[Quel souffle et quelle hauteur de vue, dans ce texte ! Le "simplisme" des militants post-soixante-huitards prend ici la volée de bois vert qu'il mérite...]

Quand nous avons ouvert, il y a un an, cette tribune "pédagogie et politique", nous étions loin de nous douter que, quelques mois plus tard, le débat sur cette question serait aussi vif et les enjeux aussi aigus. Dans la presse nationale autant que dans les établissements scolaires, il n'est plus question que de "retour au savoir" et d'"École de la République". Quelques "idées simples", largement diffusées et qui font l'objet d'étranges consensus, prennent le pas sur la réflexion et camouflent les véritables enjeux. Les Cahiers ne peuvent accepter que l'on s'en tienne là. Nous avons déjà publié plusieurs textes sur la question et, aujourd'hui, nous vous proposons deux articles, longs et denses, qui tentent d'aller un peu plus loin. Ces deux textes sont fort différents dans la forme et assez divergents dans le fond... Aussi convient-il de les lire comme des moyens de faire avancer la réflexion, des pièces que l'on produit dans le souci de s'éloigner des simplifications hâtives. Peut-être les Cahiers seront-ils amenés à prendre une position plus «officielle» qu'ils ne l'ont fait jusqu'à présent sur ces thèmes ? En attendant, nous croyons utile de vous - nous - livrer ces documents... Et nous attendons vos éventuelles réactions.

 

Il est clair que chaque type de société a son type d'école et de modalités qui lui sont propres en matière d'enseignement (finalités, moyens, méthodes, contenus, rapports interpersonnels, formes d'évaluation et de certification, systèmes d'orientation et de sélection, etc.). Changer la société ne peut donc manquer de changer l'école, mais cela ne saurait entraîner l'adhésion au projet, tant que n'a pas été précisé ce qui doit être changé dans l'une et dans l'autre, pourquoi, et surtout pourquoi ce doit l'être.

 

Si changer la société signifie transformer ses structures essentielles et son mode de gouvernement, il faut le dire, et clairement expliciter ce que l'on mettra à la place. L'adhésion à un projet aussi radical n'est envisageable que si les changements sociaux et pédagogiques qu'il propose sont parfaitement définis. Le reste est affaire de choix référé aux valeurs auxquelles on tient. L'histoire de |'éducation, la pédagogie comparée, peuvent éclairer la démarche ; mais leurs enseignements n'autorisent ni déduction formelle, ni transposition pure et simple : il faut tenir compte des différences d'époque, de milieu, de passé et de culture. Comme je vois bien l'objectif (changer la société) mais pas le but (pour quelle société ?), je n'adhère pas au projet... même si le but est plus ou moins transparent. La transparence ne me suffit pas : je demande que le but soit parfaitement explicité, et purgé de toute ambiguïté.

Cependant, on peut envisager les choses dans l'ordre inverse, c'est-à-dire analyser les changements que l'école requiert et les référer aux déterminants sociaux dont ils dépendent et sur lesquels on agira. C'est passer d'un projet révolutionnaire à un projet réformiste, et celui-ci est moins exaltant que l'autre. À mes yeux, il a néanmoins le mérite de centrer les visées de changement sur l'école, au lieu de les disperser sur les objectifs multiples et parfois contradictoires qu'il faut atteindre, pour réaliser un changement de société.  

Il me paraît aussi plus mobilisateur : en son sens précédent, la formule "changer la société pour changer l'école", risque de suggérer implicitement qu'il n'y a pas de changement pédagogique possible sans changement politique préalable. C'est inexact, mais cela peut conduire à accepter les conditions éducatives actuelles tant que ne sont pas réunies les conditions politiques de leur transformation.

Mais il faut se demander si changer la société suffirait à changer l'école. Je ne le pense pas, car changer l'école suppose une transformation profonde des mentalités : représentations, attitudes, conduites, valeurs, etc., d'abord dans la population que l'école concerne directement (élèves, enseignants, parents, administrateurs, etc.), ensuite chez les partenaires sociaux (politiques, professionnels, économiques, etc.) de cette population. Cela ne se modifie pas par décret; il y faut du temps, il y a des résistances, voire des ripostes avec lesquelles il faut compter..., et dont l'école, ou plutôt les élèves, risqueraient de faire les frais, dans le cas où le changement socio-politique serait fortement contesté.

