Quatre années durant, j’ai trimbalé ma mélancolie le long des mains courantes. De la mélancolie au désarroi, il n’y a pas loin. Grâce au rugby j’ai caboté dans l’une sans chavirer dans l’autre. J’aurais baigné dans le bonheur si les calendriers avaient inscrit sept dimanches par semaine au lieu d’un.
L’Ovalie inverse la logique balzacienne ; c’est en province que les Rastignac échafaudent une réussite.

[Denis Tillinac, Rugby blues]

 

 

MAI 68 À MAYOL

 

Mai 68. À chacun ses attentes. Tandis que mes copains manifestent dans les amphis, je me ronge les sangs parce que la finale Lourdes-Toulon se fait attendre. On la reporte d’une semaine l’autre, pour cause de grève générale. Les jambes des avants toulonnais ne vont-elles pas s’émousser ? Si Cohn-Bendit avait tant soit peu de culture, il décréterait la trêve des barricades, la finale se jouerait. Après quoi il pourrait fomenter du désordre pendant tout l’été, ça m’était parfaitement égal.

Imaginez un étudiant de vingt ans, anar à sa façon qui n’est pas celle du gauchisme ambiant, insoucieux de ses examens et d’ailleurs on ne les passait pas. Le FC Lourdes des années Prat a ressuscité avec une génération d’attaquants à mains armées : Gachassin, Arnaudet, les frères Mir, Genpaes, Halçarren, Fourcade. Lourdes en rouge et bleu et au zénith, c’est mon enfance qui me rejoint. Michel Crauste et sa moustache confirment l’illusion d'une réversibilité du temps.

Au même moment Elvis fait son retour sur scène. Il doit avoir le même âge que Crauste. Crooner alourdi, il commémore à Las Vegas les insolences du tendre voyou de Tupelo, Mississippi ; de même "le Mongol", sur le théâtre de verdure du Stade Antoine-Beguère, a repris ses rôles du Racing et du XV de France. Double flash-back pour un étudiant qui baguenaude à côté de son temps, mélange le présent qui le rase et le passé qu’il enjolive, avec la complicité des livres de Lalanne et de quelques autres écrivains.

Le rugby accréditait les thèses des philosophes, illustrait les références des historiens, confirmait les univers des romanciers. Je vivais dans un précipité instable mais capiteux de choses vues sur les stades et de concepts mûris au soleil anisé des troisièmes mi-temps ; ça faisait dans ma tête une drôle de mêlée.



Face aux Lourdais, le RC Toulonnais. Qu’est-ce que Toulon ? Une rade bleue avec des cuirassés gris dessus, des amiraux galonnés autour, le Faron pour fermer l’horizon et Mayol pour l’ouvrir aux convoitises du désir. Mayol, la seule arène du rugby français sise au cœur de la ville, à portée de drop de la rade, dans ce quartier de Besagne où la crasse a de l’âme à revendre sur le vieux marché.

Toulon (250 000 habitants) n’est pas une ville. C’est le décor d’un drame shakespearien écrit en rouge et noir par les Herrero. En Mai 68 on connaissait surtout André – son visage de corsaire, ses yeux clairs, sa mine sombre, sa haute bravoure, ses coups de gueule. Toute marine nationale bue, ou naufragée, on identifiait Toulon à ce seigneur des joutes d’avant : la rade n'existait que par le truchement de la brasserie qu’il y avait fondée, qu’il tient encore (spécialités de poissons). Du moins à mes yeux d’aficionado.

Mais rien n’est simple autour de Mayol. André Herrero, grand amiral de Toulon, avait sous sa gouverne Aldo Gruarin, pilier international, et Christian Carrère... capitaine en titre de l’équipe de France. Carrère : visage de play-boy, l’intelligence en plus ; l’élégance faite flanker. Il jouait comme on respire et ne balançait jamais un marron, chose rare dans un pack toulonnais où l’on rend au centuple, comme il est recommandé dans les Évangiles. Carrère venait d’offrir à la France son premier grand chelem : décidément l’année de grâce 1968 n’était pas banale.

Herrero... Carrère... Entre les deux, mon cœur balançait. Je me doutais que l’autorité de l’un offusquait celle de l'autre, et réciproquement. Deux caïmans dans le même marigot, deux coqs dans le même poulailler de Mayol. Si j’avais été femme, je crois que j’aurais pris l’un comme époux, l’autre comme amant. Ou inversement. Version toulonnaise de la distinction nietzschéenne : Christian Apollon et André Dionysos. Comme les Boni (1), la tendresse en moins.

J’espérais que l’âpreté de l’un, la félinité de l’autre trouveraient une synthèse. Allez Toulon ! Gauchistes de tout poil, faites vos soviets à la Sorbonne, mais laissez-les jouer !

La grève générale perdura. Par trois fois la finale fut ajournée. Quand partout le printemps bourgeonne, un dimanche sans rugby n’est pas supportable.

Aussi ai-je enfourché mon vieux Solex, et pris la route. Direction : Toulon. Au pire, me suis-je dit, je verrai Herrero à son comptoir, le talonneur Jo Fabre au sien, Carrère et les autres joueurs à l’entraînement. En outre j’avais une Toulonnaise dans le cœur.

