Claude Allègre, c'est presque de la préhistoire, et pourtant, si l'on tient à achever un pauvre plaidoyer - dont tout le monde se fiche - c'est que cette mésaventure illustre à merveille le blocage de tous les rouages de notre société, dont le système éducatif n'est qu'un des éléments (à tous égards, essentiel). Tout le monde s'en fout ? Pas si sûr. Voici qu'un extrait de "Carnet de campagne" (propos tenus en marge de la récente campagne présidentielle), semble nous apporter le témoignage du contraire : "[...] Frantz [ancien professeur d'éducation physique ndr] ne met pas tous les politiciens dans le même sac. Il a un héros, pour qui il aurait peut-être voté, s'il s'était présenté : Claude Allègre. Lui, je l'admirais, c'était un mec droit, un réformateur sincère, à la fois ambitieux et proche du terrain. Mais, bien sûr, tous les petits bureaucrates minables ont réussi à le mettre sur la touche, et ses potes l'ont lâché" (d'après le Monde du 12 avril 2002, page 38).
Un mec droit : cette seule expression (face au misérable tas de sucrés composant la classe politique - sans oublier nombre de membres de la société dite civile...) mérite qu'on poursuive le plaidoyer sans doute impossible tant la cause semble entendue...

 

 

"Certes, le «mammouth» s'est fiché sur ses propres défenses. Mais ne faut-il pas aussi, dans cette paralysie, incriminer la véhémence parfois terroriste d'une frange de l'opinion, médiatiquement active, qui n'a cessé de caricaturer, de dévaluer, et finalement de contrecarrer l'innovation ? " (S. Citron in Le Monde, septembre 1997).
"Le drame de l'Éducation nationale, c'est le décalage psychologique des profs avec la réalité... Les profs refusent de voir le monde comme il est" (Cl. Allègre, in Paris-Match, 13 avril 2000).

"Dans la vie de tous les jours, elle [Ségolène Royal] m’a créé des difficultés par les différends qu’elle avait avec des recteurs, des inspecteurs généraux ou tout simplement ceux qui participaient à son cabinet.
Je constatais qu’elle était hautaine et distante avec ses collaborateurs et le personnel, surtout celui du bas. Son sourire n’apparaissait que par utilité. Son humour était nul" (Claude Allègre, in "10+1 questions à Claude Allègre", Essais, documents, Michalon, éditeur, mars 2007).

 

Fin mars 2000, des enseignants brûlent en direct, devant les caméras, leur carte d'électeur, en signe d'opposition totale au ministre, et comme pour menacer la future majorité socialiste (la menace semble d'avoir avoir été mise à exécution). Quel geste "citoyen" ! Qu'ont dû ou pu penser les élèves de cet incroyable exemple, et leurs parents ? Le mécontentement larvé aura donc eu progressivement raison du ministre, renié à tous les étages du monde éducatif, depuis l'enseignement primaire (sous le prétexte de la carte scolaire, en particulier s'agissant des manifestations-fleuves dans l'Académie de Montpellier) jusqu'à l'enseignement professionnel, et le malaise connaîtra son point d'orgue lors de la grève du 16 mars 2000 : cédant à la rue, Jospin débarque son ami de quarante ans qui, aussitôt après cette éviction, avouait (Le Journal du Dimanche du 2 avril 2000) avoir "des marques de coups partout".

Allègre brocardé par la profession ? Vous voulez rire ! Mais cela a été le sort de tous les Ministres de l'Éducation nationale, à quelque bord qu'ils appartinssent ! Un comportement sensiblement identique a pu être observé (en mai 89, si j'ai bonne mémoire), lorsque Rocard et son ministre Jospin furent sauvagement chahutés par des bandes d'énergumènes-enseignants - en principe du même bord politique qu'eux - scandant la revalo, la revalo. Qu'on songe également à cette appréciation (en mai 81) de l'École libératrice sur le Ministre sortant : "Beullac aux sommets de l'abjection, [dont] l'activité scandaleuse et la malveillance permanente [...] auraient été dignes du gouvernement de Vichy". Les mêmes, d'ailleurs, devaient plus tard pourchasser Monory jusqu'en sa bonne ville de Loudun. Comme le litron de rouge dans les manifs, stigmatisé par Claude Allègre (remarque certes peu amène, mais était-il vraiment digne de parler du Ministre en affirmant qu'il convenait de "virer le bouffon" ?), cette conduite n'est pas digne d'un enseignant : il est clair qu'un sérieux toilettage des effectifs s'impose, mais qui aura le courage d'en supporter l'impopularité ?

