Caryl Chessman, né le 21 mai 1921 dans le Michigan, connut à la fois, à la fin des années cinquante, une célébrité tout à fait extraordinaire, ce qui est secondaire et banal, et une manière de rédemption par l'écriture, ce qui est capital et relativement exceptionnel. Ce n'était, en effet, certes pas un enfant de chœur, mais un homme de cœur qui fut condamné en 1948 pour dix sept chefs d'accusation (enlèvements, vols, crimes sadiques) à une double peine de mort (sic). S'étant mis, en prison, à étudier le Droit, il acquit une telle science qu'il parvint à tenir tête à la justice américaine pendant de nombreuses années (il réussit à faire repousser jusqu'à huit fois son exécution), et à attirer l'attention sur son cas grâce à des écrits qu'il était parvenu à faire sortir clandestinement de la prison, et qui furent mondialement diffusés. De nombreuses personnalités demandèrent sa grâce, et d'innombrables pétitions furent adressées en direction des États-Unis.
Ainsi put-on voir, en 1960, en mars ou avril si j'ai bonne mémoire (et il faut en avoir pour se souvenir de ce fait), sur le Trocadéro, un moustachu sollicitant des signatures : à ma connaissance, la seule manifestation publique de Georges Brassens (accompagné à l'époque d'une artiste célèbre - mais qui ne l'est pas demeurée longtemps - Mick Michel) contre la peine de mort (bien sûr, si l'on excepte Le Gorille). Rien n'y fit, et il est vrai que les States n'aiment guère recevoir de leçons, s'ils en donnent aux autres. L'homme transfiguré qui avait dédié l'ouvrage dont on va lire un extrait "à la mémoire de la douce Hallie, ma mère, qui avait banni de ses rêves la mort et le désespoir", l'homme qui avait ardemment souhaité, dans sa prime jeunesse, aller se battre "contre la Luftwaffe d'Adolf", cet homme "exceptionnellement doué", comme on a pu l'écrire sans exagération, fut exécuté le 2 mai 1960. L'extrait qui suit est emprunté à la 3e partie (intitulée "Damnant quod non intelligunt"), chapitre 3, de l'ouvrage Cellule 2455 Couloir de la mort, publié en 1954 aux Presses de la Cité (317 pages).

 

 

Le 28 juin 1948, date à laquelle j'avais été condamné à mort, tomba un vendredi. Aucun tonnerre n'éclata dans des cieux noirs et tourmentés. Ni rafale de vent, ni pluie torrentielle. Comme toile de fond, pas de musique sombre, devenant graduellement plus forte pour s'arrêter dans un final fracassant. Au contraire, c'était un jour tiède et langoureux de début d'été et, par la fenêtre ouverte de la salle d'audience, je pouvais apercevoir, sur les montagnes brumeuses, dans le lointain, une tache de ciel bleu. Les bruits familiers venaient de la ville, huit étages plus bas, d'où, dûment gardé, j'avais été amené dans la salle quelques minutes trop tôt. En attendant l'arrivée du juge, Al Matthews et moi passâmes le temps en discutant et en fumant, parlant de tout et de rien. Notre attitude n'était pas celle de vaincus. Lorsque le juge Fricke, un petit homme âgé de près de soixante-dix ans, avec une voix étonnamment profonde et des lunettes cerclées d'or sur le bout de son nez, entra et s'assit sur le banc, nous écrasâmes nos cigarettes dans le cendrier et cessâmes de parler. D'une voix ennuyée, l'huissier déclara la séance ouverte. Je me levai et repris ma place à la table des avocats. Je parcourus mes notes pour m'assurer qu'elles étaient en ordre.

On appela le cas des "citoyens de l'État de Californie contre Caryl Chessman". La cour se déclara prête à écouter mes raisons pour une demande de révision du procès. Ma demande fut aussitôt rejetée. Y avait-il une cause légale pour casser le jugement ? Après m'avoir écouté, le juge déclara que non. Cela transformait la question traditionnelle en un morceau de rhétorique fort intéressant. Puis, comme si c'était la chose la plus simple du monde, je m'entendis condamner à mort. Même à deux reprises, car le jury avait prononcé la peine de mort pour deux cas. J'entendis comme dans un rêve les phrases prononcées sur un ton monotone et indifférent :

 

