Rien ne rend compte davantage de cette partie, sorte de flânerie littéraire ("Choix éclectique, ô combien, de textes rencontrés parfois il y a très longtemps, parfois inconnus il y a deux heures à peine") que ce texte, à mon sens délicieux, inconnu de moi jusqu'à hier. Je croyais connaître un peu Duhamel, mais ce n'est que d'hier, à l'occasion d'une brocante, que j'ai pris connaissance de ces "Paroles de médecin".
Je ne sais si l'extrait que j'en donne reflète réellement la tonalité de l'ouvrage, mais ce souvenir d'enfance me paraît tellement juste, tellement tendre...
Au lecteur ami de me dire si je me suis trompé.

 

 

La maison était petite et serrée entre les autres maisons du bourg. Soumise aux disciplines urbaines par l'une de ses façades, elle était, par l'autre, tournée vers les prairies et les vergers. Comme un visage que l'on enfonce avec délice dans un bouquet, notre maison respirait la fraîcheur secrète du jardin. Ma chambre prenait jour de ce côté, entre les rameaux d'un jasmin dont l'haleine embaumait mon loisir et mes songes.

La nuit, pendant les heures où, privé de sommeil à cause de la chaleur, je me racontais des histoires, j'entendais, à travers les planchers et les murs, le cheval s'agiter dans l'écurie. Il reniflait bruyamment dans le seau plein d'eau, faisait cliqueter les chaînes du bat-flanc ou mordillait le bois de la mangeoire. Puis il finissait par s'endormir, tout debout sur ses pattes, comme font les êtres de son espèce, et le silence reprenait possession du monde. Ce silence était si profond que je percevais le bruit que faisaient parfois, dans la rue, les souliers et le bâton de quelque passant attardé. Le chien, roulé sur le paillasson, grognait un peu, comme en rêve. Il m'arrivait de sentir soudain avec une sorte de certitude que le pas était pour nous, qu'il devait, sans doute possible, s'arrêter devant la maison et que nous allions bientôt entendre retentir la grêle sonnette suspendue dans le vestibule. Je ne me trompais guère dans les présomptions de cet ordre et j'ai noté que le chien sentait les mêmes choses que moi, avec toutefois, un léger retard, léger et constant.

La sonnette mise en branle, ma mère parlait tout de suite. Leur chambre n'était séparée de la mienne que par une mince cloison ; en outre ma mère, me croyant endormi, le soir, tournait le bouton de la porte et la laissait entre-bâillée, pour, disait-elle, m'entendre respirer. Dont j'étais toujours fâché.

- Émile, murmurait maman, on sonne. Je vais voir.

Il était d'usage à la maison, que la servante dormît tout son somme. Quant au vieux jardinier- cocher, il était de mauvais poil et ne travaillait qu'à ses heures.

Ma mère passait donc son peignoir, prenait la lampe "Pigeon" et s'engageait dans l'escalier. Une minute plus tard, je l'entendais parlementer à la porte avec le visiteur nocturne. Elle remontait bientôt et disait :

- Ce n'est pas l'accouchement. C'est pour chez Mouchu.

- Qu'est-ce qu'il y a encore ?

- C'est pour le garçon qui étouffe.

Papa se levait tout de suite et commençait de s'habiller. Maman disait, la voix pensive :

- Ça fait bien deux ans qu'ils n'ont pas payé.

- Je le sais, soupirait papa. Mais je ne peux pas laisser leur garçon étouffer.

Je pense bien que le sentiment du devoir déterminait d'abord cette prompte obédience, et aussi le sensible orgueil d'être le magicien attendu, celui qui impose les mains, celui qui fait cesser les étouffements et les plaintes. Mon père croyait à la thérapeutique et ne doutait guère des pouvoirs qui lui avaient été remis avec la robe et le diplôme.

Maman reprenait, après une pause :

Je leur ai envoyé la note, il y a quinze jours, et c'est la quatrième fois. Je sais qu'ils peuvent payer. Ils sont trois à gagner, dans cette maison.

Mon père éludait toujours ce genre d'entretien. Il soupirait :

- Tu l'as fait attendre ?

- Oui, c'est leur charretier. Il est au salon. Je ne pouvais pas le laisser dehors. Il fait sec. Il ne salira rien.

Mon père descendait, palabrait à son tour avec le messager, puis il gagnait la remise. Il attelait lui-même le cheval à cette voiture longue et incommode que l'on appelait, si je ne me trompe, une victoria. Un peu plus tard, je l'entendais fermer la porte cochère et faire claquer sa langue contre son palais pour exciter la bête à partir. Mon père conduisait distraitement et "couronnait" ses chevaux dès leurs premières courses.

Un grand silence tombait sur la maison et sur le bourg. Parfois, tout à fait abandonné du sommeil, je me retournais dans mon lit, ce qui faisait vibrer les ressorts du sommier. Entre haut et bas, ma mère appelait "Georges...". Je m'abstenais de répondre, parce que je détestais ces entretiens de chambre à chambre. Parfois même, j'imitais la respiration du ronfleur et ma mère n'insistait pas.

Une heure plus tard, alors que j'allais enfin m'assoupir, retentissait dans les profondeurs de la nuit le bruit de ce grelot que mon père accrochait au cou de notre cheval, pratique que les confrères du bourg jugeaient irrégulière et dont ils se déclaraient fort mécontents.

Le cheval bouchonné, abreuvé, réconforté parfois d'un picotin, la voiture refoulée, brancards au ciel, dans sa loge, mon père remontait se coucher. Parfois, il fumait une cigarette dont l'arôme cheminait jusqu'à mon lit. Maman disait, d'une voix somnolente :

- Il va mieux ?

- Oui, je lui ai mis des ventouses.

- Et la note ? Leur as-tu parlé de la note ?

Mon père soupirait :

- Mais non, mais non, je n'ai pas osé. C'est facile à dire, comme ça, de loin. Mais, quand on met les ventouses, on ne peut pas parler d'argent.

Ils bougonnaient longtemps encore, à voix sourde, avant de trouver le sommeil.

Parfois la visite était longue. Mon père ne revenait qu'au plein jour. Il nous trouvait à déjeuner, sur la terrasse de brique. Il n'était pas las, mais enflammé, mais furieux.

- J'étais tout près des Corbelot, alors, je suis passé les voir pour demander des nouvelles et pour autre chose aussi. Sais-tu ce qu'ils m'ont dit ?

- Comment veux-tu que je le sache ?

- Ils m'ont dit : "On ne vous a pas demandé. Ça ne compte pas pour une visite".

- Ça, disait maman, c'est du Corbelot tout pur.

- Oui, répondait père en brandissant la vieille cuiller toute désargentée. Oui, mais ce n'est pas tout. Je leur ai dit "Regardez ! Je vous apportais une bouteille de médicament que j'avais reçue pour rien, du spécialiste. Eh bien ! bernique, vous ne l'aurez pas, le médicament. J'aime encore mieux tout casser". Et j'ai fait comme j'ai dit, je l'ai cassée, la bouteille, sur le pavé de la cour.

- Ça, disait maman, tu as eu tort, Émile. Il ne fallait pas casser la bouteille, elle aurait servi pour d'autres.

- Tant pis ! grondait mon père. Ça m'a soulagé les nerfs. Remets la cafetière au feu. La fin de la nuit était froide. Cela sent déjà l'automne.

 

[© Georges Duhamel, Paroles de médecin, 1946, chap. II, IV].

 

 


 

 

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