Je pense que pour changer l'école, il importe d'abord que nous autres, éducateurs, nous nous demandions ce qu'il faut changer en nous ; les sciences de l'éducation ont considérablement éclairé ce problème. Il est certes plus grisant et plus facile de dénoncer ce qu'il faut changer dans la société; mais changer en nous ce qui est inapproprié à notre fonction serait beaucoup plus efficace.

Toutes ces raisons font que je n'adhère pas à la formule «changer la société pour changer l'école››, bien que je sois persuadé de la nécessité de changer l'une et l'autre. L'examen de la seconde proposition va me permettre de préciser ce point de vue.

 

 

I. Changer l'école pour changer la société ?

 

Si changer l'école signifie la mettre au service d'une idéologie, et lui donner une fonction subversive, dans la société actuelle, je n'adhère pas davantage, et ce, pour de multiples raisons.

La première est qu'il y a, dans ce projet, une perversion du rôle et de la fonction de l'école. La subversion s'en tient, par définition, à « troubler, bouleverser l'ordre établi, les lois, les principes ›› (Larousse). Elle n'a aucune visée constructive, alors que, pour moi, l'école doit donner aux élèves les moyens de construire leur existence, et notamment la société et les institutions qu'ils choisiront de se donner.

En second lieu, l'école a pour fonction essentielle de développer le savoir des élèves. Elle intervient, certes, en d'autres secteurs (formation corporelle, sociale, morale, esthétique, pratique), mais elle le fait en co-action avec d'autres institutions ; à la limite, on pourrait se passer d'elle pour cela, alors qu'elle est (notamment pour les enfants issus de milieux défavorisés), irremplaçable pour l'acquisition des connaissances, même si aujourd'hui, les informations émanent de sources multiples : l'information n'est pas le savoir. L'école qui n'assume pas sa fonction en matière de développement cognitif tend vers sa perte, car elle devient inutile et suscite la création ou le développement d'écoles concurrentes. Il faut, certes, changer l'école, mais pour la rendre plus efficace ; la montée de l'échec scolaire, due, peut-être, à ce qu'on a détourné l'enseignement de ses objectifs essentiels, rend aujourd'hui la chose dramatiquement urgente, pour la plupart des individus et pour la société elle-même. Pour que l'enseignement soit plus efficace, il faut recentrer les activités et les temps scolaires sur ce qui est essentiel, c'est-à-dire la connaissance. Politiser l'école ne pourrait que les disperser, et comme c'est plus facile et plus stimulant que d'instruire les élèves ou de les aider efficacement à s'instruire, je crains que l'objectif politique finisse par phagocyter l'objectif cognitif.

Je refuse ce projet, aussi, parce que je le trouve irréaliste. Certes, l'école est un facteur de changement social, mais il ne faut pas se griser d'illusions : il est évident aujourd'hui que ce n'est ni le seul, ni le plus puissant. Les médias, les institutions politiques ou syndicales, les intérêts économiques ou professionnels, les activités de loisirs, en particulier le tourisme, sont des facteurs autrement plus puissants que l'école, et ils agissent, parfois.

En second lieu, l'école a pour fonction essentielle de développer le savoir des élèves.

J'y trouve une autre raison de m'opposer au projet : elle tient aux risques d'endoctrinement des jeunes, qu'il comporte. On ne saurait s'étonner que les écoles créées par les partis politiques soient au service de leur idéologie, sous réserve que nul ne soit obligé de les fréquenter ; c'est leur raison d'être. Il est normal aussi, c'est-à-dire dans l'ordre de choses, qu'en régime totalitaire, l'école soit au service de l'idéologie d'État, ce qui ne signifie pas que je l'approuve : je le comprends ; ce que je réprouve, c'est le régime dans son ensemble, et pas seulement son enseignement, qui n'en est qu'une conséquence obligée. Le propre d'un État totalitaire, c'est de tout diriger sans partage. Pour cela, il doit tout contrôler, notamment l'opinion, afin d'éviter des déviances qui briseraient l'unité du système et pourraient susciter des oppositions capables de mettre sa pérennité en péril. Il ne peut en être de même dans une société où sont garanties, d'une part, la liberté des choix qui engagent l'homme, et le sens même de son existence, et d'autre part les alternances politiques.