Le jury ayant rendu son verdict, vous déclarant coupable du crime d'enlèvement dans le but de voler, et vous infligeant la peine de mort en application du jugement et de la sentence de ce tribunal pour le délit, vous, le dénommé Caryl Chessman, serez remis par le shérif de Los Angeles (État de Californie) au directeur de la prison d'État de Californie à San Quentin pour être, par ses soins, exécuté et mis à mort par administration de gaz selon les règles établies par la juridiction de l'État de Californie. Le shérif a consigne de vous remettre, vous, le dénommé Caryl Chessman, au sus-nommé Directeur de la prison d'État de San Quentin dans un délai de dix jours à compter d'aujourd'hui, pour être gardé par le précité directeur en attendant l'issue de votre procédure d'appel.

Le présent jugement étant confirmé, d'appliquer la sentence de ce tribunal, le jour et l'heure devant être fixés par ordre de ce tribunal à la prison d'État, date à laquelle le directeur devra exécuter le dénommé Caryl Chessman par administration de gaz mortel.

Au même moment, j'entendis le juge Fricke me condamner à quinze peines de prison différentes, en spécifiant que ces peines, excepté la peine de mort et celle d'emprisonnement à vie, soient purgées consécutivement et que la première ne commençât qu'à la date où j'aurais terminé toutes les peines auxquelles j'avais été condamné précédemment (En 2009 !).

Menottes aux poignets, je fus reconduit dans la cellule "High Power" de la prison centrale. Dix jours plus tard, je devais être transféré au quartier des condamnés à mort.

Je n'avais plus qu'à aller à San Quentin comme un bon petit garçon bien sage et espérer que la Cour Suprême exigerait des tribunaux locaux un rapport détaillé ou rejetterait celui qu'on lui montrerait et, par conséquent, ordonnerait un nouveau procès. Ou bien je pouvais dire : "Au diable tout ce fatras juridique !"

Dans ce dernier cas, je pourrais me faire enlever par des amis sûrs sur la route de San Quentin. Je pourrais ensuite, avec un peu de chance, prouver noir sur blanc que je n'étais pas le "bandit à la lanterne rouge" et aller me constituer prisonnier preuves en main. Il y avait, bien sûr, la possibilité de ne pas pouvoir obtenir ces preuves ! Si j'étais de nouveau arrêté sans pouvoir les fournir, j'irais directement dans la chambre verte. Je devais prendre une décision rapide. La lutte avec les tribunaux... ou avec un revolver ? Je pris un demi-dollar et le lançai en l'air.

Face, je gagne ; pile, ils perdent.

Le shérif, et non pas ma pièce de monnaie, allait en fait décider de mon sort.

Mon transfert à San Quentin s'effectua avec la plus grande prudence. Le septième jour après ma condamnation, sans le moindre avertissement préalable, le gardien du département "High Power" vint hurler devant ma porte :

- Chessman, fais tes bagages !

En route ! Les copains de la cellule me souhaitèrent bonne chance pendant que je roulais mes couvertures et empochais quelques lettres personnelles.

- Attends là une minute, me dit-on.

- Oui, monsieur.

Je vis Dave sortir d'une cellule adjacente, Dave, mon passager de ce malheureux soir de janvier. Jugé séparément pour cambriolage et kidnapping technique du propriétaire d'un magasin de vêtements de Rotondo Beach et d'un de ses employés, Dave avait été condamné à deux fois cinq ans pour cambriolage et à perpétuité avec possibilité de libération conditionnelle pour le kidnapping de l'employé (il avait poussé celui-ci quelques mètres dans l'arrière-boutique) et encore une fois à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pour avoir enlevé le patron et l'avoir frappé sur la tête avec la crosse de son revolver. J'avais déclaré sans hésiter que j'avais rencontré Dave quelques minutes avant le début de la poursuite, que je ne l'avais pas vu plus avant dans la soirée et que, par conséquent, il n'avait pas pu participer au cambriolage. D'autre part, il possédait un alibi parfait. Pourtant, il avait été condamné parce qu'il était à côté de moi au moment de mon arrestation et à cause de son identification "positive" par les deux victimes. Abattu un moment par la sévérité de la sentence et furieux de cette injuste condamnation, Dave avait décidé de faire appel. Son procès devait avoir des répercussions dans tout le pays.

