Que la mémoire peut donc tromper ! En mai 1958, tandis que je me délectais des Œuvres "complètes" (elles ne l'étaient pas tout à fait) de Saint-Exupéry, et que j'écoutais, l'oreille collée à l'œil magique (détail à l'usage des vieilles générations), et le cœur battant, les derniers soubresauts de l'Algérie française, commençant dans une liesse incroyable et semblait-il fraternelle autour de Jacques Massu, je découvrais également un "premier" roman qui me plut beaucoup, et dont l'auteur vivait habituellement de la traduction de policiers américains (en particulier ceux de Erle Stanley Gardner, publiés dans la collection Le Masque).
Avec le recul, je pense que c'est à cause de l'attitude d'Éveline Mahyère, qui se suicida avant la parution, ce qui fit quelque bruit et suscita des articles. Car j'ai de la peine à trouver des pages qui valent d'être communiquées. Mais je me dois de le faire, en hommage à une jeune femme, trop éprise d'absolu, et qui décida, à vingt-huit ans (le 26 juillet 1957), d'en finir avec la vie, écrivant, tandis que le gaz commençait à produire son effet (elle avait auparavant laissé une longue lettre à l'attention de ses parents et de son frère), "j'ai enfin retrouvé le sourire (c'est vrai, la mort me distrait !). C'est merveilleux de mourir comme on s'amuse, de par la grâce de Dieu (let us hope). Je vous aime". La forme, déjà, date : un composé de lettres et de fragments de journal intime. Est-ce une raison pour que le jugement de l'histoire (littéraire) ait complètement fait passer cette œuvre irritante - et sans doute pas de première grandeur - à la trappe ? Et, naturellement, totalement introuvable.
Une lycéenne au patronyme un peu trop transparent (Sylvie Ceyvenole) vient d'être renvoyée d'une institution religieuse catholique - où l'avaient placée ses parents, pour s'opposer à je ne sais quelles tentations ; mais où elle s'est prise d'affection très poussée pour Julienne Blessner, son jeune professeur de mathématiques. Julienne, pour échapper à ses (je devrais plus exactement écrire à leurs) désirs, se tourne vers le noviciat. Sylvie, elle, met fin à ses jours.
Pour qu'on ne t'oublie pas tout à fait, Éveline.

 

 

[…] Pourtant, malgré son amour des fleurs, c'était de Claude et de ses vertiges que Sylvie s'était toquée, de ce Diogène des chambres de bonnes, ange ricaneur qui, par son refus de la vie, se situait hors de la vie, dans un univers faussement satanique. Héros de la révolte, son intelligence et son amitié exerçaient sur Sylvie une séduction qui justifiait à ses yeux toute négation, alors que le respect de la vie, le courage discret de Julienne exaltaient en elle ses capacités de ferveur et d'espoir. Ange de ténèbre, ange de lumière. Résolument, elle s'adonnait au péché d'angélisme.

Ce jour-là, elle venait chercher au Racine l'antidote de Sainte-Thérèse, le rire destructeur de Claude, le rire émerveillé d'Albine. Elle se promettait d'échouer au baccalauréat, de haïr la vie, de ne plus travailler, ni aimer, ni manger, et de boire jusqu'aux limites du. suicide. Mais la vie était rivée à ses fibres de dix-sept ans et elle s'apprêtait ainsi à vivre désespérément, non à mourir.

Mourir à soi-même, serinaient les apôtres. Elle renversait la proposition : "Que tout meure à moi-même, je veux vivre de ce gâchis".

- Claude !