 

 

II. La pédagogie, outil de subversion ?

 

Mettre l'école au service de l'idéologie, c'est prédéterminer des choix qui demanderaient des informations et des capacités intellectuelles dont les élèves restent longtemps dépourvus. C'est un tel endoctrinement que je condamne. Certains m'opposeront peut-être les engagements religieux que les parents prennent pour leurs enfants, encore incapables de choisir, et l'empreinte qui en résulte. Je répondrai qu'il ne faut pas confondre les genres. L'organisation et les institutions sociales sont dans le temps : elles ont un début, une durée, une fin. Pour un croyant, l'engagement religieux se situe au plan de la vie éternelle ; par définition, celle-ci échappe à la temporalité : elle est sans fin. On comprendra par là que chez un croyant, l'enjeu est trop important pour qu'il renonce à tout ce qui, directement ou indirectement, pourrait compromettre le salut éternel de son enfant. Cela pose le problème de la liberté des familles en matière d'éducation.

Certains, qui jugent souhaitable d'émanciper l'enfant de la tutelle familiale, soutiennent qu'il n'appartient pas à ses parents. On peut, certes, admettre que sur le plan temporel, l'enfant n'appartient qu'à lui-même ; le reste est affaire de croyance. Cela, cependant, n'exclut pas qu'il ait besoin d'une tutelle pendant un temps qui varie selon les secteurs de son existence. Les parents sont libres de s'en remettre en totalité à un tiers (personne ou institution) qui l'exercera à leur place; mais, dans les conditions ordinaires, rien ne saurait autoriser la société, notamment l'école, à substituer ses choix aux leurs tant qu'ils sont disposés à assumer leur fonction éducative. Par principe, je suis contre tout ce qui tend à priver les familles de leur droit d'initiative en matière d'éducation des enfants, car, puisqu'ils ont besoin de tutelle, il faudra bien que quelqu'un l'exerce, et en priver les familles, c'est la confier à d'autres intervenants, mais lesquels ? Pourquoi ceux-ci de préférence à d'autres ? Quelles sont leurs intentions ? Quels sont les buts de cette substitution ?

Imposer une telle confiscation aux parents ne peut qu'engendrer des conflits entre certaines familles et l'école, car il est douteux que les choix politiques ou religieux qu'une école politisée tendrait à imposer, par son action persuasive, soient ceux de toutes les familles des élèves. Ces conflits seraient extrêmement pernicieux pour l'équilibre de l'enfant, comme ce fut le cas lors de l'éducation forcée des enfants de Huguenots après la révocation de l'Édit de Nantes. En outre, les familles qui refuseraient les choix politiques de l'École Publique en société libérale, n'auraient d'autre ressource que de placer leurs enfants dans une école qui ne soit pas politisée ou qui le soit conformément à leurs propres options. Dans une société pluraliste, la politisation de l'école publique est le meilleur argument pour légitimer la création d'une école privée, qui est, alors, parfaitement fondée à se dire libre, puisqu'elle choisit librement ses propres orientations et laisse à chacun la possibilité de ne pas la fréquenter.

Je refuse de politiser l'école pour changer la société, aussi, parce que rien ne garantit que le type de société (ou de gouvernement) que l'on inscrirait alors dans les fins pédagogiques, serait le plus approprié aux caractéristiques, aujourd'hui imprévisibles, du monde dans lequel les enfants vivront leur vie d'adulte. Il est probable que les hommes et les femmes du XXIe siècle auront besoin d'inventivité sociale et politique plus que de conformisme à des modèles établis en d'autres temps. Nous travaillons pour préparer les hommes et les femmes de demain, non pour réaliser nos rêves d'hier et d'aujourd'hui.

