L'incroyable ferveur - on devrait parler de naïveté, ou "d'excessif simplisme - qui précéda, puis accompagna l'arrivée, en 81, de la Gauche au pouvoir connut, s'agissant des sphères enseignantes, de véritables sommets. Il est vrai que, avoir osé écrire des lapalissades telles que, "l'école s'assignera pour objectifs de former et de développer chez tous toutes les capacités possibles", ou encore "l'organisation de la vie scolaire devra favoriser au maximum l'affirmation de la personnalité et du caractère, l'action volontaire, l'initiative et le goût de l'effort", ou même "la qualité de l'enseignement sera portée à la hauteur des exigences des hommes et de la société à l'époque actuelle" (citations extraites du Programme commun de gouvernement, Éditions sociales, 1971) ne pouvait qu'entraîner des lendemains qui déchanteraient sérieusement.
Quelques individualités cependant, aussi enthousiastes que la masse mais nettement mieux informées, proposaient des pistes sans doute trop généreuses mais assez éloignées des classiques solutions à l'emporte-pièce.
Bertrand Schwartz(1) en faisait partie. Ceci dit, que ses propos sont éloignés de ce qu'il nous a été donné, ensuite, de vivre !

 

 

Partir de ce que les élèves comprennent, leur proposer des activités différentes, mobiliser les maîtres prêts au changement, s'occuper d'abord des plus défavorisés.

 

Dans un livre publié il y a cinq ans, et préfacé par Pierre Mauroy, vous avez proposé "une autre école" : une sorte de méthode pour transformer l'enseignement. Aujourd'hui, les socialistes ont les moyens d'entreprendre cette transformation. Par quoi, à votre sens, faudrait-il commencer ?

- Outre un effort général pour l'orientation et pour diminuer le nombre d'élèves par classe dans les maternelles, je crois qu'il faut commencer à deux niveaux : l'école primaire - parce que beaucoup de choses se jouent là, et que rien ne peut changer si l'on ne commence pas par là - et le lycée d'enseignement professionnel, parce que nous devons donner à tous les jeunes une formation professionnelle, dont beaucoup sont aujourd'hui dépourvus.

Comment commencer ? La méthode française habituelle consiste à décider de réformer partout la première année d'école primaire, de continuer l'année suivante par la deuxième, etc.

Je crois qu'il faudrait essayer de commencer dans des "zones prioritaires", réparties dans toute la France, et là où l'on trouverait des volontaires et un minimum de consensus, pour étendre ensuite les changements... Cela suppose aussi de mettre dès le début des universités " dans le coup ", car il faudra former les maîtres.

- À l'école primaire, que faut-il changer ?

- Il faut organiser une pédagogie de soutien et une pédagogie différenciée. Une pédagogie de soutien ne consiste pas à répéter pour la énième fois ce que l'enfant n'a pas compris, à lui faire refaire de la même façon ce qu'il ne comprend pas, ni à rajouter, comme l'a trop fait le ministère, des heures dans les matières où il a des difficultés. Cela consiste à prévoir une organisation - particulière pour les élèves les moins forts - par exemple, lorsqu'on travaille en groupe; à prévoir pour eux des groupes moins nombreux; à prévoir qu'un instituteur - pas nécessairement toujours le même - prenne à part, quelques heures par semaine, ceux qui ont des difficultés et essaie de faire comprendre à chacun d'eux ses propres difficultés : c'est possible si on prévoit, par exemple, quatre instituteurs pour trois classes.

Mais cette pédagogie de soutien doit être associée à une pédagogie différenciée : si l'on utilise des outils "individualisant", comme des fiches ou des documents programmés, qui permettent à chaque enfant d'aller à son rythme, l'enseignant, alors libéré, peut observer les enfants et essayer de comprendre leur démarche, le cheminement de leur pensée, et partir de là. Partir de ce qu'un enfant fait facilement pour lui faire apprendre ce qu'il apprend difficilement : s'il a une grande habileté manuelle, utiliser celle-ci pour lui faire faire des mathématiques, et inversement.

- Comment donner à ces enseignants le moyen de pratiquer cette nouvelle pédagogie ?

