Ce texte simple - d'aucuns le diront simpliste - et parfaitement clair a été rédigé peu avant l'invasion  et le triomphe des Sciences de l'Éducation et de leurs bondieuseries, et de leurs prophètes, et de leurs oukases pseudo-scientifiques dont aujourd'hui nous ne saurions nous passer, paraît-il. Ce texte n'est pas dû à la plume logorrhéique d'un Meirieu, si avide de reconnaissance en tous genres qu'il n'a pu se résoudre à se faire oublier, la retraite venue, mais a sauté de la pédagogie pompeuse, vers un autre créneau très porteur, l'écologie politique...
Ce texte, parfaitement clair, a été rédigé par un Inspecteur primaire - le reste, après tout, n'étant que secondaire. Ce texte décrit les maux entraînés par la gestion de l'école traditionnelle. Mais c'était il y a bien longtemps... Aujourd'hui, ce texte paraît bien suranné, les barbares de tous poils ayant ouvert les vannes...
De façon irréversible ?

 

À l'occasion des conférences pédagogiques, les maîtres de l'enseignement primaire ont étudié, en 1961, la pédagogie définie par la circulaire du 19 octobre 1960, en 1964, celle que préconisent les circulaires des 25 juillet et 19 septembre 1963. La comparaison entre ces directives pédagogiques me paraît soulever un problème important

 

 

La pédagogie de l'école primaire

 

Ce qui caractérise le plus la pédagogie de l'école primaire, c'est son souci d'efficacité, disons même son souci d'efficacité immédiate. Les maîtres, dans leur immense majorité, craignent toujours de ne pas assez instruire leurs élèves et cette crainte qui les honore conduit à consacrer le meilleur de leur temps et de leurs efforts à pourvoir les enfants des connaissances et des techniques qui leur paraissent essentielles, et qui le sont en effet.

Ainsi s'explique leur pédagogie dont les caractères dominants sont bien connus :

- préférence accordée à la méthode "d'autorité". Au cours de la leçon, la participation active des élèves est bien réclamée mais, en fait, c'est le plus souvent le maître qui expose, explique, démontre, manipule, observe et résume ;

- préférence accordée à la méthode verbale. En toute discipline, des sciences à la grammaire en passant par le calcul, l'exercice d'observation, la manipulation, bref la "redécouverte" jouent un rôle très limité par rapport à la leçon magistrale et au livre. D'où un enseignement plus abstrait et conceptuel qu'expérimental et concret ;

- place énorme accordée aux exercices scolaires traditionnels (récitation par cœur, devoirs écrits, compositions) ayant en vue le calcul et le français. Tout ce qui peut apparaître comme une perte de temps ou un luxe (éducation physique, dessin, chant…) est sacrifié. Tout ce qui peut apparaître comme secondaire l'est également : l'horaire de l'enseignement de l'histoire, de la géographie, des sciences… est réduit et ces disciplines donnent lieu tantôt à des exercices de lecture, tantôt à des "leçons" qu'il faut suivre, apprendre et réciter. D'où la monotonie de la vie scolaire : lecture à haute voix, récitation de tables et de leçons, opérations et problèmes, dictées et questions, exercices de grammaire, de conjugaison et d'analyse, compositions la résument presque entièrement.

Reconnaissons que cette pédagogie "traditionnelle" a de gros avantages. Elle permet d'aller vite : on a plus vite fait d'établir méthodiquement et clairement devant les élèves la formule de la surface du triangle, que de la faire découvrir aux enfants au moyen de pliages, découpages et tracés. Elle est d'une utilisation plus facile : il est toujours délicat de faire tirer des observations individuelles (chaque élève observant la bestiole qu'il a récoltée) les "caractères généraux des insectes", alors qu'on atteint aisément ce but en utilisant une gravure spécialement conçue à cet effet, que les enfants observent collectivement. Elle permet d'arriver à des notions qui peuvent paraître plus claires, plus nettes, d'où plus facilement mémorisables. Faire recenser et classer les pronoms personnels en partant de la langue parlée ou écrite pose bien des problèmes ; utiliser la liste fournie par le livre en l'éclairant par des exemples n'en pose guère. On a bien l'impression que l'on gagne en temps, en simplicité et en clarté. On peut, dès lors, asseoir fortement les connaissances élémentaires ainsi acquises en consacrant tout le temps désirable aux exercices systématiques d'application, de mémorisation et de révision.

Cette efficacité immédiate n'est guère contestable : un maître compétent et habile peut ainsi amener tout enfant même moyennement doué au niveau exigé pour l'entrée en 6', C'est pourquoi la circulaire de 1960 a voulu en quelque sorte réhabiliter cette pédagogie que bien des passages des instructions antérieures semblaient condamner. Les maîtres ne s'y sont pas trompés. "On a enfin compris que toutes ces techniques nouvelles si souvent recommandées ne conduise qu'à des échecs ; aussi nous conseille-t-on de faire ce que je fais depuis 30 ans" m'écrivait à l'époque une directrice d'école.

