Je sortais d'une école dont le maître m'était dès longtemps connu comme digne de toute estime. Je n'étais pas content. J'avais trouvé depuis ma dernière visite, qui ne remontait pas bien loin, livres nouveaux, adjoints nouveaux, le tableau de l'emploi du temps remanié ou plutôt bouleversé, les programmes distendus, les élèves surmenés, le maître agité, nerveux. Je disais à ce maître :

"Je crains que vous n'ayez voulu trop bien faire. Il y a déjà longtemps qu'on a dit que le mieux était l'ennemi du bien. Cet adjoint avait, je le sais, des défauts ; vous l'avez changé. Ce livre ne répondait pas à tout ce que vous attendiez de lui ; vous l'avez remplacé. Mais cet adjoint, à côté de ses défauts, avait des qualités ; les avez-vous retrouvées en son successeur ? Ce livre, vous le connaissiez ; vous l'aviez longtemps pratiqué ; vous saviez vous en servir ; il vous faut étudier celui que vous avez introduit à sa place ; je vous ai vu encore hésitant, tâtonnant ; après expérience, répondra-t-il à votre attente ? Ne serez-vous pas amené à reconnaître qu'il eût mieux valu pour vous, pour le bien de l'école, essayer, comme vous l'aviez commencé, à tirer parti et du livre et du maître que vous aviez d'abord ? Je ne prétends pas qu'il ne faille jamais rien changer, ni personne ; mais je voudrais vous mettre en garde contre cette idée que le moyen d'améliorer est de changer. Cette idée est si séduisante, elle est d'application si facile ! On a vite dit : Changeons ! On l'a sitôt fait ! Et on arrive à ces perpétuels changements qui ne permettent à rien d'aboutir, qui nous font vivre dans l'éternel espoir du mieux et ne laissent pas le bien, même ordinaire et vulgaire, se réaliser.

"Je voudrais qu'on distinguât entre deux sentiments, voisins sans doute, divers pourtant et surtout d'effets très opposés ; je les appellerai, à défaut de noms plus précis, l'amour du bien et l'amour du mieux. L'amour du bien est sage, raisonnable, réfléchi ; il voit les imperfections, il est désireux de les corriger, il s'y applique. Il ne prétend pas toutefois supprimer ces imperfections, toutes et d'un seul coup. Il sait que rien en ce monde ne se fait qu'avec le temps, peu à peu ; que, fût-on pressé, on n'avance que pas à pas, en mettant l'un devant l'autre tour à tour un pied ; que même, si la route est longue, il y faut des étapes ; qu'on ne vient à bout des difficultés qu'en les prenant une à une ; que le progrès est le résultat d'efforts successifs et continus. Il ne brusque rien, ne violente rien ; il tient compte des résistances que lui oppose le présent, le passé même qu'on ne peut empêcher d'avoir existé ; il se fie un peu à l'avenir pour continuer ce qu'il a commencé et, si possible, l'achever.
L'amour du mieux est impatient, nerveux, impuissant à se modérer, à se contenir ; il a devant les yeux l'idéal ; tout ce qui en diffère le choque, l'arrête. Cet idéal, il veut l'atteindre et plus tôt ; il n'admet ni les retards, ni les lenteurs, inséparables pourtant des choses humaines. C'est ainsi qu'il est entraîné à changer et à changer encore ; car le premier changement ne lui a pas donné la perfection qu'il rêve ; et il renverse ce qu'il vient d'édifier ; il trouble, voulant ordonner; il inquiète les meilleures volontés qui se sentent incapables de le suivre ; il les décourage ; demandant trop, il n'obtient plus assez... Vous avez jusqu'à ce jour pris pour guide le premier de ces sentiments, l'amour du bien ; ce dont je vous louais ; il me semble que vous dérivez maintenant vers le second : ce dont je m'effraie et ce qui me fait jeter le cri d'alarme.

Et comme je voyais l'excellent homme ému de ces paroles, j'ajoutais : "La faute n'en est pas toute à vous. Ne vous ai-je pas excité, poussé ? La faute n'en est peut-être pas non plus à moi tout seul. Nous sommes d'une génération pressée. En particulier dans ce champ de l'instruction primaire, on avait avant nous si doucement cheminé que nous avons senti le désir, pour rattraper le temps perdu, de prendre le trot, voire le galop".

Je m'en allais, réfléchissant et me demandant si je n'avais pas dans mes critiques dépassé le but. "Cet amour du mieux dont je viens de médire, n'est-il pas après tout nécessaire à l'amour du bien, pour l'activer et le stimuler ? Bien plus, sans amour du mieux y aurait-il vraiment amour du bien ? ... Mais pourquoi nos grands psychologues, nos moralistes, ne nous indiquent-ils pas la dose précise d'amour du mieux qu'il faut infuser à l'amour du bien pour que celui-ci atteigne, sans le dépasser, le plus haut degré d'énergie utile et bienfaisante, qu'il ait l'ardeur et non la fièvre ? Je m'imagine que la dose ne devrait pas être très forte".

 

E. A., in Revue pédagogique n° 15, 1er semestre 1885