Je viens de visiter une école qui a bonne réputation, et je ne suis pas content. D'où vient cela ? Cherchons, rassemblons nos souvenirs. La maîtresse se présente bien, s'exprime bien, elle est empressée, active ; elle a certainement de l'autorité sur ses élèves ; celles-ci sont propres, ont bonne tenue. Les mouvements se font avec ordre. La répartition du travail paraît bien réglée. Il y a dans la classe deux divisions ; l'une est groupée à droite, l'autre à gauche ; chacune a devant soi son tableau noir. J'assiste à un exercice d'arithmétique ; les élèves de la seconde division sont debout avec la maîtresse autour du tableau, tandis que celles de la première sont assises à leur place, travaillant à un problème que tout à l'heure à leur tour elles corrigeront. Tout cela est fort bien. Suivons l'exercice qui se fait ; voici le problème.

 

Un kilog. de viande coûte 2 fr. 10 c. ; combien paierai-je au boucher pour une côtelette pesant 250 grammes ?

 

Il faut multiplier, disent les élèves. Pourquoi ? On ne le cherche pas. Cela mériterait pourtant, ce me semble, qu'on s'y arrêtât. Multiplier, quand on va obtenir une valeur évidemment moindre que 2 fr. 10 c.? Ah ! si le kilo coûtait juste 2 francs, si l'on faisait remarquer que 250 gr. est le quart de 1.000 gr. ou d'un kilog., comme cela serait facile ! Je me chargerais de le faire trouver aux élèves les plus jeunes ! Mais il s'agit bien de cela ! On en est aux nombres décimaux, à la multiplication des nombres décimaux. Multiplions donc. Mais comment poser les nombres ? Lequel doit être en dessus ? Grosse affaire ! Vous cherchez des francs, dit la maîtresse ; le produit étant toujours de même nature que le multiplicande, il faut que le nombre qui représente des francs soit le multiplicande. Est-ce bien un raisonnement ? Mais passons : quels chiffres doivent être placés exactement les uns au-dessous des autres ? Grande difficulté ! Toutes y mettent la main sans pouvoir s'en tirer ; l'une d'elles a fait disparaître le zéro de 2 fr. l0 c. ; elle n'a pas touché à celui de 250. On ne s'en inquiète guère et on effectue l'opération, qui marche assez bien. Mais que représente le nombre obtenu ? Encore une difficulté ! La maîtresse a beau interroger celle-ci, puis celle-là ; on n'avance pas ; de guerre lasse, elle fait compter avec le doigt (elle appelle cela faire toucher du doigt) le nombre des chiffres décimaux au multiplicande et au multiplicateur et séparer un nombre égal de chiffres au produit qu'elle lit elle-même. Voilà qui est fait. Pardon ; on passe alors au raisonnement, - le raisonnement qu'on écrit au tableau et que les élèves de retour à leur place devront transcrire sur leur cahier. Mais ne vous effrayez pas, ce qu'on appelle ici raisonnement est simplement l'indication des opérations à effectuer : 2 fr. 10 c. x 0,250 grammes.

- Comment il se fait que les élèves soient si peu avancées, ai-je besoin maintenant pour me l'expliquer des longues explications de la maîtresse sur les défauts inhérents à la population du pays, sur la légèreté des enfants, la faiblesse des parents, etc. ? Cette personne a bon vouloir ; elle a reçu de sages conseils ; elle n'en a pris que le dessus, ce qui est de forme, mais point de fond. L'ordre en ce qu'il a d'extérieur, j'allais dire de superficiel, elle l'a ; beaucoup de maîtres, surtout de maîtresses l'ont. Mais l'ordre véritable, celui qui pénètre l'enseignement jusqu'en sa moelle, non point matériel, mais intelligent, la méthode, elle ne l'a pas ; elle ne semble pas se douter de ce que c'est ; la méthode, c'est-à-dire l'art de conduire les esprits, de ne les faire avancer que par degrés, de ne leur présenter que des difficultés qui leur soient accessibles, de les faire travailler, chercher et trouver, de les habituer à se rendre compte, à s'interroger, à comprendre, à voir clair ! Mais comment conseillerai-je cette maîtresse ? Est-ce en ces termes ? Non certes ; mais en reprenant sa leçon par le menu, par le détail, en la démontant pièce par pièce, en lui montrant que rien de tout cela ne portait, n'atteignait ces jeunes intelligences, n'y entrait. Pour cet esprit il ne faut point de considérations générales, abstraites, de haute visée, mais des observations concrètes, pratiques, de métier. Pour être devenus inspecteurs, nous ne cessons pas d'enseigner, de faire l'école ; nous avons seulement changé d'élèves ; sachons nous aussi parler à nos élèves.

 

E. A., in Revue pédagogique 1885.