Évidemment on peut objecter que ces bons résultats ne sont, peut-être, que très superficiels et passablement illusoires. Mais l'école primaire ne devant plus être, pour tous les enfants, que le "cycle élémentaire" de la scolarité obligatoire, on peut prétendre que la modestie des ambitions de ce cycle est la condition du succès d'ensemble de celle scolarité. C`est en somme ainsi que la circulaire de 1960 justifie les directives qu'elle donne.

Au total, officiellement et pratiquement, la pédagogie de l'école primaire est d'inspiration "traditionnelle".

 

 

Pédagogie du cycle de transition

 

Cette pédagogie est pourtant loin d'atteindre le but qu'on lui a assigné : permettre à tous les enfants d'entrer à 11 ans dans le 1er cycle. Le nombre élevé des "retardés scolaires" tient ainsi en échec la nouvelle organisation souhaitée.

Faut-il en conduire que le niveau fixé pour l'entrée en 6e est trop élevé, si bien que seuls les enfants intelligents peuvent y accéder à 11 ans ? Il ne semble pas. Nombreux sont sans doute les enfants peu doués pour les études qui s'y haussent sans trop de difficultés : ce sont les "bons élèves" de l'école primaire qui perdent rapidement pied au collège ou au lycée. Inversement bien de "mauvais élèves" de l'école primaire ne manquent pas, semble-t-il, d'intelligence et certains se révèlent, par la suite, supérieurement doués. Il faut donc chercher l'explication ailleurs !

Pour la trouver, il suffit d'essayer de préciser ce qu'est un "bon élève" d'école primaire.

- C'est un enfant docile, patient, qui sait se taire et écouler ce qu'explique le maître. On donne des bons points à ceux qui croisent leurs bras !

- C'est un esprit précocement tourné vers les mots et les idées, donc capable de s'intéresser à un enseignement verbal et conceptuel et par là, capable de consentir l'effort que réclame cet enseignement (attention, persévérance, volonté de mémoriser).

- C'est un enfant qui accorde une grande importance aux succès scolaires, d`où plein de respect pour tout ce qui se fait à l`école et par là, porté à accepter Je bon cœur toutes les contraintes scolaires.

Tout enfant qui ne s'éloigne pas trop de ce type idéal du bon élève est assuré, même s'il n'est pas particulièrement intelligent, de réussir

à l'école primaire. Nombreux sont ceux qui sont dans ce cas. On cite le cas d'enfants réclamant des leçons, des devoirs, des problèmes ; aimant la copie et le par cœur ; capables d'efforts considérables en vue des compositions ; attendant avec impatience la rentrée scolaire...

Mais nombreux aussi sont ceux qui ne réussissent pas

à se modeler sur ce type. Donnons des exemples (la liste n'étant pas limitative).

- Turbulents et bavards qu'il faut sans cesse rappeler à l'ordre, qu'on punit et qui croient qu'on les brime.

_ Nonchalants et rêveurs, toujours en retard sur ce qui se dit et sur ce qui se fait et que l'on condamne "å rester à la récréation".

_ Esprits essentiellement tournés vers le concret qui baillent sur les livres et ne s'intéressent qu'au fonctionnement de leur crayon à bille et de leur bicyclette, qui ne comprennent rien aux problèmes mais font toutes les commissions de la maman.

- Esprits tournés vers la vie, vers la réalité bien vivante, qui ne peuvent concentrer leur attention sur le tableau mais ne perdent rien de ce qui se passe dans la tue, qui ne peuvent rien apprendre par cœur mais connaissent les performances des athlètes et la biographie compliquée des artistes de cinéma.

- Enfants ayant le goût de l'action, aimant assurer des responsabilités, derniers en classe, mais chefs respectés et compétents dans la cour et dans la rue.

- Timides et maladroits, vivant dans la hantise de mal faire, qui ajoutent des fautes lorsqu'ils "relisent" leur dictée, font des taches lorsqu'ils s'appliquent, dont on ne tire rien au tableau, rien en composition.

Tous ces enfants ne sont pas inintelligents – les exemples le prouvent - et pourtant ils piétinent ; leurs échecs les irritant, le retard qu'ils prennent les décourage ; ils finissent par prendre la classe en horreur et par accepter, avec résignation ou colère, de n'être que des "cancres". De toute évidence, la cause principale de leur échec est leur inadaptation aux techniques éducatives auxquelles on les soumet.

On comprend que la circulaire de 1963, qui définit la pédagogie à utiliser dans le cycle de transition appelé à recevoir précisément ces enfants, tourne résolument le dos à la pédagogie "traditionnelle" pour recommander les méthodes "actives". Redonner à l'enfant confiance en lui-même, réconcilier l'enfant avec l'école en ôtant à celle-ci tout ce qui peut trop rappeler l'atmosphère scolaire traditionnelle, s'efforcer de mieux connaître les enfants afin de leur "apprendra à apprendre", c'est-à-dire de les aider à découvrir comment ils pourront surmonter les difficultés qui les arrêtent, individualiser l'enseignement afin que chacun puisse travailler et progresser suivant le rythme qui lui convient, solliciter toutes les formes d'intelligence en exploitant non seulement le livre mais aussi les choses, la vie, l'actualité, le milieu local, l'esprit d'initiative la goût des responsabilités... telle est bien la pédagogie qui permettra d'éveiller ces esprits rebelles à la pédagogie traditionnelle.