D'autres proposeront peut-être de se référer à l'avis de la majorité pour choisir le modèle à proposer. En cette matière, je récuse la loi de la majorité : c'est celle du plus fort, ce n'est pas toujours celle du plus sage. Nul, sans doute, n'oserait soutenir qu'une minorité est dans l'erreur parce qu'elle est minorité. Que les choix politiques des éducateurs soient ceux de la majorité politique au pouvoir dans le pays, ne changerait rien à la chose. D'abord, parce qu'une école publique est au service de la Nation et pas à celui de l'État. Ensuite. Parce qu'un tel alignement risquerait de déstabiliser l'école. On ne voit pas de quel droit, en effet, ceux qui - sous prétexte de majorité - se seraient arrogé le droit d'engager l'école dans un sens politique donné, pourraient empêcher leurs adversaires d'aujourd'hui de l'engager en sens contraire, s'ils devenaient majoritaires, à leur tour..., à moins d'être prêts à pérenniser le système par la dictature. Si tel était le cas, cela devrait figurer explicitement, dès aujourd'hui, dans leurs objectifs pédagogiques. Faut-il rappeler ici que le Second Empire largement plébiscité en mai 1870 fut renversé le 4 septembre suivant ou que, quatre ans après le succès du Front Populaire (378 députés sur 600), ce sera «l'unanimité nationale qui se réalise autour de Pétain ›› (Le xxe siècle raconté par Max Gallo, Perrin 1979, p.197), et il n'y aura que 80 parlementaires (députés et sénateurs) pour lui refuser les pleins pouvoirs accordés par les 569 autres. À ceux qui invoqueraient des circonstances exceptionnelles pour expliquer cela, je conseillerai de consulter les résultats d'élections législatives ou présidentielles au cours des cinquante dernières années. À tous, et surtout à ceux qui préconisent de faire de la pédagogie un moyen de subversion, je demande de répondre, en toute sincérité, à la question de savoir s'ils accepteraient de confier leurs propres enfants à une école qui aurait pour fin essentielle d'orienter leurs choix politiques, dans un sens contraire à ceux auxquels ils sont, eux-mêmes, profondément attachés.

 

 

III. Changer l'école pour préparer les élèves au changement social

 

Au total, dans ce projet, la société en puissance détermine les actes d'enseignement à partir de l'idéologie qui l'évoque. Elle agit ainsi à la façon d'une autorité transcendante, formant les élèves « à son image ››, c'est-à-dire selon le modèle d'hommes qui lui convient. Elle les utilise comme instruments d'un changement social choisi en dehors d'eux et sans eux, ce qui confirme la primauté accordée au système social par rapport aux individus. Mais surtout, elle ignore ou feint d'ignorer que ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Dans une société non asservie à un système négateur des libertés individuelles, il n'y a pas action à sens unique de la société sur l'homme, mais action réciproque, chacun structurant plus ou moins l'autre. La politisation de l'école en vue du changement de société risque d'étouffer les capacités d'initiative et de réaction des individus aux pressions que les institutions exercent sur eux. Je n'ose croire que ce soit intentionnel, mais à cela, j'entends opposer une éducation axée sur l'équipement nécessaire aux individus pour exercer librement leur fonction dans l'inter-structuration du sujet et des institutions. Ma formule sera «changer l'école pour préparer les élèves au changement social ››. Par rapport aux précédentes, elle perd en concision, mais je pense que l'élève y gagnera en liberté, et la vie politique en dynamisme.

Préparer les élèves au changement social suppose une mutation totale de notre enseignement. Je m'en tiendrai ici à l'essentiel dont on verra, je l'espère, que les préoccupations politiques ne sont pas absentes.

Il faut d'abord changer l'objet même de l'enseignement. Il faut substituer à la communication de l'information par le maître, son traitement par l'élève. L'école de jadis était la seule source d'informations relatives à ce qui n'était pas le milieu immédiat, et les jeunes étaient avides de les acquérir. L'enseignement magistral les présentait aux élèves, les traitait devant eux et en faisait reproduire le contenu ou le traitement. Aujourd'hui, les informations jaillissent de toutes parts, portées par les médias, orientées par la publicité, la propagande ou bien la mode. Les élèves en sont saturés, et ils ne réagissent que si elles répondent à leurs engouements du moment ; sinon, ils restent passifs ou indifférents. Dans ces conditions, il est inutile de développer des informations par cours magistraux, devant eux ; il faut leur présenter les mêmes contenus sur des documents qu'ils traiteront eux-mêmes sous forme de travaux, non plus dirigés, mais éventuellement assistés par l'enseignant. C'est le seul moyen pour leur apprendre à traiter les informations qui, de toutes parts, les assaillent. L'objectif de l'enseignement sera de développer leurs fonctions d'information, d'analyse, de jugement et de raisonnement, d'expression, de communication, de critique et d'autocritique. Tout cela ne peut s'éduquer qu'au travers d'une application des conduites correspondantes, par les élèves eux-mêmes, à des informations qui leur sont proposées. Ainsi entraînés, ils apprendront à s'informer, à analyser, à comprendre, à démêler le vrai du faux, le pas-toujours-vrai du pas-tout-à-fait-vrai, le vérifié du seulement conjecturé, à choisir et à juger librement..., ce qui ne peut manquer d'avoir une portée politique considérable.