Cela ne veut-il pas dire, in fine, que toute réforme sérieuse de l'école est impossible ? Rappelons ce qu'écrit si justement T. Todorov (in Le Monde du 31 mars 2000, p. 18) : "L'école n'a pas pour but de s'auto-reproduire, de satisfaire à ses propres exigences, encore moins à l'une de ses castes : elle doit servir la société dont elle fait partie". Mais il faut bien dire que "la société" est singulièrement divisée, au-delà de quelques vagues idées générales et généreuses (comme la nécessité partout affirmée de combattre l'échec scolaire). Par exemple, selon les parents d'élèves fédération Cornec, "l'accent doit être mis dès sa naissance [de l'enfant] sur ses potentialités, sur ses capacités propres, sur son initiative... Centrée sur l'enfant et non sur les disciplines enseignées, c'est à l'école de s'adapter à l'élève, et non l'inverse". Plus facile à énoncer qu'à mettre réellement en œuvre. Le débat entre le savoir et l'élève, il est vrai, n'est pas aisé à trancher : et il est difficile de décider d'emblée quel système conduit le plus sûrement le plus grand nombre d'enfants vers le statut d'adultes libres, responsables, citoyens (pour utiliser un mot trop galvaudé). Comment faire passer la fraternité, le respect des autres, la tolérance, et par dessus tout, comment parvenir à construire la loi et à la respecter ? Par exemple, nombreux sont ceux qui n'ont à la bouche que les mots de spontanéité et de liberté. Malheureusement, pour être "libre", pour pouvoir faire preuve d'initiative, de sens critique, d'aptitude à écrire, il faut avoir au préalable passé de multiples heures à faire des gammes à côté des grands noms du passé. L'aptitude à communiquer se construit lentement, après que la transmission a déposé en nous ses leçons et ses exemples : le cours magistral et la liberté d'expression ne sont pas antinomiques. Qu'on songe aux leçons qu'a prises un Van Gogh, par exemple, auprès de grands anciens ! Se borner à vanter la spontanéité, c'est s'exposer aux virulentes critiques d'A. Finkielkraut : "La révolution cuculturelle... puise sa raison d'être dans le désastre qu'elle engendre. Son égalitarisme se nourrit des inégalités dont il est la cause" (in le Monde du vendredi 19 mai 2000). Plus généralement, comment ne pas partager le scepticisme d'un enseignant lecteur de Télérama qui, après avoir vu un numéro du magazine Capital (sur M6), parlait d'une "société contradictoire et hypocrite qui veut offrir du travail aux jeunes, mais nous fait bien comprendre que ceux qui bossent sont des imbéciles" (n° du 19 avril 2000).

C'est assez dire que pour un responsable de l'Éducation nationale, la voie de l'action est singulièrement étroite. Claude Allègre avait cru bon de tenter d'avancer à coups de "chartes". Ainsi voulait-il profondément modifier la réalité de l'école primaire, avec la présentation (à la rentrée 1998) de sa Charte du XXIe siècle, dont l'une des mesures était l'introduction massive de personnes extérieures à l'école (et payées par les Municipalités) : après rodage dans deux milliers d'écoles expérimentales, elle devait être généralisée à la rentrée 2000. Projet ambitieux dans lequel l'instituteur était appelé à devenir le "chef d'orchestre" d'une multitude d'aides-éducateurs et d'intervenants extérieurs, mais dont le financement était resté dans l'ombre. Quoi qu'il en soit, entre temps le ministre est tombé, et son successeur a pieusement enterré la Charte, qui était pourtant largement engagée : cette affaire est assez exemplaire, car comment faire croire à des enseignants de base qu'existe une quelconque cohérence dans le pilotage de l'administration ?

