Tout le monde connaît Le Tour de France par deux enfants, de G. Bruno, lauréat de l'Académie française. Publié pour la première fois en 1877 (et constamment réédité depuis, ce qui en fait un best-seller de la Librairie "Vve Eugène Belin & Fils"), cet ouvrage (livre de lecture courante pour le Cours moyen, avec 212 gravures instructives pour les leçons de choses, et 19 Cartes géographiques), dont le sous-titre «Devoir et Patrie» annonce son caractère édifiant, après la défaite de 1870 (on pourra trouver un extrait de cet ouvrage - passage des enfants par Le Creusot -, ici) connut dès sa sortie une grande diffusion : il s’agissait de donner une manière de savoir patriotique aux citoyens en herbe. Cet auteur, en réalité l'épouse d'un célèbre philosophe contemporain et ami d'Émile Durkheim (Alfred Fouillée, 1838-1912), Augustine Tuillerie, a peut-être choisi ce pseudonyme en hommage au philosophe italien Giordano Bruno (1548-1600), philosophe "hérétique" particulièrement en avance sur son temps, et qui fut brûlé à Rome par l'Inquisition. Quoi qu'il en soit, G. Bruno, auteur prolifique, avait entre autres publié huit ans plus tôt un autre ouvrage, Francinet, moins connu que son cadet, mais non dépourvu d'intérêt (on peut être horrifié, de nos jours, par son côté résolument paternaliste - pour ne rien dire d'insupportables et mièvres bondieuseries !).
Nous en donnerons ici, régulièrement, quelques chapitres, laissant malheureusement de côté, la plupart du temps,  les gravures d'origine.

 

L'enfant qui,  par son travail, se rend utile à sa famille et à ses semblables, est déjà un homme. L'homme qui, par sa paresse, se rend inutile à tout le monde, n'est encore qu'un enfant.

 

Un vendredi, de bon matin, le jeune Francinet, en compagnie de son parrain, le père Jacques, fit son entrée comme apprenti dans la grande manufacture de tissus dirigée par M. Clertan. Le portail était situé juste en face de la demeure de Francinet ; il n'y avait donc que la rue à traverser. Bien des fois avant ce jour, Francinet et son petit frère Eugène, assis sur une borne près de leur maison, s'étaient amusés à regarder la riche habitation de M. Clertan. C'était surtout lorsque le domestique ouvrait le portail à double battant pour laisser passer la voiture du maître, que les deux bambins jetaient à loisir des regards de curiosité sur la grande cour sablée, plantée d'arbres. Au milieu, une jolie pelouse dessinait un ovale, dont chaque extrémité se parait d'un massif de fleurs ; dans le fond les murailles, couvertes de plantes grimpantes, faisaient un horizon de verdure qui réjouissait l'œil ; et les deux enfants, plus d'une fois, avaient désiré voir de près ces belles choses, ainsi que l'intérieur de la manufacture où s'entendait toute la journée le bruit des métiers et des machines. Ce jour-là, Francinet suivait avec émotion le père Jacques dans l'allée qui contournait la pelouse. Après avoir traversé la cour, ils entrèrent dans un corridor un peu sombre, qui aboutissait à de grands ateliers de teinturerie où Francinet allait être occupé. Son travail devait consister à tourner le moulin à l'indigo. La pièce où se trouvait ce moulin était une sorte de cave très obscure. Une seule lucarne avait jour sur la cour d'entrée, et encore était-elle masquée par un rideau de plantes grimpantes. Cependant ce rideau n'était pas assez épais pour empêcher de voir ce qui se passait dans la cour. À coup sûr, le lieu de travail destiné à Francinet n'était ni gai, ni agréable ; mais l'enfant, habitué déjà à une maison sombre, pauvre et triste, n'y fit guère attention au premier abord. D'après les instructions du père Jacques, il s'assit sur une petite planche au fond de la cave, et se mit à tourner courageusement le moulin. Cela n'était pas difficile et demandait plus de patience que de force : une fois lancé, le moulin marchait sans grand effort. Le père Jacques laissa Francinet, et s'en alla vaquer à ses occupations d'un autre côté. Notre petit travailleur ne restait pas pour cela sans surveillance : au-dessus de son moulin même il y avait une large ouverture carrée, donnant dans la pièce voisine où se tenaient d'autres ouvriers. De temps à autre, le contremaître venait jeter un coup d'œil pour voir ce que faisait l'enfant. La première demi-heure ne parut pas très longue à Francinet. Il pensait à son père qui était mort ; il se rappelait les paroles que sa mère lui avait dites plus d'une fois : - Tu es l'aîné des garçons, tu dois être raisonnable, parce que tu seras plus tard le chef de la famille. Francinet, qui avait un excellent cœur, se sentait fier d'aider sa mère à gagner le pain de la maison ; et il avait bien raison de l'être, car c'est une grande et belle chose de travailler pour les siens et de rendre ainsi en partie à ses parents ce qu'ils vous ont donné.