En liaison avec ce qui précède, je proposerais un recentrage des temps de travail sur des activités fondamentales pour la connaissance. Il faudrait que l'on distingue nettement, non seulement entre la classe et le jeu, mais aussi entre le scolaire et le péri-scolaire, qu'on appelle aujourd'hui activités socio-éducatives. Les dessins et dissertations sur les grandes causes ou sur les commémorations solennelles, les classes-promenades, les activités culturelles à vocation pluridisciplinaire, les classes bleues, blanches, rousses ou autres ne relèvent pas du scolaire. Si on les y introduit, elles interrompent les progressions, cassent les rythmes et dispersent l'effort. Mon souhait est tout à fait politique, car élever le savoir d'un peuple ou l'abaisser même en le laissant s'abaisser, c'est favoriser l'émancipation ou l'aliénation de ce peuple.

En ce qui touche les motivations, il faudra recourir moins aux honneurs et plus à la satisfaction des besoins. Les motivations devraient être une préoccupation constante pour tout enseignant, étant entendu que l'école n'est pas seulement celle des meilleurs dans laquelle les autres sont tolérés, mais celle de tous, où les plus défavorisés ont besoin de plus de motivations que les autres. La carotte et le bâton sont excellents pour le dressage, mais ne valent rien pour l'éducation ; ils aliènent au lieu de libérer. Que les élèves constatent que leurs besoins sont pris en considération, et on verra, n'en doutons pas, leur travail s'intensifier et produire de meilleurs résultats. Mais les besoins dont il s'agit ne sont pas, comme le croyaient les fondateurs de l'École Nouvelle, ceux qui sont liés aux exigences de l'adaptation aux situations de la vie courante. Qu'il s'agisse d'un jeune en croissance ou d'un adulte en formation, ce sont ceux d'un être qui se transforme. Si on veut que le projet pédagogique soit motivant pour eux, il faut qu'ils puissent apercevoir, dans les activités que ce projet leur propose, la signification qu'elles ont pour leur épanouissement personnel. Pour cela, il faut que ces activités leur permettent de maîtriser instruments intellectuels et informations nécessaires à la réalisation de leur projet personnel, tout en leur ouvrant de nouvelles perspectives susceptibles de le transformer, sans mettre en cause une liberté de choix qui lui donne son authenticité.

Un autre changement qu'il importe de provoquer, c'est la mise en conformité des activités proposées à l'élève, non seulement avec les contenus à apprendre, mais aussi avec les structures mentales de l'apprenant. Un apprentissage efficace et progressif requiert, en effet, deux conditions : il faut que l'apprenant puisse aborder les contenus étudiés avec les processus intellectuels dont il dispose, et il faut que ces contenus soient tels qu'ils provoquent une accommodation desdits processus qui aille dans le sens de leur généralisation et de leur diversification (on aura reconnu la théorie piagétienne du développement cognitif). Dans la problématique correspondante, la psychologie a un éclairage à apporter en matière de psychogenèse des notions, de conditions et de processus d'apprentissage, de motivations et d'interactions sociales. L'épistémologie, pour sa part, notamment si elle est génétique, éclaire l'architecture des notions et la hiérarchie de leurs niveaux d'organisation. Changer l'école, ce sera, ici, changer la formation des maîtres en introduisant ces deux disciplines, à titre essentiel, dans ses programmes, actuellement trop exclusivement centrés sur l'approfondissement académique des connaissances qu'ils ont ou auront à enseigner. C'est une condition essentielle pour que notre enseignement devienne plus efficace, et par conséquent, forme des citoyens plus critiques dans leurs choix, et plus organisés dans la gestion de leurs activités politiques.