Accusera-t-on le comportement personnel de Claude Allègre, dans cette déconfiture, en mettant aussi l'accent sur le "Duo d'Ego" (selon l'expression du Monde du jeudi 16 mars 2000) dans la conduite des affaires du Ministère ? On peut alors voir, dans un "match aussi épuisant qu'inefficace", Allègre, Ministre des Recteurs, contre Ségolène Royal Ministre des Inspecteurs d'Académie. Ou encore la Charte pour l'école du XXIe siècle contre les Contrats éducatifs locaux. Mais aussi, ne l'oublions pas, la jeune quadra aux dents longues, constamment "à l'affût de ce qui peut faire parler d'elle", contre celui qui a décidé, bannissant toute prudence, de bousculer le désordre établi. La politique éducative était certes devenue "peu lisible" (selon les termes d'un rapport de l'Inspection générale), résultante d'une "accumulation de mesures et d'objectifs divers, parfois contradictoires, toujours déconnectés des moyens octroyés". Certes.

Mais Mme Royal avait, elle, excellente presse. Or la réforme des collèges (les "quarante mesures" suggérées par le sociologue François Dubet, qui n'avait pas hésité à déclarer que "les mécanismes de fabrication des inégalités [étaient] renforcés par les pratiques scolaires") à laquelle Ségolène s'était attachée avait - toujours selon un rapport de l'Inspection générale - "suscité le scepticisme, parfois le doute" de la part des enseignants. Et là encore, l'hostilité du Snes a montré le bout de son nez, et on en est resté à peu près là. Mais ceux qui ont de la mémoire se souviennent que le Snes avait déjà fait capoter la réforme des collèges, voulue par Alain Savary aussitôt après l'arrivée de la Gauche au pouvoir, se déclarant "en état de légitime défense". Comment donc ne pas suivre Cl. Allègre lorsque, dans Toute vérité est bonne à dire (R. Laffont/Fayard, 310 pages, 2000), il rappelle que le Snes s'est opposé à toutes les réformes entreprises (Berthoin, Billières, Fouchet, Haby, tant d'autres encore). Comment ne pas lui prêter une oreille forcément attentive et bienveillante lorsqu'il accuse "un complot, une cabale préparée patiemment, souterrainement, par les forces conservatrices du monde enseignant contre la personne du ministre", et qu'il montre aussi du doigt, au-delà des syndicats, les mauvais profs (selon lui, 15 à 20 %) qui ne devraient pas faire partie de l'Éducation nationale, "ces enseignants qui ne connaissent rien de la vie, du chômage, des réalités des autres professions", ou encore "ces responsables des absences, qui affaiblissent le système". Comment ne pas l'approuver lorsqu'il abandonne l'image du mammouth, et utilise le terme de dinosaure, correspondant selon lui "au gigantisme et à l'inertie du système", et qu'il avertit : "les dinosaures ont disparu parce qu'ils n'ont pas su évoluer". S'il convient d'être plus circonspect sur la véritable diabolisation du Snes, qu'il entreprend (toute entière inscrite d'ailleurs dans les mauvaises relations qu'il a entretenues avec Monique Vuaillat), comment ne pas être frappé lorsqu'il affirme que le Snes a dépensé 30 millions (d'argent public) dans sa campagne contre lui : "est-ce que c'est normal que l'argent des subventions publiques soit utilisé à insulter le ministre et à le faire tomber ?" [Notons que le Snes a démenti - naturellement - et a ramené à un million le montant de sa campagne].