- D'abord, il y a déjà des enseignants qui pratiquent ou qui essaient de pratiquer une pédagogie proche de celle-là. C'est parmi eux qu'on rencontrera sans doute beaucoup de volontaires. D'autre part, il faut assurer à tous une formation. Celle-ci doit donner non seulement une compétence sur ce que l'on enseigne, mais aussi une compétence psychopédagogique : les enseignants doivent être capables de comprendre et d'analyser les représentations de l'enfant sur ce qu'on lui enseigne ; ils doivent être formés à faire travailler des groupes, et pas seulement des élèves isolés.

Pour former les enseignants en place, il ne faut pas non plus les retirer de leur milieu pour les y renvoyer ensuite, mais les aider là où ils sont, leur permettre de réfléchir sur leur expérience et les y entraîner. Il existe des gens capables de le faire : on ferait appel à d'autres instituteurs, à d'autres professeurs de collège et de lycée, à des éducateurs d'adultes comme à des universitaires.

- Quelles seraient les "zones d'éducation prioritaires", par lesquelles il faudrait commencer ?

- Ce sont les zones où les échecs scolaires sont particulièrement importants, c'est-à-dire celles qui sont socialement défavorisées.

C'est en faveur de celles-là qu'il faudrait réaliser ce que j'ai appelé une " éducation inégalitaire". Cela ne signifie évidemment pas, comme la droite conservatrice me l'a fait dire quelquefois, instituer un quota de fils d'ouvriers à l'Université ou à l'École polytechnique. Mais, en France, on veut que tout soit pareil partout, ce qui crée l'inégalité. Il faut commencer, au contraire, par faire les réformes nécessaires pour lutter contre l'inégalité dans les zones défavorisées, en donnant à celles-ci des moyens supplémentaires - par exemple, les quatre instituteurs pour trois classes, qui permettrait aussi de contacter les parents individuellement et de les impliquer dans l'éducation de leur enfant.

- Mais les enseignants de ces zones ne sont pas forcément prêts à une rénovation pédagogique...

- En leur donnant des moyens, un appui sur le plan socio-culturel, voire une incitation financière, on peut amener des enseignants qui se trouvent ailleurs à venir dans ces zones, mais aussi beaucoup de ceux qui s'y trouvent déjà à s'engager dans cette entreprise. Je pense que beaucoup d'enseignants sont disposés à transformer leur enseignement s'ils sont appelés à participer à un projet politique et social de réduction des inégalités : avoir des élèves difficiles devient gratifiant s'il s'agit d'une tâche socialement reconnue, poussant à expérimenter et appuyée comme telle. Aujourd'hui, tout joue dans le sens contraire. Mais je ne suis pas pessimiste : cela changera si l'on suscite vraiment un grand projet politique et social...

- Quelle peut être la dimension d'une zone prioritaire ?

- Il faut qu'elle ait une dimension minimale : une dizaine d'écoles au moins. Mais il faut aussi que ce soit un lieu assez petit pour que les gens puissent se connaître, travailler ensemble. J'ai parlé d'un "district ", différent d'ailleurs du district scolaire. Mais il faut le penser en relation avec les " bassins d'emploi " et les collectivités locales avec lesquelles on travaille : communes, syndicats de communes, quartiers...

- Pour entraîner le changement, quelle proportion d'établissements faudrait-il engager dès le départ ?

- Cela dépend du temps que l'on prévoit pour achever la transformation. Cela dépend des moyens qu'on peut y consacrer. Il faut aussi évaluer les coûts directs et indirects, qui sont complexes : je pense, par exemple, au coût du chômage.

C'est aussi un problème psychologique : il faut un délai suffisant pour vaincre les réticences, et assez bref pour maintenir le consensus. Enfin, c'est un problème politique : veut-on achever la transformation en un seul septennat ? Il me semble que la période expérimentale ne devrait pas dépasser par trop cette durée.

- Quel rôle les parents peuvent-ils jouer dans la transformation de l'enseignement ? Vous parlez de leur ouvrir l'école. Qu'est-ce que cela justifie ?

