"Enseigner, c'est choisir".

 

Voilà une maxime que tout professeur devrait avoir dans l'esprit lorsqu'il prépare ses leçons ou qu'il les fait. Oui, enseigner c'est choisir ; c'est prendre, parmi les connaissances dont on a fait provision, celles qui seront nécessaires ou utiles à nos auditeurs ; c'est aussi les leur présenter dans la mesure que comporte leur degré de développement intellectuel, suivant la part d'attention et de temps qu'ils peuvent mettre à notre disposition ; c'est suivre ce précepte d'Horace [Quintus Horatius Flaccus (Horace), Epistula III (connue sous le nom d'Art poétique), in Epistularum Liber Secundus] :

Ordinis haec virtus erit et venus aut ego fallor,
Ut iam nunc dicat iam nunc debentia dici,
Pleraque differat et praesens in tempus omittat,


précepte que je me permets de traduire ainsi : le mérite du professeur sera de dire à l'heure présente ce qui peut être dit utilement à l'heure présente, d'écarter le reste ou de l'ajourner.

 

Mais, mon cher élève-maître, qui vous guidera dans cette sélection du nécessaire ou de l'utile, de ce qui convient pour le moment et ce qui doit être omis ou différé ? - Votre programme d'abord, ensuite le tact, le bon sens et la réflexion. Votre programme vous avertit de faire votre leçon d'histoire sur Louis XIV. Voilà une riche et abondante matière, un sujet que vous possédez à fond : la preuve, c'est que vous avez traité d'une main sûre votre marche et fixé sans hésiter vos jalons :

Minorité de Louis XIV, la Fronde, administration de Mazarin. Gouvernement personnel de Louis XIV : ses quatre grandes guerres : guerre de dévolution, traité d'Aix-la-Chapelle (1668) ; guerre de Hollande, traité de Nimègue (1678) ; guerre d'Allemagne, traité de Ryswick (1697) ; guerre de la succession d'Espagne traité d'Utrecht (1718). Est-ce tout ? Pendant que vous êtes en si beau chemin, que n'épuisez-vous le sommaire que vous a sans doute donné votre professeur à vous : Administration de Louis XIV ; grands hommes du siècle ou du règne de Louis XIV, etc. ?... À quel cours appartiennent ces enfants ? - Au cours élémentaire... à la division la plus avancée du cours élémentaire - En effet, ils sont grandets et m'ont l'air fort éveillés. Mais si grands qu'ils soient, si savants que vous les supposiez déjà, ils n'en sont pas moins des bambins de huit à neuf ans et, malgré la bonne opinion que vous avez conçue d'eux, j'ai bien de la peine à les croire capables de classer dans leurs jeunes esprits et de retenir ensuite tous les noms, tous les faits, toutes les dates dont vous allez "étourdir leurs oreilles" sans dire grand-chose à leur esprit ; cette immense synthèse du règne de Louis XIV devait vous être présentée dans votre cours normal, mais à des enfants de huit ou neuf ans ? M. Jourdain vous crierait probablement… Mais à défaut de M. Jourdain, voilà qu'un censeur s'est permis de mettre une note sur votre carnet de classe, juste en face du plan grandiose que je viens de lire : "Que diriez-vous donc dans un cours supérieur ?" Elle est courte, cette critique, mais combien elle est méritée, et que de choses elle vous dit dans sa sévère concision... Si vous aviez à faire faire à ces enfants une longue promenade, vous la leur partageriez sans doute en plusieurs étapes. Eh bien, il convenait de faire de même pour cette vaste excursion dans l'histoire. Tenez, je m'imagine que vous eussiez pu vous contenter, pour la première de ces étapes, de la minorité de Louis XIV, ou, si vous aimez mieux, de l'administration de Mazarin. N'était-ce pas assez, pour les tenir en haleine une demi-heure, des misères de la Fronde et de la guerre de Trente ans, du dévouement de saint Vincent de Paul et de ses pieux collaborateurs, des premières victoires de Condé et de Turenne ? Si vous vouliez aller plus loin, des traités de Westphalie et des Pyrénées ? Au besoin, vous pouviez leur parler de Mazarin, ministre peu aimé mais fort utile, de Colbert, alors simple commis de bureau mais déjà réputé grand travailleur et honnête homme, de Louis XIV préludant fièrement à son gouvernement personnel. Vous aviez là de riches occasions de raviver des souvenirs, de faire des questions, de prêter l'oreille aux réponses, de provoquer des appréciations et de les réformer s'il y avait lieu, d'amener les enfants à penser, à sentir et à parler sensément.

Mon jeune ami, vous embrassez trop de choses ; vous n'avez plus le loisir d'interpeller vos élèves, de les prendre en quelque sorte à partie, de les faire contribuer à leur propre instruction et à leur propre éducation ; de causer avec eux et de les faire causer pour voir ce qui se passe dans leur petite tête. Vous leur donnez une excellente nourriture, mais vous pressez trop les morceaux : la digestion se fera mal ou ne se fera pas. Vous les éblouissez en faisant passer devant eux une véritable fantasmagorie : ils ne verront rien distinctement. L'enfant ne conçoit pas que l'on se presse et qu'on le presse ainsi ; il veut bien marcher, mais non sans souffler, sans seulement détourner la tête, sans s'arrêter, ne fût-ce qu'un moment, pour cueillir une fleur ou contempler un horizon ! Vous forcez sa nature. Écoutez ce passage de Montaigne et méditez-le : "Je diroy volontiers que, comme les plantes s'estouffent de trop d'humeur et les lampes de trop d'huile ; aussi fait l'action de l'esprit, par trop d'estude et trop de matière : lequel occupé et embarrassé d'une grande diversité de choses, perd le moyen de se demesler, et cette charge le tient courbé et croupy". Interrogez demain, ce soir, tout à l'heure, vos élèves sur les nombreuses et grandes choses dont vous venez de les accabler ; leur silence ou le désordre de leurs réponses vous feront amèrement regretter d'avoir perdu de vue ces conseils et cette maxime : "Enseigner, c'est choisir".

Cette faute, de plus autorisés et de plus instruits que vous l'ont commise. "C'est l'évêque qui prêche aujourd'hui ?... Alors, ce n'est pas la peine de nous déranger", disaient jadis les bourgeois de Meaux. Pourquoi donc ? Mon Dieu, parce qu'un aigle ne se tient pas facilement proche de la terre et à la portée des myopes ; il est dans sa nature de planer dans les hautes régions et il y plane quand même. Bossuet, quoi qu'il fît, ne parvenait pas à se maintenir au niveau d'un auditoire peu fait pour lui, à ne dire, dans la circonstance, que ce qu'il fallait et comme il le fallait. Malgré son génie, et précisément à cause de son génie, il n'était ni compris ni suivi à Meaux en Brie ; il n'intéressait point ; sa magnifique parole vibrait mais seulement pour les échos de sa cathédrale : ses grandes pensées lui revenaient sans avoir pu pénétrer ni s'arrêter dans les esprits vulgaires.

"Tout peut être enseigné à des enfants, me disait récemment un savant professeur de philosophie, à la condition qu'on saura leur présenter les choses" - Et aussi, ai-je ajouté, à la condition qu'on choisira dans la science ce qui accessible à des intelligences d'enfants et que, pour ces intelligences, "il ne sera pas trop matin".

 

E. B., in Revue pédagogique n° 16, 2ème semestre 1885