Dira-t-on dès lors qu'Allègre méprisait les enseignants en constatant (dans Paris-Match, 13 avril 2000 - reportage où il ne cache pas une certaine auto-satisfaction, photographié qu'il est devant le fameux portrait d'Einstein, ainsi légendé (en anglais) : "les grands esprits ont toujours rencontré l'opposition violente des esprits médiocres", et faisant allusion à la chanson de Guy Béart : "le premier qui dit la vérité") qu'"Ils [les profs du secondaire] vivent entre eux, se marient entre eux, ne parlent que d'eux dans leurs bulletins. Ils ressassent et veulent ressasser, alors que rien n'est plus intéressant que de ne jamais refaire deux fois le même cours. J'avais tout un projet pour les rendre mobiles, inventifs. Mais ils refusent la mobilité intellectuelle, le changement. Voilà pourquoi les meilleurs d'entre eux quittent ce milieu" ? Méprisait-il les enseignantes lorsqu'il déclarait qu'il y a trop de femmes dans l'éducation nationale, voyant dans ce fait une des causes de la perte de l'autorité ? Ou se contentait-il de formuler des remarques de bon sens ?

Ou encore l'accusera-t-on d'avoir voulu soumettre le système éducatif à la loi du marché et aux besoins des entreprises ? Mais cela est-il moins légitime, plus méprisable, que de le laisser entièrement soumis aux foucades de ses maîtres, comme c'est actuellement le cas ? D'autant que l'alpha et l'oméga du credo des dits maîtres se résume à une question de moyens ("plus de moyens pour l'école !"), ce qui relève au vrai d'une pure logique marchande. C'est ce qu'a voulu dire Cl. Allègre en indiquant (in Paris-Match) que le "service public est d'abord organisé pour les enseignants, à commencer par les emplois du temps et les vacances" (mais on ne peut qu'être sceptique lorsqu'il annonce que, s'il a été vaincu par les réticences des enseignants, "l'Internet va tout balayer"). À peine débarqué du gouvernement, Allègre y est allé de plus belle contre son "tombeur" (selon lui), le Snes, "syndicat stalinien, dont le mensonge est chose habituelle : je savais que je vivrais dans ce monde-là, je trouve ça lamentable et maintenant je suis content de ne plus y être" (9 avril 2000, dans le vrai Journal de Canal+), traitant ses adhérents, dont il dénonce "l'action paralysante des révolutionnaires du statu quo, toujours experts dans l'agitation de blocage par la rue", tout en rendant hommage aux enseignants de base. Persuadons-nous que la crise de l'école est évidemment, au premier chef, une crise de la démocratie : comme les hommes politiques, les syndicalistes, qui vivent en cultivant les ressentiments de leurs mandants, se préoccupent davantage de leur durée au pouvoir que des problèmes de l'école et du savoir.

Un exemple patent de "stalinisme" peut être trouvé dans l'incroyable philippique de feu Bourdieu (et consorts) contre Allègre, dans Le Monde du 8 avril 2000 : "on ne boudera pas totalement le plaisir de voir partir celui qui n'a pas ménagé ses efforts pour se rendre odieux à toute une profession... dans l'ordre du mépris, ce fut un festival, que feignent d'oublier ceux qui s'étonnent aujourd'hui de la mise en cause ad hominem d'Allègre dans toutes les manifestations". Placer l'élève au centre du système éducatif est selon Bourdieu un propos "typiquement populiste", et toute l'action de Cl. Allègre ou plutôt son "agitation absurde", effectuée dans le seul but d'attirer l'attention sur lui, a été conduite "avec la rouerie du camelot". Comment, à la lecture de ces inepties nauséabondes, ne pas en appeler à Molière ?

À cette audace étrange
J'ai peine à me tenir, et la main me démange
.
Tartuffe, V,4, vv. 1801-1802)

Car Allègre dénonçait la lourdeur des programmes, voulait donner davantage la parole aux parents, travaillait à une plus grande coopération entre l'entreprise et l'Université. Or, il se trouve qu'un rapport ("Propositions pour l'enseignement de l'avenir") remis en 1985 par Pierre Bourdieu (au nom du Collège de France) au Président de la République (F. Mitterrand) qui en avait fait, dit-on, la demande, dénonçait (quinze ans auparavant !) "l'accroissement continu des savoirs, le corporatisme de discipline, qui porte à perpétuer des savoirs périmés ou dépassés", encourageait "tous les efforts propres à favoriser la constitution d'une véritable communauté éducative unissant, dans un échange d'informations ou de services, les parents et les éducateurs, devraient être favorisés" et appelait de ses vœux "une véritable université dotée de ressources diversifiées correspondant à des fonctions diverses : subventions de l'État, des régions, des municipalités, de fondations privées, contrats avec les entreprises publiques ou privées".