- Il faut qu'il y ait coéducation. S'il y a opposition entre l'école et la famille, c'est l'enfant qui prend. Pour l'éviter, il faut d'abord que les parents comprennent ce que l'école fait, et pourquoi. Ils doivent savoir quels sont les objectifs de l'enseignement et les résultats de leur enfant. Et cela sera d'autant plus vrai qu'on innovera - et il faut innover. C'est un droit sacré : plus on s'écarte de la norme, plus on innove, plus on réforme, plus il faut expliquer.

Dans les "zones prioritaires", dans les zones d'expérience, il faudrait que les enseignants prennent contact avec les parents individuellement et les associent à l'évaluation.

- Ne faut-il pas donner aux parents un minimum de pouvoir dans l'école ? La force de l'école privée, par exemple, c'est qu'elle donne aux parents le sentiment qu'elle a besoin d'eux, qu'elle leur appartient.

- Les parents doivent pouvoir entrer dans l'école. La participation actuelle est une farce : elle ressemble à la situation du "chef de classe", qui a le droit de signer le cahier de présence... Il faut examiner ce qui a pu se faire un peu partout pour en déduire un cadre national, un "concept" national, qui pourrait ensuite donner lieu à une sorte de négociation locale.

Mais il ne faut pas aller jusqu'à un système de type américain, où les parents ont le pouvoir, où, à la limite, ils sont les employeurs des enseignants. Cela me semble très dangereux. Il y a une limite difficile à trouver entre le pouvoir aux parents et l'absence de contacts et de discussions entre parents et instituteurs.

- Quelle organisation faut-il donner à la fin de la scolarité obligatoire ? Faut-il un collège unifié dans le prolongement de l'école primaire ? Aujourd'hui, celle-ci divise les enfants plutôt qu'elle ne donne une formation commune..

Si on applique une pédagogie différenciée à l'école primaire, avec notamment des groupes de taille variable et à niveau variable pour éviter les redoublements, les différences entre les élèves entrant au collège seront moindres qu'aujourd'hui.

Mais, au collège plus encore qu'à l'école primaire, il faut que l'école soit plus vivante et plus ouverte sur l'extérieur, notamment sur le milieu social. Cela passe d'abord par une autre gestion du temps. Rompre le découpage en " heures" correspondant à des disciplines différentes, à des tranches de cinquante minutes de géographie, puis de cinquante minutes de langue vivante ou de mathématiques, pour avoir des séances de deux ou trois heures correspondant à des activités diverses. Introduire une alternance d'activités à l'intérieur et à l'extérieur du collège, même si les élèves passent la majeure partie de leur temps dans le collège.

Leur permettre de travailler beaucoup sur des choses qu'ils aiment, qu'ils ont envie de faire, donc, dans les dernières années du collège, consacrer une grande partie de l'horaire à des options.

- Peut-on proposer l'apprentissage d'un métier ou des formules d'alternance à ceux qui, aujourd'hui, sont dégoûtés de l'école, et qui ne peuvent retrouver le goût d'apprendre qu'à travers un travail réel ?

- Je crois que la véritable alternance entre l'école et l'entreprise n'est possible qu'après la scolarité obligatoire : à quinze ans, cela me semble trop tôt.

En fait, il y a plusieurs catégories d'élèves. La plupart pourront supporter l'école si celle-ci est améliorée, si elle est plus ouverte. Mais d'autres sont dans un tel état d'échec, sur le plan scolaire, sur le plan familial, sur le plan social, que l'école ne peut plus rien pour eux.

Mais ils ne peuvent pas travailler non plus - physiquement, mentalement, moralement ou socialement. Pour ces jeunes, il faut prévoir, à seize ans, une autre formation : des activités dans des lieux protégés, où ils viendront travailler un jour et pas le lendemain, des formules comme les actuels stages "éducation~santé travail"(2). Mais on ne peut les mettre dans la production...

- Il y a aussi ceux qui sont dans une situation intermédiaire : une partie de ceux qui, aujourd'hui, commencent la préparation d'un C.A.P. après la cinquième et de ceux qui entrent en classe pré-professionnelle.

