Alice, veuve encore assez jeune (elle approche de la cinquantaine) accueille dans sa maison du Lubéron un ami plus jeune qu'elle (37 ans), qu'elle qualifie de godelureau, tandis qu'il l'a laissée seule, le dernier des deux jours de sa visite, pour aller en excursion avec la fille d'Alice et son copain. Alors, après un moment de vague-à-l'âme, elle s'occupe…

 

Elle tourna encore deux ou trois cartes, sans même les regarder. Le silence de la terrasse était accablant. Aucune fenêtre ne s'ouvrirait derrière elle, pour laisser passer une voix ensommeillée demandant : "Et alors, quelle heure est-il ? Qu'est-ce qu'on fait ?" Aucun cri d'enfant ne surgirait de l'autre côté pour annoncer quelque trouvaille dans le jardin.

Elle avait voulu jouer les femmes encore jeunes, brillantes et hospitalières : elle était une vieille femme, seule devant une maison désormais silencieuse. Et cela, pour combien de temps ? Et jusqu'à quel terme ? Tout se passait comme si cette déception lui avait retiré son avenir. Et tout cela pour un godelureau, pensa-t-elle, qu'elle connaissait à peine et qui n'avait jamais eu de vrai plaisir en sa compagnie.

Pour la dixième fois, Alice regarda l'heure. Le temps ne passait pas. La matinée ne passait pas. L'accablement ne passait pas. Si au moins quelqu'un avait téléphoné - n'importe qui - une voix amie : cela l'aurait aidée à se reprendre. Mais rien : le silence. Et elle savait que dans la maison elle n'avait rien fait, rien réparé du désordre de leur départ matinal, rien mis en place ; elle n'était même pas allée vérifier si le facteur était passé. Elle avait laissé tout, en vrac.

Honteuse ! Elle rejeta soudain loin d'elle le paquet de cartes et rentra dans la maison. Elle alla se pelotonner sur son lit, se cachant le visage avec le drap, comme font les enfants, lorsqu'ils attendent en vain que quelqu'un vienne les consoler.

Le déjeuner hâtif qu'elle prit avec du fromage et une grappe de raisins, n'arrangea rien. Les deux longues heures de l'après-déjeuner, avec la chaleur encore collée au sol, n'arrangeaient rien non plus. Enfin, quand il fit plus frais, elle se décida à monter voir si le courrier était arrivé et, comme elle gravissait le terrain en pente qui menait jusqu'à la boîte aux lettres, elle aperçut un olivier, sur sa droite, qui était non seulement tout serré dans les mauvaises herbes, mais comme enlacé par un pied démesuré d'asparagus. Cette plante, qui au printemps se montre sous la forme de tendres pointes d'asperge, devient à l'automne une monstrueuse branche couverte de piquants qui enserre tout ce qui l'entoure, pour l'étouffer. Le spectacle la choqua ; et elle redescendit prendre dans la maison son sécateur et ses gants. Un vieil instinct lui interdisait de laisser un olivier envahi par l'asparagus. Mais quand elle s'approcha pour le couper, elle s'aperçut que le pied de l'arbre était encombré de bien d'autres plantes indésirables, serrées et menaçantes. Alors elle se décida, elle retourna chercher une couverture, une petite scie, bref, tout ce qu'il lui fallait pour nettoyer ce pied d'olivier.

C'était un horrible fouillis : aux trois pieds principaux de l'olivier s'étaient ajoutés quantité de surgeons partis de terre qu'il aurait fallu couper et que les herbes alentour avaient peu à peu desséchés. Il y avait de tout, du chiendent, des lianes, de ces herbes aux feuilles collantes que l'on rapporte partout sur ses vêtements, il fallait enfoncer les mains pour saisir les racines, il fallait couper, dégager, libérer. Elle savait bien que ce n'est pas ainsi que l'on doit procéder. On doit "déchausser" les oliviers ; et cela, non pas en septembre, mais bien plus tôt. Seulement, le pouvait-elle ? Ce n'est pas un travail de femme, même jeune, que d'ouvrir la terre et de la retourner ; et puis il faut des instruments dont elle ne disposait pas. Alors, à genoux sur sa couverture, elle se mit à couper, à arracher, à dégager. Parfois, d'un geste énergique, elle enfonçait le sécateur fermé dans la terre pour faire si possible sauter les racines et remuer un peu le dessus de ce sol : elle pensait à la merveille de cette terre où pénétrerait la rosée du matin, et peut-être, bientôt, les premières pluies de septembre, l'eau s'infiltrerait, gagnerait les profondeurs, aiderait l'olivier à vivre.