Il est urgent, enfin, de modifier les rôles de l'enseignant et de l'élève dans les situations pédagogiques. On sait que l'éducation traditionnelle considère l'élève comme un objet à façonner de l'extérieur. C'est une formation en troisième personne qu'elle choisit. l.'élève est un LUI sur lequel agit l'éducateur, centre exclusif d'initiatives et d'organisation des activités. Du point de vue politique, c'est une éducation qui prépare à l'obéissance, à la soumission, au conformisme, à la non-intervention..., à moins qu'elle ne suscite la révolte. Du point de vue psychologique, c'est une erreur, car il ne saurait y avoir d'apprentissage par le seul effet d'une action extérieure exercée sur l'apprenant : apprendre exige l'action de celui-ci. Conscients de cela et soucieux de ne pas aliéner les jeunes, les partisans de l'École Nouvelle ont préconisé une éducation dans laquelle l'élève est un JE qui se forme et se transforme, à travers les expériences réalisées à l'occasion d'actions dont il prend l'initiative, pour résoudre les problèmes que lui pose sa propre existence. C'est une éducation en première personne dans laquelle le rôle de |'éducateur se limite à celui d'un témoin qui vient éventuellement en aide à l'élève. C'est une éducation qui se veut désaliénante. Sur le plan politique, elle peut préparer des individus épris d'autonomie, hostiles à toute contrainte, et capables d'initiatives originales. Mais les insuffisances ou faiblesses de l'élève le rendent incapable de trouver, seul, les orientations, et de construire lui-même les démarches nécessaires à une éducation suffisamment efficace pour lui. De ce fait, les méthodes ainsi caractérisées restent plus ou moins inopérantes, sauf à renier leur principe fondamental et à réintroduire le didactisme en des situations d'où on prétendait le chasser. La solution me paraît se situer dans une formation en seconde personne. Dans cette formule, chaque élève n'est, pour l'éducateur, ni un JE souverain, ni un LUI appartenant au monde des objets à façonner. C'est un TU, c'est-à-dire un JE-autre. Dans la relation pédagogique, chacun peut dire JE car aucun n'est l'objet de l'autre. Chacun est un sujet libre de prendre des initiatives et d'accomplir des actes différents et éventuellement divergents par rapport à ceux de l'autre ou à ses attentes. Les limites aux libertés ainsi définies sont dans la responsabilité de chacun vis-à-vis de l'autre, en ce qui concerne la réalisation d'un projet arrêté en commun et produit par l'interpénétration du projet social d'éducation et du projet personnel de l'élève. Une telle formation aurait l'avantage de bien mettre en évidence les besoins des élèves en informations, motivations, organisation des démarches, les difficultés qu'ils éprouvent, les modalités de travail qui réussissent à les leur faire surmonter et celles qui échouent. Du point de vue politique, les initiatives qu'ils prendraient leur feraient éprouver les limites que la socialisation impose à l'individuation et les exigences de celle-ci devant les pressions de celle-là, l'indispensable rupture avec le passé et la nécessaire intégration de ses productions dans la construction du projet, les limites que l'inéluctable solidarité des hommes impose à leurs libertés, et les responsabilités qui en découlent.

 

 

C'est ainsi, et ainsi seulement, que je souhaite changer l'école pour changer la société. En proposant ce projet, je n'ai nullement l'impression de me laisser aller à un quelconque fatalisme sociologique, car il vise à accroître l'efficacité de l'enseignement que donne l'école, et par le fait même, à lutter contre les inégalités sociales. Si c'est revenir modestement aux bienfaits de la didactique, ce n'est pas que ces bienfaits soient eux-mêmes modestes (ils sont considérables s'ils apprennent à juger, raisonner, choisir, et réaliser ses choix), c'est que ma contribution est modeste en égard à ce qu'il y a à faire. Quant à l'essentiel qui est pour moi le changement social dans la liberté, - la mienne et celle des autres -, je ne me borne pas à le renvoyer à l'inconscient et au désir, seulement je le renvoie à un secteur de mon activité qui n'est pas l'éducation, mais la militance. Ce fut la formule de toute ma carrière, et je n'en changerais pas si j'avais à la recommencer.

 

Louis Not, Professeur Émérite Université de Toulouse-le-Mirail, in Cahiers pédagogiques n° 230-231, janvier-février 1985

 

 


 

 

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