José Cabanis est né à Toulouse en 1922. Il effectua toutes ses études chez les Jésuites de cette ville, mais fut renvoyé au milieu de l’année de philosophie pour mauvais esprit. Il redoubla cette classe au lycée de Toulouse, où il eut la chance d’avoir pour professeur Georges Canguilhem.
José Cabanis fut d'abord avocat, mais sans succès. Il devint ensuite expert près la cour d’appel de Toulouse, activité exercée pendant environ quarante ans. Il trouvait cependant sa revanche et son bonheur en consacrant une partie de ses nuits à écrire. De 1952 à 1969, il publia dix romans, puis divers essais où se mêlaient littérature et histoire à partir de 1970. Il reçut plusieurs prix littéraires, avant de se voir attribuer le grand prix de littérature de l’Académie française en 1976. En 1990, un dernier roman, Le Crime de Torcy, constituait la conclusion de tous ses romans, conçus pour n’en être qu’un seul. Élu à l’Académie française en 1990, José Cabanis est décédé le 6 octobre 2000. "Il faudrait parler de l'homme et de ses contradictions, écrit Roger Grenier dans sa nécro du Monde : misanthrope et ami fidèle, retiré dans ses terres, mais très attentif au monde, l'humour mêlé à la mélancolie. Cela faisait un compagnon à nul autre pareil".

 

 

 

[…] Ma maison plonge... dans le temps, et je m'y sens à certaines heures comme un passager sur un grand navire où il fait bon se promener, et dont il faut profiter à plein, tant que dure le voyage. Les paysages que je visite ici, ce sont les saisons. La campagne est assez vaste autour de Nollet pour que chacune d'elles s'y déploie et donne toute sa fête. Sans bouger de mes livres, j'entends les oiseaux bruyants qui bâtissent leurs nids sous les tuiles du toit, les longues pluies de l'automne, le cri des grillons et des cigales qui marque la splendeur de l'été, et, débouchant en rafale, le vent de l'hiver. J'ai toujours aimé l'automne, et le préfère de très loin aux grâces faciles du printemps. L'automne, parce que tout paraît s'y défaire, donne à tout ce qu'on goûte une saveur incomparable, et il faut avoir connu un grand amour par ces journées monotones où le ciel est bas. Je n’oublierai pas que c'est dans le chemin qui va de Nollet au village, le long des bois de Torcy, et qui était détrempé par les pluies d’octobre, avec des ornières luisantes et des trous pleins d’eau creusés par le passage des troupeaux, que j’ai vu pour la première fois Nathalie. Nous pataugions tous les deux, à la rencontre l’un de l’autre, elle a levé la tête, s’est mise à rire, et m’a dit :

- Vous, je vous connais !

Quand j'étais enfant et qu'autour de la maison traînaient les premiers brouillards, je voyais le visage de mon père s'animer.

– Nous allons faire, disait-il, une bonne flambuscade.

Il allait chercher du bois mort et quelques bûches, qu'il portait dans ses bras avec un air de jubilation. Nous regardions ensuite, dans la cheminée de la bibliothèque, ce premier feu, et je prenais un livre : c'est un des bonheurs de la vie, quand on cesse de lire et qu'on lève les yeux, de voir le feu crépitant de l'automne. Je vais à mon tour dans les taillis ramasser des branches mortes, je me penche sur la cheminée de Nollet comme faisait mon père, et dans le silence de la maison je pense à ces temps de mon enfance où l'automne, c'était surtout pour moi l'inévitable rentrée des classes. Aujourd’hui encore j'éprouve le même serrement de cœur quand, vers huit heures du matin, je vois sur les routes où les feuilles tombent et glissent et où il fait grand vent, des enfants en file indienne sur le bas-côté, qui se retournent et me regardent, cartable à la main et capuchon en tête. J'allais ainsi moi-même, à travers champs, jusqu'au village où j'attendais l'autobus qui me menait en ville. Je portais une longue cape comme un berger, et je m'étonne que personne au Collège ne s'en soit moqué, car j'étais le seul. Sortant du parc, en octobre ou novembre, j’enfonçais dans la boue de ce chemin creux où, quelque dix ans plus tard, je devais faire une si belle rencontre. Aux approches de Noël, les gelées transformaient les fondrières en pierre dure, que mes gros souliers cassaient. Alors les champs et les prairies, aussi loin que je pouvais voir dans le petit matin, étaient blancs de givre, et c'est à peine si à l’horizon je devinais la ville, au-delà du brouillard. Je longeais le haut mur de Torcy, et toujours, depuis les profondeurs des bois où il n'y avait plus une feuille, venait jusqu’à moi l'appel rauque d'un oiseau. Pendant les mois d'hiver, des corbeaux s'abattaient dans ces bois dont ils faisaient leur repaire. À l'entrée du village, assis sur le rebord d'un pont, je voyais approcher lentement sur la route l'autobus que de petits personnages, au loin, arrêtaient avec de grands gestes, et qui enfin m'emmenait. J'y repassais en hâte mes leçons. Quand j'arrivais au Collège le poêle était rouge, et comme je le frôlais en ôtant ma cape de berger, le surveillant m’observait.

[© José Cabanis, Les cartes du temps, in Le bonheur du temps, pp. 28-31].

 


 

 

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