Dave et moi étions heureux de pouvoir nous serrer la main. Quatre policiers nous attendaient pour nous escorter à travers le labyrinthe des corridors de la prison jusqu'à la salle des douches. Huit autres prisonniers étaient prêts à être transportés à San Quentin. Après le bain, on fouilla minutieusement nos affaires personnelles. Puis on nous rendit nos vêtements civils. Ces préparatifs furent faits dans une atmosphère de remue-ménage, car les gardiens de prison sont toujours pressés pour échanger leurs pensionnaires. Pendant la période entre les "entrées et sorties", de longs mois mortels se traînent interminablement, pendant que la machine parfois déficiente de la justice continue à fonctionner avec une lenteur désespérante.

Aussitôt prête, la "cargaison" fut enfermée dans une antichambre pendant une demi-heure, avant qu'on évacue le parloir des avocats. Puis, étroitement surveillés par des gardiens aux yeux de lynx, ceux parmi nous qui avaient des visites furent appelés hors du parloir. Une cloison presque à hauteur d'épaule séparait les visiteurs des prisonniers. Mon père était là. Il avait l'air mortellement triste.

- Papa, dis-je à la fin, la façon dont tu présentes les choses me fait penser que... . Tout ira pour le mieux. Surtout que maman ne se fasse pas de soucis. Je vous garantis que je ne mourrai pas dans la chambre à gaz. Je ne serais pas étonné si j'étais de retour à la maison beaucoup plus tôt qu'on ne le croit. Je...

Mon père m'interrompit.

- Mon fils, dit-il doucement, ta mère n'a plus longtemps à vivre. Promets-moi une chose : n'essaye pas de t'évader. Si tu le faisais, le choc la tuerait. Nous savons ce que tu dois ressentir et à quel point tu dois être abattu. Mais en sortir de cette façon n'arrangerait rien pour toi. J'ai parlé longtemps avec Al et il m'a dit que tu as une grande chance d'aller en appel, surtout depuis la mort du greffier. Pour ta mère et pour moi, va à San Quentin et demande à la Cour Suprême une chance de te justifier. Nous sommes avec toi, nous et tes amis. Ils pensent tous que tu es innocent et que tu ne mérites pas ce qui t'arrive. Alors essaye de te justifier devant les tribunaux, veux-tu ?

J'hésitai une seconde avant de répondre.

- Papa, lui dis-je avec un sourire rassurant, ne t'en fais pas...

- Tu veux dire que tu as quand même l'intention de t'évader ? demanda mon père.

Il était l'image même de la défaite, et il me semblait que ses dernières forces l'avaient subitement abandonné.

- Admettons que, pour des raisons que je ne peux pas expliquer, le choix ne dépende plus de moi.

Les yeux fatigués de mon père scrutèrent mon visage pendant un long moment avant qu'il parle :

- Mon fils, il y a quelque chose que je n'ai jamais voulu te dire. Mais, à présent, il est de mon devoir de t'avertir. Tu te souviens qu'après ton arrestation, je t'ai supplié de me dire qui était le troisième homme dans la voiture et que tu as refusé ?

- Je me souviens.

- Tu ne me l'as pas dit et je crois savoir pourquoi tu as toujours caché son nom. Tu pensais que cet homme était ton ami, n'est-ce pas ? Qu'il aurait agi de même vis-à-vis de toi ? Tu pensais qu'il ne fallait pas le dénoncer et tu le penses sans doute encore maintenant. Pour des raisons que j'ignore, tu refuses de dire la vérité aux autorités, au risque d'aller à la chambre à gaz pour des crimes que tu n'as pas commis. Mais il y a quelque chose que, toi, tu ignores. Quelques jours après ton arrestation, ta mère a reçu un coup de téléphone sur la ligne spéciale que j'ai installée près de son lit. C'était ton soi-disant ami... Il a dit à ta mère que si tu le dénonçais, il nous tuerait tous les deux. Au contraire, si tu restais tranquille, il s'occuperait de toi.

Je ne le montrai pas à mon père, mais je sentis une rage meurtrière m'envahir.

- Papa, dis-je en maîtrisant le plus possible ma voix, cet appel a dû être fait par un fou quelconque ou quelqu'un a voulu faire une blague. Si c'était vraiment cet ami en question, ne t'en fais pas. Je peux m'occuper de lui...