 

Le délire anti-Allègre avait atteint un tel point qu'un Antoine Prost avait pu se demander, dans Libé (27-28 mai 2000), "si la légitime et saine contestation démocratique [avait] sa place dans cette histoire". C'est pourquoi, en définitive, on ne peut que rapporter avec sympathie un certain nombre d'éléments trouvés dans l'ouvrage que le décidément bouillant Allègre a commis avec sa propre fille.
Dans Vive l'école libre ! (Fayard, 2000, 283 p.), en effet, il est d'abord fait allusion à des journalistes ayant traité "d'irrationnelles" les attaques d'Allègre par une (forte) partie du corps enseignant (p. 10). Sa fille déclare qu'elle a vu, de ses propres yeux, accrochée sur les grilles du lycée où elle exerce, une banderole portant la mention "Allègre enculé" (autre bel exemple en direction des jeunes), et il est fait allusion à un jeu de fléchettes dans la salle des profs d'un collège de province, avec la tête d'Allègre en guise de cible. Selon l'ancien Ministre, "chaque catégorie a les yeux fixés sur son pré-carré, et se soucie fort peu de l'intérêt général" (p. 22. Et son allusion à la manipulation des lycéens par les syndicats - p. 164 - fait mouche). Et Allègre de rappeler qu'au cours des dix ans qui ont précédé son arrivée, le système éducatif a perdu 400 000 élèves, et a reçu cent milliards (de francs) supplémentaires, sans que ces faits aient entraîné la moindre amélioration du système (p. 23).
Par ailleurs, il est intéressant de constater que Cl Al. situe la coupure à propos de l'autorité en Mai 68 : "ça a donné les profs baba-cool" (p. 60). "Lors de visites d'écoles ou à l'occasion de certaines audiences syndicales, j'ai été choqué par la tenue vestimentaire des enseignants, tant elle était négligée". Et il ajoute : "pour être respecté, il faut être respectable" (p. 61). Enfin, il ne trouve pas normal que les enseignants soient avertis de la date de leur future inspection et ajoute : "s'inquiéter du système de l'inspection est d'autant plus nécessaire que certains profs (il situe à 15 % du corps, ce qui paraîtra modeste à plus d'un observateur averti du système, la partie qui serait à mettre à la porte. Car on retiendra que dans un ouvrage très récent, Jean-Pierre Colin, professeur à l'Université de Droit de Reims estime qu'une moitié seulement des enseignants effectue son travail correctement - mais on peut respirer : il parle des profs de Fac - in Rituel pour un massacre, le système universitaire en accusation -  !) ne sont vraiment pas au niveau" (pp. 63-64. Dans la fameuse interview donnée à Paris-Match, il était allé jusqu'à affirmer qu'il "vaut mieux pas de prof qu'un mauvais prof"). Il rappelle que si enseigner est un métier difficile, ce n'est pas le seul métier difficile (d'ailleurs, tous les métiers s'exerçant face à un public ne sont-ils pas également difficiles ?), et qu'on est passé, en trente-cinq ans, de 220 jours de classe à 170 jours. Et qu'il serait donc de bon sens que la formation continue des enseignants s'effectue sur les quatre mois et demi du temps des vacances (p. 36. On rappellera que ces quatre mois et demi sont en droit les vacances scolaires, c'est-à-dire des élèves, mais en aucun cas celles des enseignants, qui devraient suivre le régime général des travailleurs).

