Plus d'un siècle, ce texte ! Mais il n'a pas tellement pris de rides, hélas. Je le dédie à N., qui connaît son type d'appartenance...

 

 

"Voyez-vous, me disait un jour un honorable délégué cantonal comme nous sortions ensemble d'une école rurale aux trois-quarts vide, il n'y a que les bonnes auberges qui soient fréquentées, celles qui offrent à leurs clients une bonne nourriture, du bon vin, des soins attentifs".

Je me suis rappelé cette parole du spirituel campagnard, en quittant hier la commune de X..., où j'avais inspecté deux écoles.

En arrivant dans l'école du chef-lieu de la commune, à 9 heures du matin, je trouve l'instituteur assis à son bureau, son chapeau sur la tête (en juin !), faisant la dictée à la première division, en présence de deux femmes du village qui, leur tricot à la main, attendent que l'instituteur leur "fasse la lettre" qu'elles viennent lui demander. Pendant ce temps les élèves des deuxième et troisième divisions sont censés copier une page, mais ils découpent du papier et entaillent les tables. L'état dans lequel se trouve la salle de classe ne dispose guère favorablement le visiteur. La maison date de dix à quinze ans. Le plancher n'a sans doute pas été lavé depuis cette époque, ni balayé dans les derniers jours ; il est couvert de poussière et de petits papiers. Le plumeau n'a jamais passé sur le bureau du maître, ni sur les tables inoccupées ; des toiles d'araignées tapissent les coins du mur et du plafond.

Les enfants, un peu intimidés d'abord, ne tardent pas à sourire, à nous regarder d'un air moins sauvage, à répondre à nos questions. Ils paraissent intelligents, mais peu habitués à réfléchir. L'inspection de propreté doit être oubliée souvent, si j'en juge par l'aspect des mains et des figures. Il faut dire qu'il n'y a pas d'éponge dans la salle pour effacer l'écriture à la craie : les enfants crachent sur le tableau noir et effacent de la main. Ils retournent chez eux plus malpropres qu'ils ne sont venus.

Allons, monsieur l'instituteur, habituons donc ces enfants à se servir de la belle eau, fraîche et limpide, qui coule à travers vos rues ; à enlever le badigeon sous lequel disparaît le coloris de ces bonnes petites joues, et à peigner cette chevelure en broussailles qui cache le front et les yeux !

Voyons le cahier mensuel ? Il est inconnu dans l'école. Les autres cahiers ne contiennent que d'interminables "copies" d'une, de deux, jusqu'à deux pages et demie, prises à tort et à travers dans les livres d'arithmétique et de géographie. "Cela occupe les élèves", me dites-vous ; mais quel profit voulez-vous qu'ils tirent de ce travail tout mécanique ? Pas de devoirs méthodiquement gradués. Pas de traces de la correction du maître, pas de notes marginales. Pas de préparation de la classe. Nous sommes en pleine routine.

Le ministère a donné une armoire-bibliothèque à cette école, mais elle est vide ! II y a cependant dans la ville voisine une Société d'encouragement qui distribue des livres aux écoles qui en manquent. "Personne ne lit dans le pays", me dit l'instituteur. C'est une raison de plus pour donner l'habitude de lire aux jeunes élèves, et pour leur en donner l'exemple.

On se figure aisément quels résultats peut donner une école ainsi tenue, et je ne suis pas surpris de ne trouver à l'école que la moitié des élèves.

 

 

Quelle différence avec la jeune école du hameau voisin, qui fait partie de la même commune ! Toutes les places sont occupées, toutes les tables pleines. La maison est vieille, louée ; mais la salle est proprette et riante, les murs sont ornés de tableaux d'images et d'inscriptions ; au plafond se trouve une rose des vents qui oriente la salle ; les enfants sont propres, bien lavés, bien peignés, souriants. On est favorablement disposé en entrant dans cette classe.

Je trouve le maître au milieu de ses élèves, tenant un morceau de houille dans une main, un tableau d'images (produits de la houille) dans l'autre, et faisant une leçon de choses ; c'est intéressant, attrayant, vivant ; il sait se mettre à la portée des enfants qui sont suspendus à ses lèvres, qui prennent part à la leçon ; c'est à qui répondra le premier à la question du maître. Quand la leçon est terminée, il demande aux élèves ce qu'ils en ont retenu, ce qu'ils écriraient maintenant s'ils avaient à faire une rédaction sur la houille ; et chacun de dire ce qui l'avait le plus frappé. "Maintenant, écrivez cela pendant que je m'occuperai du cours supérieur".

- Voilà certes un excellent exercice d'invention et de rédaction. Je vois sur le bureau du maître un carnet dans lequel se trouvent indiqués les leçons et devoirs de la journée, les uns laconiquement par un mot, les autres d'une façon plus développée. Les cahiers sont revus avec soin, les devoirs courts et gradués ; on trouve sur chaque page la trace de la correction du maître. Tous les enfants, depuis le premier jusqu'au dernier, savent lire plus ou moins couramment; presque tous comprennent ce qu'ils lisent et écrivent. Leur intelligence est éveillée, leur jugement exercé. Ils sont attachés à leur maître, ils viennent à l'école avant l'heure. Il y a chez toute cette petite population une tenue, une bonne humeur, une activité, un désir d'apprendre et de plaire à l'instituteur qui fait plaisir à voir.

La bibliothèque renferme une centaine de volumes placés sur une planche fixée au mur : l'école n'a pas d'armoire, comme celle du bourg, mais les livres circulent. "Enfants et parents les lisent", me dit-on.

 

 

Ces deux écoles m'ont mis sous les yeux deux types bien différents d'instituteurs.

L'un est l'instituteur qui sait attirer les enfants.

L'autre est l'instituteur qui les éloigne de l'école.

 

 

G. J., in Revue pédagogique n° 15, 1er semestre 1885, pp. 53-55