- Il est l'heure, dit le gardien au bout de la table.

Mon père et les autres visiteurs (la plupart, des femmes qui sanglotaient éperdument) restèrent assis, ainsi qu'on le leur avait ordonné, tandis que la "cargaison" se levait et faisait des adieux hâtifs avant de s'en aller. Je fis un clin d'œil à mon père et répétai encore une fois :

- Ne t'en fais pas, papa. Dis à maman que je l'aime.

Quatre ou cinq minutes plus tard, la "cargaison" était de retour dans l'antichambre. Des policiers en civil entrèrent avec des menottes et des chaînes. C'était l'escouade de transport. L'un d'eux, que je connaissais bien, cria :

En ligne deux par deux !

Désirant être attachés ensemble, Dave et moi étions restés dans le fond de la pièce, tandis que les menottes étaient passées aux autres. Le poignet gauche de l'un et le poignet droit de l'autre étaient passés dans la même paire. Une chaîne d'à peu près un mètre de long était attachée à une autre paire de menottes qui devait servir aux deux suivants. Un second groupe de quatre fut enchaîné de la même façon.

- Parfait, les gars ! Par ici...

- Et nous ? demanda Dave.

- J'ai reçu ordre de vous laisser ici, toi et Chessman. Vous ne faites plus partie de la "cargaison".

Je ricanai.

- Comme c'est drôle !

- N'est-ce pas ? dit le policier en ricanant à son tour.

Une demi-heure passa... Nous fumions en nous promenant de long en large et en attendant les événements.

- Tu crois vraiment qu'ils nous ont barrés de la liste, Chess ? demanda Dave.

- Ciel, non ! dis-je. Ils nous font marcher, c'est tout.

- Que veux-tu dire ?

- Tu comprends, ils ne veulent pas prendre de risques. Ils savent que je connais la marche à suivre et que j'ai des amis sûrs (je pensai aux paroles de mon père et le mot "ami" me parut d'une ironie amère). Ils savent aussi que nous connaissons le point faible du trajet, c'est-à-dire la gare, et que nous savons qu'ils font manger la "cargaison" toujours à la même heure et au même endroit. Les restaurants sont toujours bondés à cette heure-là... Avant de monter dans le train, il y a toujours une occasion magnifique pour des types entreprenants. Ils n'ont qu'à diriger leur revolver sur les gros ventres des flics et dire : "Allez, ouste !" ils savent aussi que je ne suis pas du tout enchanté d'être condamné à mort.

Dave réfléchit pendant quelques minutes sur ce que je venais de dire.

- Je vois, dit-il simplement.

Nous continuâmes à nous promener et à fumer.

Puis il éclata de rire :

- Ça m'étonne que ces mecs sachent tant de choses !

- Ils doivent avoir lu trop de romans policiers.

Nous riions, mais aucun de nous deux ne trouvait cela vraiment drôle. La loi était plus rusée que moi et je n'aimais pas cela. Tout le temps, j'avais été si sûr que le seul moyen d'échapper à la poêle à frire était de sauter dans le feu. Mais, à présent, j'étais convaincu que le seul moyen pour prouver que je n'étais pas le "bandit à la lanterne rouge" était de l'amener, mort ou vif, à la justice. Qu'on soit exécuté pour kidnapping ou pour meurtre, quelle est la différence ? Qui me croirait si je disais l'avoir tué en état de légitime défense ?

Quatre gardes-chiourmes, choisis parmi les plus durs et les plus costauds, vinrent nous chercher. Dave et moi fûmes enchaînés ensemble, descendus en hâte dans la cave et enfermés dans le panier à salade qui nous attendait. Deux des policiers prirent place sur le siège avant, un troisième s'assit sur la banquette près de nous. Un quatrième retourna en courant vers l'autre voiture cellulaire stationnée derrière nous et occupée par la "cargaison" et son escorte. Suivis à courte distance par un car rempli de policiers armés, nous fûmes conduits à toute allure à la gare de Glendale, premier arrêt du train venant de Los Angeles en direction du nord.

Le train était déjà signalé... Des cordons de police retenaient les passagers et la foule de curieux, tandis que Dave et moi montions dans un compartiment spécialement réservé, loin des huit autres prisonniers.