Quoi qu'il en soit de ses justifications a posteriori, le délira l'emporta. De longue date les jeux étaient faits, et le boulevard ouvert pour l'anti-Allègre : le dénommé Jack Lang, ce flamboyant représentant de la tyrannie de l'impudeur (pour reprendre le titre d'un ouvrage injustement passé inaperçu d'Ivan Rioufol), pouvait alors arriver tout droit de sa Mairie de Paris, et commencer par rendre hommage aux enseignants "injustement attaqués". Mais revenons un peu en arrière : lundi 27 mars 2000, le même Jack Lang annonce sur France-Inter que sa seule ambition est de remporter les élections municipales à Paris ; or il sait déjà qu'il a obtenu le poste de Ministre de l'Éducation nationale (il y était candidat) : belle leçon de civisme, en vérité, ainsi donnée aux enseignants et aux élèves ! Il aurait voulu discréditer l'Éducation nationale, et plus généralement la politique au sens large, qu'il ne s'y serait pas pris autrement. Le journaliste qui avait recueilli l'énoncé de sa "seule ambition" s'exprima peu après et parla en termes très durs de "l'irresponsabilité" de Lang, de son mensonge "lamentable, cynique et bête" comme d'une "véritable atteinte au débat démocratique". Il ajouta que de très nombreux auditeurs s'étaient ensuite manifestés, parlant de leur "mépris" à l'égard du nouveau Ministre. Et pourtant, les enseignants ont été ravis de l'arrivée de Lang en remplacement de Cl. Allègre. Cela a perduré jusqu'à la chute du ministère Jospin : ne faut-il pas en tirer des conclusions sur les attentes des enseignants, et sur leur degré de maturité ?
Gérard Courtois parlait, dans Le Monde du 22 avril 2000 "d'énigme Jack Lang", à propos de son "opportunisme à toute épreuve dès lors qu'un maroquin est à la clé. Tout autre que Jack Lang aurait déjà quitté la scène sous les sifflets, tant il a incarné jusqu'à la caricature tout ce que les Français déplorent et dénoncent chez leurs responsables politiques". Qui donc méprise les enseignants, entre Cl. Allègre qui leur a rappelé quelques vérités soigneusement tues jusqu'à lui, et J. Lang qui n'a cessé de les flatter ? Poser la question, c'est y répondre.

Les observateurs étrangers disent d'ailleurs que cette "maladie du corporatisme" n'est pas propre à l'Éducation nationale ni même à la fonction publique ; la capacité de la France à aller de l'avant est freinée par le corporatisme, toutes les réformes ayant tenté de s'imposer, par exemple ces dix dernières années, ayant été mises en échec par l'égoïsme corporatiste. Pour préserver la qualité de son service public, il faut à la France, selon un fin observateur étranger (John Lichfield, correspondant du journal londonien "The Independant", publié in Le Monde du 22 avril 2002, p. 21) "continuer à investir dans les lignes de T.G.V., mais arrêter de tolérer un système qui permet aux conducteurs de train de ne travailler que douze heures par semaine et de prendre leur retraite à 50 ans et à taux plein... il faut, dans l'Éducation nationale, briser le pouvoir des enseignants, qui font évoluer le système en fonction de leurs propres intérêts et non de ceux des élèves".

Or, l'État paraît actuellement trop faible pour imposer ce genre de changements qu'à droite comme à gauche, on reconnaît comme indispensable. Pourtant les propositions de Claude Allègre ne sont pas restées sans écho ; ainsi, à propos de son idée de décentralisation très audacieuse du système éducatif, Jean-Pierre Raffarin (alors Président de l'Association des régions de France), sans y être complètement acquis, constatait que "de la protection sociale à l'éducation, on continue de construire des mammouths dont la réforme devient un sujet important", ajoutant que les régions n'étaient pas prêtes "à assumer une mission globale d'éducation, mais une délégation républicaine, sur la base d'un contrat, et en commençant par des expérimentations" .

Entrera-t-on bientôt dans une phase expérimentale ? L'avenir dira si Claude Allègre n'était qu'un bouffon, ou s'il avait - ce que nous pensons - la stature d'un visionnaire (sans doute un peu brouillon).

 

 


 

 

 

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