Il faisait chaud et les routes sont belles au pays du rugby. À chaque bourgade une image s’impose, suggérée par les noms de lieux. Dans les Landes le moindre clocher a baptisé un héros de Dax ou du Stade Montois. J’avais été studieux à ma façon, je n’ignorais pas que Saint-Laurent-de-Gosse est le berceau de Crauste, Montgaillard celui de Dauga, Saint-Jean-de-Marsacq celui de Rupert, Pouillon celui des frères Camberabero et de Bastiat.

À Saint-Sever où le stade est dans la plaine, au bord de l’Adour, je croyais voir une gonfle bottée par Brethes passer entre les perches avant de s’envoler dans un ciel à palombes. J’étais trop jeune pour avoir vu jouer Brethes mais je vivais hors les frontières de la chronologie, dans une éternité ovale comme l’univers selon les astronomes de l’époque. J’ai rôdé autour de l’hôpital de Saint-Sever, le cœur en charpie, en pensant très fort à Guy Boniface.

Je musardais, je cherchais les stades. J’en connaissais déjà beaucoup entre Bordeaux et Béziers. Ils étaient vides, forcément. Je les animais, je les coloriais, je mettais du vert sur les épaules de Saux, du blanc sous la moustache de Christian Paul, du rouge et du blanc sur le torse de Bianco. Le Droff sonnait la charge, le public auscitain exultait et la statue de d'Artagnan, au bas des marches, avait des impatiences dans le fourreau. Je n'avais pas les moyens de m'offrir un "graillou" chez Daguin, ancien deuxième ligne, et je ne connaissais pas la philo de Michel Serres, ancien troisième ligne, mais je savais d'instinct que le rugby, l'armagnac, le foie gras, et la prose de Montluc, c'est la même culture. D'ailleurs l'illustre Darroze, restaurateur à Villeneuve-de-Marsan, avait un fils arrière au Stade Montois, et qui disputa une finale (perdue) contre le Racing. L'arbitre s'appelait... Aibert Ferrasse.

À L'Isle-Jourdain j'imaginais Élie Cester enfant. C'est facile : il était déjà grand au TOEC, il a épaissi à Valence, mais son visage est resté rose et poupin.

À Beaumont-de-Lomagne j'habillais Bergamasco, Piccolo et les frères Barrau de blanc, tout réjoui qu'un si petit village pût défier les clubs les plus renommés. Car Beaumont, d'où vient Jean-Pierre Rives, était en nationale, comme Tyrosse. Chaque fin de saison accueillait parmi l'élite une improbable localité à consonance occitane, qu'il fallait chercher longtemps sur les cartes. Lombez, Mauléon, Prades, Salles, Peyrehorade. Au bout d'un an ou deux, ces Cendrillon regagnent l'anonymat de la seconde division, avec des finances en capilotade. N'importe : leurs stades aux tribunes basses et de guingois auront connu le miracle d'un débarquement d'Agen, de Narbonne ou du Stade Toulousain.



Ainsi ai-je pérégriné en Ovalie profonde, sur un Solex qui prenait des routes de traverse, jusqu'à Toulon où l'on parlait davantage du RCT que de la CGT. J'aurais pu, à Marseille, croiser un autre irrégulier, également monté sur Solex : Daniel Herrero cherchait un bateau pour prendre le large.

Daniel Herrero, deuxième du nom, imberbe à l'époque, et très ingambe. Il avait joué toute la saison et on le privait de finale, Dieu sait pourquoi. Dieu, ou André ? Mystère toulonnais. La fugue de Daniel fut plus longue que la mienne, et plus lointaine aussi. Pas facile de se tailler un prénom dans le marbre Herrero quand on arrive après André.

L'aîné des Herrero passait pour communisant. A-t-il manifesté sous des drapeaux rouge et noir, les couleurs du RCT ? Je l'ignore, n’ayant guère quitté les bars de la rade que pour grimper dans les tribunes de Mayol ouvertes aux supporters lors des entraînements. Je me souviens que Daniel Hache, alors tout gamin et coiffé comme les Rolling Stones, arrivait au stade à Solex, et que Carrère, au jeu "à toucher", était brillant.

Pour se faire les crocs, les Toulonnais convièrent Narbonne à disputer un match amical. Merveilleux dimanche. Des trompettes sonnaient chaque charge, il y avait des Spanghero plein le pack orange et noir, je criais "Allez Toulon !" de concert avec les indigènes. Somme toute le mois de mai 1968 m’aura offert un beau voyage et des émotions de choix.

Finalement, la Chambre fut dissoute par de Gaulle, les voitures se remirent à rouler et la finale eut enfin lieu à Toulouse avec un épilogue décevant : 9-9, Lourdes décrétée championne au bénéfice des essais.

 

 

Note
(1) À l'attention des seuls Béotiens (nés au-dessus d'une ligne Bordeaux-Grenoble) : il s'agit des célèbres frères Boniface, André et Guy, originaires de Monfort-en-Chalosse, joueurs (dans les années soixante) des lignes arrières au Stade Montois et internationaux (trois quarts ailes, ou trois quarts centres), de très grand talent (le cadet, Guy, décédé prématurément dans un accident d'automobile, le 1er janvier 1968).

 

[© Denis Tillinac, Rugby blues, La Table ronde, 1993, 163 p.]

 

 

On pourra éventuellement poursuivre cette lecture en parcourant le billet d'humeur, que j'écrivis à chaud, un dimanche matin de mars 2001  : "Ce sont des médiocres !"

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.