Lire entre les lignes une analyse policée due à la plume de vigilants comptables des deniers publics est certainement une attitude impensable de la part des habituels thuriféraires du classique "toujours plus de moyens", dont on entend actuellement les vagissements - je devrais écrire : dont on n'a cessé d'entendre les vagissements depuis la Libération. Ce n'est pas cette engeance qui serait en mesure d'approuver la pensée politiquement incorrecte d'une magistrate qui a mis carrément les pieds dans le plat du politiquement correct : "Actuellement, quand on regarde le budget de l'État - ce qui est toujours riche d'enseignements -, on s'aperçoit qu'il y a deux lignes budgétaires monstrueuses : celle de l'Éducation nationale, et celle de l'Action sanitaire et sociale à travers le budget de la Santé. Or, elles sont non seulement monstrueuses, mais complètement improductives..." (in  Irène Stoller, Procureur à la 14e Section, p. 272).
Sans aller jusqu'à une pareille extrémité, les Sages du Palais Cambon disent beaucoup, beaucoup de choses...

 

 

Les droits des instituteurs contre l'intérêt de l'école

 

 

L'éducation nationale serait-elle un tonneau des Danaïdes ? La question apparaît en filigrane dans l'analyse très critique que fait la Cour des comptes de la gestion des trois cent mille instituteurs en poste dans les soixante mille écoles publiques.

À croire cette partie du rapport, les efforts consentis depuis une dizaine d'années pour améliorer la qualité de l'enseignement n'auraient guère atteint leur objectif. Accusées : les rigidités de la gestion, les pressions syndicales, l'absence d'évaluation.

Ainsi, les nombreuses créations de postes d'instituteurs décidées en 1981 et 1982 (8 500 au total), dans un contexte de dénatalité, si elles ont permis d'alléger les classes et de renforcer le potentiel de remplacement et de formation, n'ont pas préservé le système de l'échec scolaire. La Cour note en particulier que la politique des " zones prioritaires " (ZEP) - que M. Jospin entend à présent relancer - a été abandonnée de facto faute d'instructions ministérielles depuis 1986, et que son impact réel n'a "jamais [...] été évalué de manière systématique", pas plus que les actions en faveur de l'intégration scolaire des enfants handicapés. Le rapport prône une "remise en ordre" des groupes d'aide psycho-pédagogique (G.A.P.P.), chargés de détecter et de prévenir l'inadaptation scolaire, dont il critique la "large autonomie".

De même, selon la Cour, les efforts budgétaires récents n'ont pas suffi à mettre l'école à l'abri des soubresauts de la démographie et ont laissé intactes les inégalités géographiques. Tandis que certains départements accumulaient les déficits en effectifs d'instituteurs, d'autres ont bénéficié d'une confortable rente de situation, comme Paris, où les directeurs d'école sont entièrement déchargés de classe, quelle que soit la taille de leur école, ou la Creuse, l'Aude, l'Ariège, les Alpes de Haute-Provence, le Gers et le Lot, qui, en 1986, disposaient d'un potentiel de remplacement susceptible de couvrir plus de deux fois le nombre des absences constatées.

Cette question des remplacements, si sensible pour les usagers de l'école, fait l'objet de constatations alarmantes. Les créations de postes dans ce domaine ont vu leurs effets annulés par la montée de l'absentéisme : en 1986, les remplaçants ont été deux fois plus souvent absents que les instituteurs titulaires qu'ils étaient censés suppléer (10,65 % contre 5,21 % en moyenne nationale). "Constat préoccupant", notent les magistrats, qui s'interrogent sur "la qualité de la scolarisation" dans les départements qui, comme l'Isère, les Alpes-Maritimes ou la Drôme, assurent moins de 70 % des besoins de remplacements, ou la Corse-du-Sud (moins de 40 %).

Les explications au rendement "souvent très faible" du dispositif ne manquent pas : ici, les moyens dégagés pour les remplacements servent en réalité à ouvrir une classe supplémentaire au mépris des normes, sous la pression des parents ; là, comme en Martinique, les maîtres organisent leurs absences successives pour permettre le maintien d'un remplaçant dans leur école...

Quant à l'absentéisme croissant des remplaçants, il s'expliquerait notamment par la "démotivation" des jeunes instituteurs, qui se savent condamnés à errer d'école en école pendant des années, au gré des maladies et des congés de maternité, sans pouvoir s'intégrer dans une équipe pédagogique, avant de trouver une affectation fixe. Dans les départements méridionaux, où sont concentrés des instituteurs anciens et enracinés, les maîtres frais émoulus de l'école normale "peuvent envisager [...] dix à quinze ans de remplacement". C'est l'un des aspects du paradoxe le plus affligeant mis en lumière par la Cour des comptes : "On confie des classes les plus difficiles aux personnels les moins expérimentés".

En effet, "sous la pression syndicale et avec le consentement de l'administration", l'ancienneté a pris "un poids déterminant" et commande la carrière, évacuant de fait les appréciations liées au mérite, aux efforts de formation et à la difficulté du poste. Contrairement au projet initial, le plan de revalorisation de 1983 ne tient aucun compte de ces critères. "Dans l'équilibre difficile à préserver entre le droit et les intérêts des instituteurs et les nécessités du service, ces dernières sont souvent perdues de vue", résume la Cour, qui estime que les instituteurs sont "trop peu inspectés". Dans le Val-de-Marne, par exemple, ils étaient quatre-vingt-deux en avril 1987 à n'avoir pas reçu la visite d'un inspecteur depuis huit ans ou plus.

Le plan de 1983 n'a pas contribué à atténuer la crise de recrutement, qui s'explique notamment, selon le rapport, par "l'attrait financier modéré de la carrière d'instituteur".

Autres sources de désorganisation : les réformes incessantes de la formation, l'absence de programmation des recrutements, et la persistance d'une gestion départementale, qui aboutissent, par exemple, au gonflement des excédents d'instituteurs dans certains départements (2 500 en surnombre à la rentrée 1987, un record) tandis qu'ailleurs on ferme des classes. La Cour des comptes, par ailleurs peu prodigue en propositions concrètes, prône l'instauration d'une gestion académique des recrutements, de la formation, et des carrières d'instituteur. Elle s'interroge, en particulier, sur le maintien du réseau départemental d'écoles normales, qui aboutit par exemple, à maintenir, en Ariège et dans le Lot, des établissements employant respectivement six et sept professeurs pour douze élèves.

[Ph. Be.]

 

 

 [Rapport de la cour des Comptes 1987, analysé (succinctement) dans © Le Monde du 7 juillet 1988]