Aussitôt installés, nous fûmes enchaînés soigneusement. J'avais des chaînes autour des chevilles, de la taille, du cou, et même en dessous des bras. En plus, j'étais attaché à Dave, immobilisé de la même façon. On nous mit une chaîne supplémentaire aux chevilles. Nous pouvions à peine faire un mouvement. De vrais saucissons...

Le flic qui avait fait cette jolie besogne considéra son œuvre d'un œil critique.

- Tiens, dit-il, fort content de lui, j'ai l'impression que ça ira comme ça.

- Ça devrait aller, dis-je, encourageant.

Le train omnibus mit douze heures pour aller à Richmond, en s'arrêtant à toutes les stations dans un assourdissant bruit de ferraille. Après une longue nuit sans sommeil, les premières lueurs de l'aube apparurent. Immobile et enchaîné, je fumais et je réfléchissais. Mes pensées étaient plus qu'amères... Mes yeux étaient rivés sur ce monde extérieur perdu pour moi, au delà de la fenêtre grillagée. C'étaient des villes bruissantes, des villages enfouis dans la verdure, d'opulentes régions agricoles, des routes s'étendant au loin comme des rubans argentés. Des gares. Des hommes et des femmes. La vie et ses manifestations : une petite fille sur un scooter, un aveugle dans un manteau élimé et qui vendait des journaux sur le quai d'une gare, des amoureux la main dans la main, toute l'éternité devant eux. Le ciel nocturne éblouissant. Les lueurs de l'aube. Les déserts arides de la Californie du Nord.

Il était probable que c'était la dernière fois que mes yeux se posaient sur tout cela, et la révolte flamba en moi. Un désir immense de blasphémer, de me battre, de me jeter sur mes geôliers m'envahit. Je voulais être libre à l'instant même. Ce besoin de liberté était irraisonné, envahissant, irrésistible. Il me fit perdre la raison... J'essayai de me mettre sur mes pieds en tirant de toutes mes forces sur mes chaînes.

- Tu veux quelque chose, Chessman ?

La question me souffleta et me calma instantanément. Je ricanai et répondis doucement :

- Oui, je veux aller aux waters.

Une heure plus tard, le train entra en gare de Richmond. Nous étions arrivés à destination.

Des cars de la police locale, avertis de notre passage, encerclaient la place. Il y avait une admirable précision dans la façon dont on nous fit descendre du train et monter dans des taxis qui attendaient devant la gare (deux prisonniers et deux gardiens pour chaque taxi). Sous escorte de la police locale, nous fûmes emmenés au ferry-boat de Richemond. Six kilomètres au delà des eaux de la San Pablo Bay, la silhouette sinistre de San Quentin se dressait comme une sombre menace. On nous donna à manger dans une salle du ferry-boat pendant la traversée, et j'écartai de mon esprit toute pensée apte à détourner mon attention de mon dernier repas dans le monde libre : une double portion d'œufs au lard, des toasts et du café.

Le repas terminé, nous fûmes conduits sur le pont, toujours enchaînés deux par deux. L'odeur salée de la Bay avait quelque chose de propre et de sain. Lorsque le bateau accosta enfin, je me remplis pour la dernière fois des impressions de ce monde que je laissais derrière moi, peut-être pour toujours...

Les piliers du débarcadère craquèrent sous le choc du bateau. Le soleil du matin était chaud et bon. Dans le lointain, on apercevait les collines de Berkeley. Les bâtiments du pénitencier de San Quentin s'approchaient de nous. Notre voyage - mon voyage - touchait à sa fin.

Un vieux car jaune, conduit par un détenu, nous attendait déjà. Deux flics nous poussèrent rapidement dans le fond. La vieille guimbarde grinçait à chaque changement de vitesse, se traînait le long du débarcadère, cahotait tout le long de la route qui montait en zigzags vers la porte de la prison. L'escouade de transport avait saisi ses fusils dans les derniers cent mètres du trajet. Le car jaune stoppa brusquement à l'ombre de l'énorme tour carrée de l'arsenal.

Nous nous trouvâmes enfin à l'intérieur des murs et, arrivés dans la salle de réception, nos menottes et nos chaînes furent enlevées et nous pûmes nous asseoir sur les barres de bois qui faisaient le tour de la pièce. Avant de s'en aller, un des policiers qui nous avaient accompagnés s'approcha de moi.

