque fois on se dit: "Y reviendrai-je ? Le reverrai-je ?" ; et à chaque fois l'endroit paraît plus précieux et plus cher. L'angoisse et l'émerveillement sont étroitement entrelacés, comme deux tiges de vigne vierge, impossibles à détacher l'une de l'autre.

Maintenant que j'ai compris cela, je retourne regarder mes nouveaux rideaux: ils ne sont vraiment pas mal du tout, chatoyants et confortables. Et tout à coup, cela m'amuse de penser qu'à la fin d'une œuvre de théâtre, le mot qui marque la conclusion, l'arrêt de tout, le fait que la pièce a été jouée et terminée, est précisément ce mot qui m'a préoccupée ces deux ou trois jours et révélé quelques petits secrets sur moi-même : le mot "rideau" !

 

 

En complément : Retrouver la beauté et la pointe de la pensée, c'est cela que j'aime dans le jardin des mots.

 

[à propos de la publication de Dans le jardin des mots, éd. de Fallois]

 

On me demande une sorte de petit cours particulier pour vous, on attend de moi que j'apprenne quelque chose aux lecteurs du Figaro Magazine, en ces temps d'été où ils ont le loisir de lire et de méditer. Quels mots attirent mon attention, lesquels m'amusent ou m'exaspèrent, lesquels souhaiterais-je expliquer ? Toujours cette habitude des classements et des distributions des prix ! Ici et maintenant, je n'ai rien en réserve. Lorsque je pars à la chasse aux mots, c'est chaque fois une aventure nouvelle, j'allume la radio et il m'arrive - mais oui - de sauter en l'air : "Voilà mon mot !" Aussi vais-je commencer par évoquer des choses proches, le reste viendra de soi : je m'apprête à séjourner à Locquirec, en Bretagne, au Grand Hôtel des Bains, lové au creux d'un golfe paisible aux amples marées sans vagues, avec une plage de galets peu propices aux galopades, où l'on ne risque pas de recevoir des ballons sur la tête. Une clientèle d'intellectuels, d'écrivains recherchant la tranquillité, avec une piscine, et quelques soins pour dames chic. On croise Éric Orsenna ou Michel Mohrt qui possèdent des maisons dans les environs. Un climat à la fois vivifiant et doux où nous attendrons l'éventuelle canicule.

Eh bien, le voilà justement, mon mot ! Dieu sait si on a souffert, l'été dernier. Lorsqu'il fait un temps de glace avec des vents chargés de pluie, on dit communément : "Quel temps de chien !", sous-entendu, à ne pas mettre une pauvre bête dehors, or c'est au chien que nous renvoie le mot, mais en nous transportant d'un coup vers le ciel, les astres et les héros.

Tout commence avec l'astronomie : la canicule est la période de grande chaleur qui correspond dans l'hémisphère Nord à l'époque où l'étoile Sothis (Sirius), de la constellation du Grand Chien, se lève et se couche en même temps que le Soleil, du 22 juillet au 22 août. Les Romains la dénommèrent Canicula (petite chienne). Si Sirius est l'étoile de la canicule, le Petit Chien est souvent appelé chien d'Orion. Dans la mythologie grecque, Orion était un chasseur géant, fils de Poséidon, qui mourut pour avoir offensé la déesse Artémis, laquelle l'aurait fait périr sous la morsure d'un scorpion.

Il donna son nom à une constellation, qui présente à l'œil nu un groupe de sept étoiles, dont quatre, Bételgeuse la rouge, Rigel la blanche, Bellatrix et Saïph, forment un quadrilatère.

Les trois autres, placées au milieu en ligne oblique, sont connues sous le nom de Ceinture ou Baudrier d'Orion.

La constellation voisine est celle du Scorpion et le mouvement apparent des astres peut donner l'idée qu'Orion fuit le Scorpion, son ennemi mortel ! Si on lève les yeux vers les astres, on les rencontrera partout, nos héros des légendes antiques. Les planètes portent en général les noms de divinités gréco-latines sous leurs formes latines : Mars, Vénus, Jupiter. Et pour des planètes récemment découvertes comme Uranus, le nom rappelle un dieu latin, correspondant au dieu grec du ciel, Ouranos.

Parmi les signes du zodiaque, je vous offrirai tout particulièrement les Gémeaux... Castor et Pollux, constellation caractérisée par ses deux principales étoiles, très brillantes et très voisines. Deux frères de la belle Hélène, transportés dès leur vivant parmi les astres. Déjà cette transformation est mentionnée dans les textes classiques du Ve siècle avant Jésus-Christ.

Et voici que, de la sorte, toutes les légendes des Atrides entrent dans notre ciel. Grâce aux astrologues, elles présideraient même aux destinées de nos contemporains.

Les Grecs en général s'intéressaient au ciel qui, pour eux, était proche. Il permettait d'orienter leur navigation et représentait une forme majestueuse de beauté. Peut-être n'est-il pas mauvais, pour nous, aujourd'hui, d'en retrouver le souvenir ; les ennuis de la canicule sont peut-être un peu plus faciles à supporter quand on se rappelle l'étymologie du mot et qu'elle vous emmène tout droit dans le monde héroïque.

C'est cela que j'aime, dans le jardin des mots. Retrouver l'histoire, les profondeurs de notre culture, la pointe de la pensée, la beauté. La langue permet de créer le lien, elle est au sens premier du terme, facteur d'intelligence. Dans mon permanent combat en sa faveur, il y a cette idée essentielle que la précision, la faculté de s'exprimer clairement et de comprendre ce que dit l'autre est le meilleur remède contre la violence.

Ne pas pouvoir s'exprimer finit par des coups. J'en veux pour preuve un extraordinaire exemple donné par le linguiste Alain Bentolila dans son étude du Verbe contre la barbarie.

Il rapporte l'histoire d'un garçon des banlieues jugé pour avoir volé des disques dans une grande surface. On lui demandait pourquoi il avait commis cet acte. Il répondait obstinément : "C'est pas volé, je les ai !" Cette curieuse phrase répétée à l'infini ne rencontrant aucun écho, le tribunal persistait à argumenter du point de vue moral sur le vol, la culpabilité, etc. Et le gamin d'insister : "Mais c'est pas volé, je les ai !". Dans ce dialogue de sourds, il a fini par être saisi d'une telle exaspération qu'il a sauté hors du box des prévenus pour rouer de coups l'avocat général. Il a naturellement été incarcéré. Or ce qu'il avait voulu dire était simple : il n'avait pas volé ces disques, il était venu pour un échange, parce qu'il les avait déjà ! Mais il n'arrivait pas à employer l'imparfait, encore moins à placer des compléments... Les capteurs électromagnétiques du magasin, lorsqu'il avait procédé à l'échange - peut-être un peu sauvage - avaient fait le reste. Comment voulez-vous dès lors que, de la Grèce antique à nos banlieues, je ne persiste pas à cultiver le jardin des mots ?

[in Fig-Mag samedi 28 juillet 2007]

 

[© Jacqueline de Romilly, in Les roses de la solitude, Éditions de Fallois, Paris, 2006, 163 p.].

 

 


 

 

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