Il y avait beaucoup à couper et elle coupa beaucoup. Bientôt s'amoncela un tas d'herbes de broussaille à brûler, presque aussi haut qu'elle. Elle portait des gants, mais elle les ôtait par moments pour vérifier si c'était un rejet d'olivier réclamant le sécateur ou bien de l'herbe que l'on pouvait arracher. Et ses mains étaient déjà pleines de griffures ; elle les regarda avec amitié : elle se rappelait le texte que son mari jadis lui avait lu, où Colette célèbre ses propres mains, petites mains toutes couvertes d'égratignures dues au jardinage et que son jeune ami regarde avec désolation en disant : "Oh ! Madame, vos mains !" Elle aussi aurait des mains comme Colette, des mains de femme qui sait se colleter avec la terre.

Déjà un grand carré se trouvait nettoyé et la terre libérée. On la voyait, cette terre, non pas brune, mais rose et comme étonnée de se trouver soudain à l'air. Alors Alice se pencha en arrière, s'étendant un instant sur la couverture et regarda l'arbre, comme pour voir s'il était content.

C'est alors que la chose arriva.

Quoi ? Qu'arriva-t-il ? - À vrai dire, rien du tout. Simplement elle vit devant elle la beauté de l'arbre dont les feuilles brillaient dans la lumière et accrochaient le soleil ; et elle en fut comme suffoquée. Jusque-là, elle n'avait rien regardé : elle travaillait et bataillait. Et plus tôt encore, elle n'avait rien regardé : elle ruminait sa déception. Tout à coup, vues d'en bas, toutes ces feuilles qui montaient et brillaient et se pressaient vers le ciel, s'imposèrent à elle par surprise. Il est impossible de dire la beauté du feuillage d'un olivier, quand un peu de vent fait bouger ses feuilles et qu'elles se détachent sur un ciel bleu. Celles-là se détachaient aussi sur le vert plus sombre des pins ; et elles en semblaient plus lumineuses - sèches, légères, vivantes. Et comment dire la couleur des feuilles de l'olivier ? Alice savait que les Grecs parlaient d'oliviers au feuillage glauque, mais le mot glauque suggère l'humidité, l'ombre ; peut-être les grands oliviers de la Grèce donnaient-ils cette impression ; mais là tout remuait comme du vif argent sous la caresse du vent. Parmi ces feuilles si nombreuses, les unes offraient leur côté ombre, tiquetant de taches sombres toute cette lumière et lui donnant sa profondeur, comme si elles alliaient la terre et l'air. Parce qu'Alice était passée par un moment de désarroi, comme par un temps mort, ou peut-être parce qu'elle avait travaillé avec tant d'acharnement à son humble nettoyage : la beauté de l'olivier dressé dans la lumière lui pénétra le cœur, comme si c'était le premier olivier qu'elle eût jamais vu.

C'était aussi absurde, en un sens, que sa douleur précédente. Mais, d'une certaine manière, cela compensait et constituait comme une réponse. Cette beauté frémissante et fugace qu'elle n'avait jamais si bien ressentie et qui disparaîtrait avec le soir, suggérait pourtant comme une promesse de permanence.

Pourquoi ? Peut-être un peu parce que l'olivier est un arbre renaissant indéfiniment de lui-même. Certes, celui dont elle venait de s'occuper était un pauvre arbre avec son histoire, ses maladies et ses difficultés. On voyait encore, au ras du sol, le gros tronc de l'ancien arbre qui était mort ; mais, tout autour, les jeunes arbres avaient surgi, revenant sur l'ancienne souche. Et elle, qu'avait-elle fait sinon retrancher ces pousses qui montaient obstinément de terre. Elle avait voulu ménager les plus grands. Mais les plus grands n'étaient que les enfants du plus grand et sans doute ainsi de suite. L'olivier était symbole de durée. Il était symbole de durée aussi parce que, elle le savait - et Jean le lui avait souvent répété -, c'était l'arbre dont se glorifiaient déjà les anciens Grecs. Et les poètes d'il y a des siècles s'émerveillaient déjà de la beauté qu'Alice venait tout juste de découvrir.

Mais aussi c'était son arbre. Son arbre qui faisait partie de la chère maison familiale, son arbre qu'elle avait connu du temps de son mari, du temps où sa fille était une enfant ; son arbre qu'elle venait d'aider à vivre en luttant pour le débarrasser de toutes les plantes parasites qui lui nuisaient. Et, vaguement, elle se souvenait que ce n'était pas la première fois qu'elle menait cette lutte inégale pour protéger ses arbres, pour son jardin. Déjà avec Jean ils l'avaient fait - quand cela ? Elle ne savait plus : après quelque gel, quelque incendie ; les souvenirs s'étaient enfuis, mais donnaient à son sentiment d'aujourd'hui une sorte de stabilité accrue. En libérant si peu que ce fut des racines de l'arbre, elle avait comme retrouvé ses propres racines et son équilibre. Elle ne comprenait plus très bien le désespoir d'enfant qui l'avait accablée tout le matin : tout était, en somme, si simple. Elle remit ses gants et décida de faire tout le tour de l'arbre, libérant un bon mètre autour de chacune des grandes tiges. La beauté du feuillage dans la lumière serait au-dessus d'elle ; elle la sentirait présente ; mais elle ne la regarderait plus. Enfonçant ses mains dans l'épaisseur des branchettes, au risque de tomber sur une mauvaise araignée ou quelque nid de guêpes, elle continua obstinément, heureuse, jusqu'à dix-huit heures. Alors elle se releva, ramassa tout son matériel, eut un dernier regard pour l'arbre : la lumière avait changé, mais sur toutes ces feuilles innombrables il y en avait toujours qui accrochaient de la même façon, en plus doré peut-être, les derniers éclats du soleil. Alice sourit et prit le chemin du retour.