- Eh bien ! qu'en penses-tu, à présent ?

Il avait probablement envie d'ajouter : "Pauvre andouille".

- Je m'en fous, lui dis-je en souriant doucement.

Il partit en hochant la tête.

Pourtant, ma réponse était logique. Lui et ses semblables étaient d'un côté de la barricade, moi de l'autre. Ils pensaient que tout était simple et je préférais leur laisser croire que c'était vrai. Pour quelque temps, au moins...

J'étais un malfaiteur. J'étais condamné à mort. J'avais mon rôle à jouer et je l'acceptais simplement et froidement. Si la mort devait venir, je l'accepterais aussi simplement et aussi froidement, sans étaler une fausse bravoure, sans regarder en arrière. Mais, en attendant, je continuerais à lutter pour ma vie, subtilement, farouchement.

Enregistrer de nouveaux arrivants n'est qu'un jeu pour l'état-major de San Quentin. Chaque année, des centaines de prisonniers y entrent. Autant d'hommes en sortent, libérés définitivement ou sous conditions. Nombreux parmi ces derniers sont ceux qui reviennent. J'étais parmi ceux-là. Pendant que les autres étaient fouillés, dépouillés de leurs affaires personnelles et vêtus provisoirement de bleus, je parlai avec un des brigadiers. L'un et l'autre, nous évitâmes toute discussion à mon sujet. Puis on vint chercher Dave et les autres. Avant de partir, Dave eut l'occasion de me dire :

- Bonne chance, Chess. On se reverra.

Je fus tenté de lui demander : "Dans ce monde ou dans l'autre ?" Mais je me contentai de sourire :

- Oui, bien sûr, Dave. Nous serons de retour à Hollywood avant même de réaliser que nous l'avons quitté.

- C'est pourtant vrai, dit Dave dans un murmure. Ils ne peuvent pas nous faire ça, à nous.

Je fus baigné, fouillé, dépouillé et habillé. Deux policiers m'emmenèrent au bureau pour identification, prirent mes empreintes digitales et des photos de face et de profil. Puis je fus conduit à l'économat, où je fus gratifié de pantoufles de feutre, - la marque distinctive du condamné à mort, - de blue-jeans, d'une chemise de travail en flanelle et d'une veste légère, le tout flambant neuf. L'arrêt suivant était le quartier de la mort... Nous traversâmes la cour centrale. Des vieilles connaissances me saluèrent au passage. J'étais de retour parmi eux. Le fils prodigue était revenu pour être engraissé, puis envoyé dans l'au-delà avec un peu de gaz dans les poumons. Un vrai best-seller. Nous entrâmes dans la rotonde du bloc nord. L'ascenseur nous hissa. Les doubles portes furent déverrouillées et ouvertes pour nous laisser passer, deux brigadiers de service vinrent à notre rencontre et le gardien armé assis dans la "cage" regarda le nouvel arrivant avec un air de contentement qu'il ne se donnait pas la peine de dissimuler. Je laissai glisser mon regard le long du couloir étroit que bordent les cellules des condamnés à mort, j'entendis le murmure des voix de ces maudits de la terre et je sentis mon cœur se serrer. Tout cela avait l'air tellement inutile, tellement dénué de sens ! Les bruits étaient si différents de ceux qu'on entendait dans le monde des vivants !

- Mets-toi là, à côté de la pile de couvertures et des paquets de vivres, dit le brigadier de service. Et déshabille-toi.

On me fouilla de nouveau. Le second brigadier, un grand type bedonnant, avec des yeux bleu pâle et protubérants, m'adressa la parole sur un ton calme et impersonnel.

- Emporte tes couvertures et tes provisions dans ta cellule, dit-il.

"Chessman, ajouta-t-il d'un ton plus humain, on m'a dit que tu es déjà venu à San Quentin. Mais ici, en haut, nous avons des règlements spéciaux qui doivent être strictement observés. Tu dois comprendre cela. Je t'expliquerai ces règlements lorsqu'on t'aura indiqué ta cellule définitive. Si tu files doux, ce sera très facile pour toi. Mais je te préviens, si tu fais la forte tête... Un bon conseil : essaie de marcher droit".

 

[© Caryl Chessman, Cellule 2455, couloir de la mort, pp. 271-280].

 


 

 

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