Je ne connais pas le Dr Chauviré de longue date. Peut-être fait-il partie des auteurs dits "secondaires" (un peu comme Charles Juliet). C'est une chronique du Dauphiné libéré ("Prescrire Chauviré", le 6 décembre 2004), qui a attiré mon attention sur cet écrivain intimiste, au style tellement pur, aux regards à jamais fixés à l'arrière, sur l'enfance (la mort prématurée du père ?). Alors, à mon tour, je prescris Chauviré.
Quelques gouttes de ses souvenirs, son amour fou, alors qu'il avait six ans, d'une jeune" bonne" qui en avait dix-huit, entrée au service de sa mère et de sa grand-mère, dans les années vingt, quelque part dans les Dombes.

 

 

J'avais appris à lire. Il y avait des mots que j'aimais beaucoup. Celui que je préférais était, je crois, "pluie". Au début il avait été difficile à lire mais il était beau et doux de toutes ses voyelles humides. Ensuite venaient ceux qui évoquaient l'eau dans son ruissellement. Ils étaient colorés d'argent mais d'une luminosité très changeante suivant que l'eau s'enfuyait en passant de l'ombre au soleil. "Soleil" n'était pas mal non plus mais à mon goût, trop bravache. L'eau demeurait ma meilleure amie, d'autant plus que j'avais souvent soif. Soif aussi de ma mère et, malgré tout, toujours d’Élisa.

Depuis quelque temps, maman me répétait que, à la rentrée, très bientôt, je devrais aller à l'école.

- À la ville, à Lyon, me dit-elle.

- Ah, ça non, jamais je ne quitterai le jardin et la campagne.

- Tu verras le Rhône et la Saône.

- La belle affaire m'écriai-je.

Je me moquais bien du Rhône, ce gros barbu des sculptures et des images.

Je n'en disais rien mais je savais pour l'avoir fréquentée que la Saône avait des seins, elle.

Je me rendais bien compte que le bon temps tirait sur sa fin. Marceau Pivoine se préparait, lui aussi, à entrer en classe dans un pensionnat. Pour ces derniers jours de liberté il venait pêcher dans l'étang. Il pleuvait un peu. Il avait trouvé un coin d'eau, sous un grand saule de la berge, où il prenait des perches en amorçant avec de petits vers rouges. Et sur le soir, il emportait ses prises en courant. Il s'enfuyait comme un petit voleur. Cette pêche fut la dernière joie de ses vacances.



Le projet avait pris corps. Maman et son frère Lazare avaient organisé le transfert des restes de mon père au cimetière de Villeroy.

Un samedi, l'oncle Lazare alla attendre le cercueil à la gare. Le train avait eu beaucoup de retard. Ensuite le convoi mortuaire avait dû traverser tout le bourg et gravir le coteau sur lequel se trouvait le cimetière. Si bien que l'oncle n'était revenu qu'à la nuit tombante.

Nous étions réunis à attendre son retour de Villeroy dans la salle à manger : maman et, tout proche d'elle, mon frère Tiennot, grand-père, grand-mère, la Coucou. Maman m'avait pris sur ses genoux et me serrait contre sa poitrine.

Enfin l'oncle était arrivé et, debout, une main appuyée sur la table et l'autre au bout du bras dressée :

"Lorsque nous sommes arrivés au cimetière nous avons trouvé la barrière fermée. Il était tard, c'est vrai. Le gardien refusait d'ouvrir. Alors je me suis mis en colère : "Croyez-vous, ai-je dit, que lorsque les soldats partaient pour l'attaque on leur demandait si l'heure leur convenait ?"

Alors maman qui jusque là retenait ses larmes éclata en sanglots et j'en eus les joues mouillées.

L'oncle n'en finissait pas d'être indigné. Enfin, sur un ton plus modéré, il dit que les fossoyeurs étaient à l’œuvre et qu'Ivan avait gagné sa tombe. Je ne sais pas pourquoi la nuit fut à nouveau peuplée de cris de chouettes.

- Ce sont de toutes petites chouettes de l'année, me dit maman qui ne parvenait pas à dormir. N'aie pas peur. Nous irons au cimetière demain matin.



Depuis lors maman et grand-mère s'attardaient très longtemps le soir à la salle à manger en prenant une infusion de valériane. Maman avait alors demandé à Elisa de s'occuper de mon coucher si bien que, chaque jour, elle présidait à ma mise au lit et s'asseyait auprès de moi pendant quelques instants.

Elle me dit un soir :

- Mon petit amoureux il faut que je te fasse une confidence. Je vais bientôt quitter la maison mais n'en dis rien à ta mère. Dès que tes parents perdent une bonne ils en font un drame. Je te le dis à toi parce que tu es mon petit ami et que tu auras du chagrin. Je ne veux pas que tu apprennes mon départ par quelqu'un d'autre que moi. Je ne t'oublierai jamais.

Elle ajouta :

- Je vais me marier, comprends-tu. Armand ne veut plus attendre.

Le surlendemain nous nous rendîmes de nouveau au cimetière où le corps de mon père venait d'être inhumé. Nous déposâmes sur sa tombe un bouquet de fleurs tardives du jardin les dernières roses et des asters d'automne.

Maman m'avait souvent parlé de lui. Il me faudrait longtemps avant d'apprendre et de savoir qui j'avais perdu et qui m'avait manqué.

Quelques jours plus tard, Marguerite et maman descendirent la grande malle du grenier. Maman y rangea nos affaires. Le châtaignier de la terrasse perdait quelques feuilles à peine roussies. Dans le jardin, l'herbe des pelouses restait mouillée tout le jour.

Le 1er octobre, le camion de l'entrepôt de grand-père, tiré par un cheval, s'arrêta sous le châtaignier, devant la porte de la maison. Élisa était partie la veille.

Cyprien aida à soulever la malle et à la placer dans le camion puis il ferma la porte derrière nous.

 

[© Jacques Chauviré, Élisa, 2003, Le Temps qu'il fait, pp. 64-69].

 

 


 

 

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[Le Docteur Jacques-François Chauviré (né le lundi 22 février 1915 à Genay) est décédé à Neuville-sur-Saône le lundi 4 avril 2005, entre un pape médiatique et un prince d'opérette. Sa disparition n'aura pas fait autant de bruit que celle de ses illustres compagnons du dernier voyage. Hélas]