Un des tout derniers "Bloc-notes" de François Mauriac - décédé le 1er septembre 1970. Quelle plume !

 

 

Mort d'André Philip "à la suite d'une cruelle maladie", dit le faire-part que je reçois. Je regrette d'avoir laissé partir ce confrère qui m'inspirait tant d'estime et plus que de l'estime, sans lui en avoir rien manifesté. C'était une conscience ombrageuse qui finissait toujours par prendre ses distances, comme on l'a vu avec de Gaulle, mais c'était aussi un cœur fidèle qui n'a jamais rien renié de ce qu'il a cru vrai. Je n'ai jamais lu sous sa plume à l'égard de de Gaulle un mot qui pût me blesser. Il était resté l'un des premiers compagnons, et je ne crois pas qu'il y en ait eu beaucoup parmi ceux-là, sauf pour des raisons très singulières (comme celles qui écartèrent Soustelle), je ne crois pas qu'il y en ait eu beaucoup pour vraiment prendre le large. Comment en vouloir à l'homme qui a donné à chacun de nous, au moment de l'occupation, la possibilité de se révéler vraiment ? C'est ce qui fait que de Gaulle soit à la fois tant aimé et tant détesté. Les uns ne lui pardonnent pas d'avoir été condamnés par lui en 1940 à montrer leur vrai visage et les autres lui en savent gré à jamais.

André Philip, si j'en juge d'après ce que je sais de lui, a témoigné d'une autre fidélité si rare parmi les intellectuels : il n'a rien renié de la foi chrétienne reçue dans son enfance protestante. Un fidèle ! Il n'y a pas d'éloge qui me soit plus cher parce que c'est peut-être le seul que je me reconnaisse le droit de m'adresser à moi- même. Quoi que j'aie été, quoi que j'aie fait, je suis de ceux, si peu nombreux, et André Philip en était lui aussi, qui ont répondu par une protestation passionnée à la question du Seigneur : "Et vous aussi, vous voulez me quitter ?"

André Philip semble n'avoir jamais cédé sur un sujet comme celui-là aux jugements des autres hommes. Il n'était pas un homme de lettres et, semblait-il, ne pensait pas à son personnage. Les cinquante minutes durant lesquelles Jean-Paul Sartre a été retenu par la police lui ont permis de se faire photographier pour le petit écran derrière les vrais barreaux d'une vraie prison. Après quoi nous l'avons vu avec Simone de Beauvoir distribuer un journal sur les Grands Boulevards. Non que je trouve là rien de scandaleux, mais il me semble qu'André Philip était dépourvu autant qu'on peut l'être de ce côté m'as-tu-vu de la plupart des écrivains.

Que de telles qualités nuisent à une carrière politique, cela éclate aux regards.

Ce beau jour d'été, dans un jardin du Val-d'Oise, où dès trois heures je peux m'asseoir et même rechercher le soleil, me fait songer à ces implacables, à ces tristes étés, comme les appelle Francis Jammes, et où la chaleur était notre pire ennemie. Dès dix heures du matin, ma mère ordonnait de tout fermer, et nous traversions la journée dans cette demi-ténèbre avec ce que les murs épais de la maison avaient pu retenir de la fraîcheur nocturne. Je me revois, enfant, sur le perron de Saint-Symphorien, entrant dans la fournaise malgré la défense absolue. "On ne sort même pas les bêtes par ce temps-là !", me disait ma mère. Je me revois à Malagar, jeune homme, décidant avec un de mes frères d'aller sur cette route qui paraissait au loin. Elle poudroyait sur des coteaux perdus. Nous ne savions pas à quoi était lié ce désir d'évasion et que le feu de cet après-midi torride nous attirait à la poursuite de ce que nous cherchions obscurément.

Mais c'est aussi grâce à cette saison accablante que nous avons su ce qu'était la nuit, une douce nuit d'été. Nous vivions intensément la poésie et la musique nocturnes des poètes et des musiciens romantiques. Nous chantions "le soir ramène le silence" de Lamartine qui avait inspiré à Gounod une mélodie injustement oubliée. À partir de l'époque où j'ai quitté le Sud-Ouest, les soirs d'été, les nuits d'été n'ont plus existé que dans mon souvenir et dans les poèmes aimés. Toute cette ardeur et toute cette douceur qui en débordaient, je les ressentais dans ma vie la plus quotidienne.

