La lecture, quel bonheur ineffable, quel vice impuni !

 

- Si maman demande combien nous en avons lu, tu diras deux ou trois. Les petits, ça ne compte pas...

C'est jeudi. Depuis le déjeuner nous sommes enfermés tous les deux dans la classe inondée du brûlant soleil de juillet ; les moineaux se chamaillent sous le rebord du toit, les lis du jardin appellent à grands cris chauds par les fenêtres ouvertes, les voix joyeuses d'une bande de gamins se poursuivent sur la route de Vallon. Mais nous n'entendons rien.

 

 

Assis au bord de l'estrade, la caisse des prix entre nous deux, rouges, les mains moites, la tête battante, à peine au bout d'un livre nous jetant sur un autre, comme des affamés que rien n'arrive à rassasier, nous lisons !

Les prix sont là depuis huit jours : quatre-vingts livres rouges et dorés dans des papiers violets, verts, roses. Ils sentent la colle, l'encre d'imprimerie, le vernis chauffé - le plus enivrant parfum que nous ayons jamais respiré ! Ils craquent un peu quand on les ouvre, ils laissent aux doigts de petits points d'or, ils jettent à pleins yeux leurs images que l'on regarde vite jusqu'au bout avant de commencer à lire - échappées ravissantes sur l'histoire promise, dont chacune vous rapporte une bribe mystérieuse : la vieille femme darda sur l'innocente un regard perçant... Plutôt mourir, s'écria le jeune homme... La sombre tour ne montrait aucune ouverture... Puis ils racontent, racontent...

Nous commencions par les plus gros. Il y avait les Prix de Certificat d’Études : Les Deux Gosses, Contes du Pays d'Armor, l'immortel Sans Famille, cinq ou six volumes où s'approvisionner de rêves pour le reste de l'année - le reste de la vie, peut-être...

Les prix de 1a deuxième division nous donnaient des histoires plus pauvrettes, mais où il y avait bien toujours quelque château enchanté, quelque petite fille malheureuse, un mauvais garçon qui devenait bon, une cabane de berger, un ruisseau sous des aulnes. Nous les dévorions tous, à la file descendante, jusqu'à ceux de la classe de maman : Bêtes et Gens, Les Récits du Grand-Père, Contes de la Veillée... jusqu'à ceux à vingt centimes, tout petits, carrés, où, en gros caractères et en dix pages, se lisaient de fortes leçons de morale : Adolphe ou la gourmandise punie, Julie la petite querelleuse, dont à défaut de la substance, on gardait du moins gravé dans la mémoire l'étonnant style ampoulé, si remarquablement adapté à l'esprit des petits paysans : Ô vous, mes enfants, qui avez eu le malheur de contracter une habitude mauvaise, c'est pour votre consolation et votre soutien que je vais vous raconter l'histoire suivante : Julie...

La caisse arrivait trois semaines, quinze jours avant la distribution des prix ; il fallait se dépêcher de les absorber tous, pour avoir le temps de reprendre les premiers, les beaux, les chers. Aussi, dès que nous étions sur la pente diminuante, en dévorions-nous cinq, six des moyens, dix des plus minces à la queue leu leu dans une après-midi de jeudi.

Quand maman, vers la tombée du jour, quittait la salle à manger pour la petite cuisine où elle allait préparer le dîner, ne nous apercevant pas dans la cour elle ouvrait la porte de la classe :

- Comment, c'est là que vous étiez ? Encore à lire ! Vous n'avez pas lu toute l'après-midi ?

Nous baissions la tête...

- Mon Dieu ! Combien en avez-vous lu ?

- Deux ou trois...

- Deux ou trois ? Mais ces enfants sont fous ! Deux ou trois livres d'affilée ! Voulez-vous laisser ça bien vite ! Pour vous perdre les yeux ! Si jamais on a vu personne lire deux ou trois livres sans respirer ! Ils s'en feront mourir !"

 

Les années où l'on avait monté la caisse au grenier, nous étions plus tranquilles, maman ne venant guère là-haut sans nécessité. Et le premier livre à peine ouvert nous ne sentions plus la touffeur brûlante qui était tombée sur nous dès la porte.

Mais le plus cher asile est le Cabinet des Archives, plein de mouches mortes et d'affiches battant au vent(1). À l'autre bout de la maison, la grande Mairie solitaire traversée, nous sommes dans ce lieu poussiéreux mieux à l'abri avec notre trésor qu'enveloppés par la mer au cœur d'une île perdue. Par un carreau éternellement cassé entrent la brise du jardin et le ramage du poulailler tout proche. La vieille bascule est un siège plein de fantaisie, dont la plaque dure tout à coup sous nos jambes a des roulements inopinés, ponctués de grincements baroques. Les vieux dossiers tout autour de nous dans des cases voilées de toiles d’araignées, mêlent leur odeur de papier moisi au parfum collant des livres neufs : pommade poudreuse où nous nous engluons avec délices. Et les aventures passent, passent, portées par tous ces êtres merveilleux ou terribles, qui ne cesseront désormais de nous accompagner, de grandir et de s'enrichir avec nous et pour nous, à mesure que se déroulera notre vie...

 

 

Isabelle Fournier, Images d'Alain-Fournier (Éditions Émile-Paul frères, Paris., 1938, pp. 40-43)

 


Note

 

(1) Isabelle Fournier fait ici allusion à une courte phrase écrite par son frère, dans le Grand Meaulnes : "Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la mairie, enfermé dans le cabinet des archives plein de mouches mortes, d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule, auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin" (Première partie, Chapitre II, "Après quatre heures").

 

 


 

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