Comme elle approchait de la maison, elle entendit sonner le téléphone. Elle pensa d'abord qu'elle ne répondrait pas. Elle était apaisée ; elle n'avait besoin de personne; elle sentait en elle comme une sorte de trésor où se mêlaient la fatigue, le contentement de soi, et une vague impression de plénitude. Puis elle pensa que cela pouvait être sa fille, en difficulté ; et elle alla répondre. C'était une amie qui lui offrait de venir la voir - juste ce qu'elle aurait désespérément souhaité ce matin. Elle refusa, alléguant la nécessité d'un travail à finir. L'amie insista, s'inquiéta de la savoir seule :

- Et tu as bien déjeuné, au moins ?

- J'ai très bien déjeuné, merci.

 

La réponse était venue, naturelle ; Alice ne se rendit même pas compte qu'elle mentait : elle avait oublié.

Puis, le téléphone une fois raccroché, elle mesura le contraste entre le matin et le soir. Le matin, elle avait pris conscience des dommages irréparables de l'âge ; et elle n'en avait rien oublié ; mais cette découverte se doublait maintenant du sentiment qu'il était possible de l'accepter, qu'il était même donné, une fois qu'on l'acceptait, de retrouver toute une vie simple et vraie, trop souvent cachée par les petits émois des attentes et des craintes quotidiennes. Vieillir était dur à supporter ; mais vieillir était aussi un enrichissement immense et une force. Être seule n'était pas gai ; mais être seule était aussi sentir monter en soi les ressources, la disponibilité, l'équilibre que ne possédait pas la jeunesse.

Elle rentra dans la maison, mit de l'ordre, se prépara à dîner, parcourut les chambres. Celles-ci n'étaient plus vides, car la présence du passé lui faisait signe de toute part. C'était sa maison, sa maison de toujours. Elle sortirait pour dîner sur la terrasse. Elle verrait le soir tomber sur son jardin. Elle verrait se lever brillante la lune - seule aussi. Et elle serait profondément en paix. La solitude l'avait rendue à elle-même.

Comme elle redescendait vers la terrasse, cette notion de solitude traversa son esprit, ramenant à la conscience un souvenir lointain et imprécis. Il y avait un superbe chant de Purcell, croyait-elle, qui s'appelait "Ô solitude" ; et elle se rappelait avoir entendu une conversation - mais avec qui ? et quand ? et où ? - où l'on avait discuté sur la double valeur de ce chant. Les paroles disaient la merveille et la splendide richesse que seule donne la solitude ; et la mélodie suivait avec des hauts et des bas raffinés, subtils, tandis qu'une voix irréelle de contre-ténor ajoutait encore à l'étrangeté de la révélation. Mais certains avaient fait remarquer que, malgré ce message inscrit dans les mots et dans la musique, il se dégageait pourtant de l'ensemble une note de mélancolie intense, ou peut-être de nostalgie. Eh bien ! C'était cela. On pouvait être à la fois émerveillé et nostalgique. Comme l'olivier qui vous offre en contraste cette petite feuille sombre ou lumineuse, comme le fruit qui arrive à sa splendeur, à sa maturité au moment où sa fin approche, de même elle découvrait que tout est donné ensemble, en une sorte de qui perd gagne, où tout se rejoint.

Sur la terrasse, elle se versa un verre de vin rouge du pays, prit quelques olives et soudain elle sourit en imaginant les piètres excuses que sans doute lui offrirait Charles quand il la reverrait - quelque chose comme : "J'ai eu l'impression que vous préfériez être seule". Vaines excuses du godelureau ! Pourtant il avait raison : finalement elle préférait être seule ; elle n'avait même jamais encore compris à quel point elle préférait être seule.

Et son sourire s'accentua : elle se rappela que dans sa rancune elle l'avait intérieurement traité de godelureau. Or, elle ne savait pas ce qu'est un godelureau. C'était un drôle de mot, hérité sans doute de sa grand-mère ou de sa grand-tante. Et il lui parut amusant de penser que, même au moment de sa plus âpre rancune, elle n'avait rien trouvé de mieux que d'emprunter un mot démodé et d'imiter gauchement des manières qui, en fait, n'étaient pas même les siennes.

 

[© Jacqueline de Romilly, in Laisse flotter les rubans, Éditions de Fallois, Paris, 1999, pp. 44-51].

 


 

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