À six heures le soir ma mère disait qu'on pouvait ouvrir. On dressait la table du dîner au nord. On allumait la lampe de jardin. Les bœufs rentraient du travail, le laboureur nous saluait...

Je me rends compte que la religion me rendait plus sensible qu'un autre à ces saisons passionnées. Je dramatisais tout, et moi pour qui le théâtre était le fruit défendu, qui, à quinze ans, et peut-être même à dix-huit, n'avais jamais passé le seuil d'un vrai théâtre, j'étais hanté comme bien peu l'ont été par ce mystère de derrière le rideau. Je ne connaissais pourtant que les pièces de Corneille jouées au collège par une troupe de passage. Il y avait aussi La Fille de Roland et France d'abord, de Bornier, qu'interprétaient des camarades au cours de ce qu'on appelait des "séances". Dieu sait ce que ce devait être et cela suffisait pourtant à alimenter mon rêve.

Je ne fus presque jamais acteur parce que j'étais chantre et que je n'avais aucune des qualités exigées par mes maîtres. Je me souviens pourtant d'avoir, une seule fois, interprété la "Piété" qui sert de prologue à Esther. Je m'en suis souvenu, ce matin du dimanche 12 juillet, en écoutant à la radio la méditation du père Carré qui cherchait à fixer ce que recouvre pour chacun de nous ce mot "piété". J'ai la paresse de relire ce prologue d'Esther et ce que j'en pensais alors. Aujourd'hui, une personne pieuse est selon moi celle qui a trouvé un langage pour s'adresser à Dieu, qui est entrée en communication avec Dieu. C'est une grâce que j'ai reçue dès l'enfance et c'est pourquoi je souffre tant de cet attentat contre les formules qui étaient infiniment plus que de simples prières. Il ne faut pas croire que cette grâce n'ait pas été très répandue. Je me souviens d'avoir vu prier des amis dont on n'imaginait pas qu'ils en eussent été capables. Édouard Bourdet, par exemple, pour ne parler que des morts.

Marc-André Schwartz me communique la lettre qu'il adresse à Jean-Paul Sartre à propos des désordres gauchistes survenus à Grenoble et des tracts glorifiant "la lutte héroïque du peuple français contre l'oppression bourgeoise". Il pose à Jean Paul Sartre cette question : "Croyez-vous vraiment à un schéma si simple ? Puisque vous connaissez l'autorité qu'apporte votre situation d'écrivain et que l'Histoire vous a donné les dimensions d'un personnage public, vous utilisez celle position particulière pour défendre vos opinions politiques. Cela pose un problème qui n'est pas étranger aux fondements mêmes de votre lutte. Reconnaissez-vous à un homme le droit de choisir pour les autres ? Vous n'avez dénoncé le pouvoir personnel qu'en certaines occasions et vous donnez en exemple un pays où un chef d'État menace le monde pour écraser "l'impérialisme". Vous savez qu'en prenant la direction de "la gauche prolétarienne", vous la mettez à l'abri des poursuites que des noms moins connus n'ont pu lui éviter. Nous vivons dans un monde où Jean-Paul Sartre protège de la foudre, ou l'attire comme un paratonnerre. Vous savez qu'un étudiant ou qu'un ouvrier de chez Renault ne peuvent vous remplacer. Je ne vous demande pas si vous en êtes satisfait. Vous avez fait ce qu'il fallait pour cela. Nous vivons dans un pays où vous avez pu le faire et c'est ce que vous reprochez à la France. Je vous accuse d'entrer en lutte contre votre propre gloire et j'ai conscience de jouer un peu sur les mots. Vous n'auriez sans doute pas de peine à démonter mon raisonnement, mais je souhaiterais savoir comment, car le malaise que laissent en moi - et d'ailleurs autour de vous aussi - vos prises de position est plus qu'une affaire de sentiment. Mauriac aime de Gaulle. Il l'aime parce que son action politique, depuis trente ans, a quelque chose de romanesque. Vous avez en horreur ce genre d'idolâtrie. C'est encore, à mon avis, une secrète contradiction…"

Mais il faudrait citer toute cette lettre.

 

[© François Mauriac, Le bloc-notes, in Le Figaro littéraire n° 1262 du 2 août 1970, pp. 4-5]

 


 

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