Ah, ce problème du tutoiement des élèves ! Déjà, en 1885...

 

"Vous tutoyez vos élèves. Pourquoi ?

- Monsieur, c'est une habitude.

- L'habitude est mauvaise.

- Ils arrivent tout petits, et il semble que ce soit plus affectueux de leur dire tu ; puis, ils grandissent, et l'on continue.

- Êtes-vous bien sûr que ce tutoiement n'ôte rien au respect qu'ils vous doivent ?

- Je ne crois pas, Monsieur.

- Passe ; quoique j'en doute un peu.
Mais il peut se faire qu'il y en ait parmi eux qui occupent plus tard une position relativement élevée ; et quand vous les rencontrerez, les tutoierez-vous encore ? Cela pourrait leur déplaire. Vous ne le ferez pas : vous leur direz vous, alors ; mais vous en serez gêné, et ils le remarqueront. Cette gêne empêchera l'effusion pourtant bien naturelle des sentiments qu'éprouvent l'un pour l'autre, lorsqu'ils se rencontrent, un maître et un élève qui ne se sont pas vus depuis longtemps.
J'ai connu un brave instituteur de campagne qui tutoyait tous ses élèves : l'un d'eux entra dans l'enseignement et revint comme Inspecteur d'Académie dans le département où il était né : l'instituteur qui lui avait appris à lire y exerçait encore. Malgré les instances de son ancien élève, il ne voulut plus jamais le tutoyer ; mais il en éprouvait une sorte de malaise quand il le rencontrait, et son inspecteur aussi.
L'inconvénient est plus grand encore, s'il s'agit des filles, et surtout de celles qui fréquentent une école mixte, dirigée par un instituteur. Ces petites filles, un jour, deviendront des femmes. Croyez-vous que leurs maris seront flattés de les entendre tutoyer par un monsieur qui n'est pas de la famille après tout, et que souvent même ils ne connaissent pas ? Le maître s'abstiendra alors de les tutoyer.
Pourquoi ne pas y renoncer tout de suite ?
Ou plutôt, pourquoi prendre une habitude qui ne présente aucun avantage, et à laquelle on sera obligé de renoncer plus tard ?"

 

I. C., in Revue pédagogique n° 15, 1er semestre 1885