La circulaire de l960 n'étant pas abrogée, l'école primaire doit s`en tenir aux méthodes traditionnelles.

Les méthodes "actives" paraissent ainsi réservées au cycle de transition. Elles sont donc, en quelque sorte, à ne mettre en œuvre qu'après échec des premières.

Cette interprétation des textes officiels est-elle la bonne ? Telle est la question que se posent les enseignants des écoles primaires.

 

 

Les écoles primaires et les méthodes actives

 

Réserver les méthodes "nouvelles" d'éducation au cycle de transition, c'est admettre que ces méthodes ne constituent qu`une pédagogie de repêchage. Il n'en est rien. Basées sur le respect de l'enfant, respect de sa psychologie et de sa personnalité, les méthodes actives conviennent à tous les enfants. Et c'est là leur avantage définitif ! Nous n'avons pas à craindre que les bons élèves d'aujourd'hui deviennent les mauvais de demain.

Peut-être craint-on seulement que l'introduction de ces méthodes à l'école primaire n'entraîne une baisse du niveau général. Ce danger est extrêmement limité.

Quelles que soient les instructions données aux maîtres, on peut être assuré que leur souci d'efficacité immédiate (donner aux enfants les connaissances et les techniques nécessaires à tout progrès ultérieur) demeure et demeurera puissant. Inutile de leur rappeler les vertus du par cœur, des exercices écrits, des exercices systématiques… ils leur feront toujours une très large place. Inutile d'insister sur le fait que lire, écrire et compter doivent avoir une priorité absolue, ils sacrifieront toujours les autres enseignements au profit de la lecture, du calcul, de l'orthographe et de la grammaire.

On ne court donc aucun danger à tenter de faire réellement pénétrer les méthodes actives, les techniques nouvelles, dans les écoles primaires.

Si on y parvenait, on peut espérer que le nombre et la gravité des cas d'inadaptation diminueraient et, par là-même, que le nombre des "retardés" s`amenuiserait. C'est bien là le but à poursuivre !

Repêcher les retardés est incontestablement mieux que de se désintéresser de leur sort : la création du cycle de transition est un indéniable progrès. Mais  cela ne doit pas nous faire oublier qu`un autre effort - plus important encore - est à entreprendre : supprimer les causes de retards scolaires. Tenter de sauver les enfants qui "au cours du cycle élémentaire ont été traumatisés" (circulaire du 25 juillet 64) est un impérieux devoir ; mais cela ne doit pas nous faim oublier un devoir encore plus impérieux : éviter désormais de traumatiser des enfants.

 

Si on réussissait ainsi å diminuer nettement le nombre des retards scolaires on ferait, du même coup, disparaître l'un des aspects - peut-être le plus grave - de l'inégalité des enfants devant l`instruction.

On a souvent souligné que, au niveau de l'école primaire tout au moins, la grande majorité des retardés scolaires appartiennent à un certain milieu socio-économique.

Je ne prétends pas expliquer totalement ce fait. De toute évidence, les causes sont multiples, en particulier les soins donnés aux enfants (hygiène, alimentation, travail...) jouent un rôle important. Mais est-il exagéré de prétendre que la pédagogie couramment utilisée à l'école primaire est en bonne partie responsable ?

Nous l'avons dit : le succès à l'école primaire dépend moins du niveau intellectuel des enfants que de leur degré d'adaptation à la vie scolaire. Qui a le plus de chances de se montrer docile, attentif à ce que dit le maître ? L'enfant élevé dans sa famille ou celui qui vit souvent en pleine liberté dans la rue ? Qui a le plus de chances  de s'intéresser précocement aux mots et aux idées ? L'enfant qui vit au milieu d'adultes instruits ou celui qui vit au milieu d'une bande d'enfants où l'important est de "se débrouiller" ? Qui a le plus de chances d'accorder une très grande importance à l'étude, au succès scolaire et par là d'accepter les contraintes de l'école ?

L'enfant dont les progrès sont attentivement suivis à la maison ou celui dont on signe avec indifférence le livret de notes, quand il n'est pas invité à le signer lui-même ? L'un attend avec impatience les résultats de la composition, l'autre attend seulement l'âge où il pourra quitter l'école pour le travail !

Notre pédagogie est faite pour les enfants "bien élevés". En ce sens, c'est une pédagogie "de riches".

Il est vrai qu`en un autre sens, étant donné la modestie de ses exigences (locaux, matériel d'enseignement, effectifs...), c'est une pédagogie "de pauvres". Il n'en demeure pas moins vrai qu'elle ne convient guère aux enfants des "pauvres" !

 

 

© Paul Fournier, Inspecteur de l'Enseignement primaire, in Éducation nationale, 1964

 

 


 

 

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