- Pour ces adolescents, il faut peut-être envisager d'autres solutions : ni l'enseignement traditionnel ni les actuelles classes pré-professionnelles ou préparatoires à l'apprentissage ne conviennent. Il faudrait partir, là encore, des activités qu'ils ont envie de faire, plutôt que d'une alternance entre des semaines en entreprise et des semaines à l'école.

- Vous envisagez une sélection après la scolarité obligatoire. Est-ce différent de ce qui se passe aujourd'hui ?

- Première différence : tous les jeunes achèveraient le collège, et la sélection ne se ferait qu'à la fin. Aujourd'hui, elle a lieu avant, de façon insidieuse : elle est largement esquissée dès la fin de l'école primaire. Deuxième différence : je préconise une formation professionnelle pour tous les jeunes, notamment ceux qui ne poursuivent pas d'études longues. Troisième différence: il faut un système de " crédit-éducation" qui facilite le retour ultérieur aux études de ceux qui ne sont pas admis dans un second cycle long. À long terme, si l'on introduit un système de formation professionnelle en alternance pour tous, le problème perd de son importance : certains feraient un peu plus de production, d'autres un peu plus de formation.

- Donner une formation professionnelle à tous les élèves, y compris à ceux qui font des études longues, n'impose-t-il pas une planification des formations en fonction des besoins économiques, et peut-être une restriction des choix ?

- Mais l'absence de formation est plus grave encore. Il faut donner à tous une qualification professionnelle : c'est une arme. Sans doute doit-on accepter l'idée que l'on ne trouvera pas nécessairement un emploi dans le domaine où l'on a obtenu une qualification...

Mais les métiers vont changer, et, à l'avenir, on exercera moins un métier qu'un rôle. Il faudra donc modifier les diplômes pour que les jeunes acquièrent des aptitudes, apprennent des comportements communs à plusieurs métiers.

- Ne risque-t-on pas aussi de donner un avantage de plus à ceux qui déjà réussissent dans les études ?

- La formation professionnelle est, en fait, un élément de culture, une autre façon d'apprendre. Il s'agit d'un projet politique et social : modifier la relation de l'élève au savoir-faire et au savoir.

- Pensez-vous que certaines technologies - l'informatique, par exemple - doivent être prises en compte dans l'enseignement dès le collège ?

- Je crois que trois technologies vont toucher tout le monde : les automatismes, l'informatique et la télématique. On ne peut utiliser des automatismes sans les comprendre. Mais il est indispensable que les enfants apprennent à utiliser un ordinateur, et comment celui-ci fonctionne, dès le plus jeune âge : dès la troisième année d'école primaire, à mon avis. L'informatique - la pensée algorithmique - va modifier notre façon de penser. Si quelques-uns seulement la possèdent, elle deviendra un instrument de domination...


Notes

(1) Bertrand Schwartz : Actuellement chargé par le premier ministre d'une étude sur l'insertion professionnelle des jeunes, Bertrand Schwartz a été directeur de l'École des mines de Nancy, du Centre universitaire de coopération économique et sociale, qui, en 1966, a mis au point une formation pour la reconversion des mineurs de fer de Lorraine. Chargé de mission pour la formation permanente auprès du ministre de l'Éducation nationale de 1970 à 1974, il a publié, notamment en 1973, un livre sur L'éducation demain (Aubier-Montaigne). Dans Une autre école (Flammarion, coll. "La Rose au poing", 1974), il a lancé l'idée d'une "école inégalitaire", pour compenser les inégalités socio-culturelles et préconisé une école obligatoire fondée sur une pédagogie par objectifs.
(2) Stages d'insertion sociale organisés par les trois ministères pour des jeunes en difficulté et à faible niveau scolaire : à partir de leurs demandes et de leurs possibilités, on essaie de les faire travailler et de leur donner une formation.

 

©  Bertrand Schwartz & Le Monde de l'Éducation, septembre 1981

 

 


 

 

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 [Bertrand Schwartz, né le 26 février 1919 à Paris, vient de nous quitter, ce 30 juillet 2016. C'était un homme droit, et un très grand esprit]