Mais Claude n'était pas d'humeur bavarde. Un univers, un bar dépeuplé, un ami absent de l'espace qu'il occupe. Par bonheur, Albine entra, s'empara de Sylvie et l'entraîna à une petite table tandis que Claude se plongeait dans un manuel de criminologie. Et Sylvie retrouva la sensation délicieuse de ne plus souffrir du temps mais de le perdre, d'être le témoin d'Albine, de se heurter à son fol équilibre. Albine adhérait avec fougue à toutes les excentricités de Claude, aux délires passionnés de Sylvie, mais elle aimait le sport, la danse, le flirt et la crème Chantilly avec tant de santé, qu'aucune théorie perfide ou délétère n'aurait pu altérer l'éclat de ses joues, briser sa joie et ses impulsions de jeune animal.



- Demain, je fais l'amour, qu'en dis-tu ?

- …

- Qu'en penses-tu ? Que c'est une erreur ?

- Il faut bien le faire un jour. Mais pourquoi demain ?


- Parce que je l'ai promis à ton cousin.

- À mon...

- Ne t'exclame pas trop fort, il serait furieux s'il nous entendait. II fallait que t'en parle : si tu crois que j'ai tort, je ne le ferai pas. Et je ne le ferai pas non plus si cela t'ennuie personnellement".

Mon cousin, Albine, tous les deux sont un peu à moi et voici que tous les deux...


- J'aurais préféré, peut-être, je ne sais pas, quelqu'un d'autre. Sans doute parce je n'y avais jamais pensé. C'est le premier garçon que j'aie embrassé.

- Alors ?

- Alors tu as raison, il embrasse bien. Et puis il t'aime.

- Moi, je ne l'aime pas. Mais demain j'ai dix-huit ans, je ne veux pas que ce soit un jour comme les autres. À toi de décider. Je peux remettre de quelques jours et faire cela avec Jacques ou Mario Cermati.

- Ils ne t'aiment pas, eux. Qu'il y ait au moins un peu d'amour dans tes expériences, Albine.

- Je l'ai prévenu que je lui donnerais trois minutes, montre en main.

- Tu auras mieux à faire de tes mains.

- Avec moi, il perd tous ses moyens. Il y a une pendule chez lui. À la quatrième minute, s'il n'a pas pu s'exécuter, je me rhabille. Je crois qu'il a peur.

Il eut peur.

Mario Cermati, qui n'était pas amoureux, ne fut en rien gêné, lui, ni réfrigéré par le chronomètre. Sylvie admirait Albine sans l'envier.

Seule dans sa chambre, dont depuis trois jours elle ne sortait que pour la corvée des repas, elle relut, étendue sur son divan, les lettres que lui avait écrites, quelque temps auparavant, l'homme qu'elle avait souvent considéré comme son amant éventuel.

12 mai

Ma Sylvie,

Puisque nous avons pris la décision de plus nous voir, il est une chose que je peux te dire maintenant, c'est que très vite je t'ai aimée. J'ai aimé bien souvent dans ma vie, mais toujours des femmes que je m'employais à conquérir. Aujourd'hui, j'ai peine à me reconnaître. C'est bien parce que j'aime en toi autre chose que l'être physique, que mon amour renonce à la poursuite. Parce que je t'aime plus que je ne te désire, je suis prêt à renoncer à toi. Et pourtant quelle tentation de te dire : "Sylvie nous sommes deux grands idiots. Je sais, parce que je l'ai senti et qu'un jour tu me l'as dit, ce que tu attends de moi Eh bien oui ! Vivons ! Je t'apprendrai. Tu m'appartiendras et cela te libérera. Nous nous retrouverons au plus profond de nous-mêmes. L'avenir, on s'en moque, c'est nos sens apaisés. Nous verrons ensuite ce qu'il conviendra de faire et ce qu'il nous restera de sentiments l'un pour l'autre. Nous vivrons des minutes merveilleuses et je te donnerai des caresses qui naîtront du meilleur de moi même, parce que je t'aime. Ne tardons plus, tarder c'est nous perdre!" […]

 

[© Éveline Mahyère, Je jure de m'éblouir, Buchet/Chastel, éd., 1958, 210 pp. (texte extrait des pages 60-64)].

 

 


 

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