[Suite]

 

Afin d'introduire un peu de sérénité dans la polémique qui continue à faire rage sur un sujet rebattu, la baisse de niveau, nous publions ci-dessous le chapitre 3 d'une thèse de doctorat - la nôtre - dans l'espérance peut-être vaine que les tenants de l'une et l'autre positions y trouveront des arguments renouvelés

 

 

1. DE 1873 À 1984, OU LA DICTÉE

 

Deux chercheurs de l'INRP, André Chervel et Danielle Manesse (1), ont eu la bonne fortune d'exhumer, aux Archives nationales, un ensemble de copies de dictées (2) effectuées, sous la houlette d'un Inspecteur Général féru de comparaisons, par des écoliers de la fin du siècle dernier. Ils ont alors conçu l'heureux projet de soumettre "cette petite dictée de quatre phrases" (3) à des écoliers et collégiens d'aujourd'hui, en nombre à peu près égal à celui de la première expérience. Ce qui les conduit ensuite à comparer les performances orthographiques réalisées à un siècle de distance, par des petits Français d'âge équivalent (4). On ira vite s'agissant du protocole entourant leur expérience, qui n'est pas le sujet principal de notre étude (5), et on passera immédiatement aux résultats bruts, tels que les auteurs les rapportent : l'échantillon de 1873 l'emporte par sept fautes (en moyenne) contre huit pour les enfants de 1987 : "La différence n'est pas considérable, mais elle est nette" (6). Cependant, corrigent aussitôt nos chercheurs, chaque échantillon présente un certain nombre de 'biais'. En particulier, s'agissant du plus ancien, l'Inspecteur Général Beuvain, "homme de l'ordre moral", aurait, en 1873, délibérément mis au panier un nombre important de mauvaises dictées (7), après avoir retenu, pour lieux de ses séances de dictée, les écoles qui lui étaient signalées par ses Inspecteurs primaires comme étant les meilleures. D'autres déformations entachent aussi, d'après eux, la stricte représentativité de l'échantillon d'aujourd'hui (8).

Une importante partie de leur travail consiste donc dans des opérations de redressement. Ce qui entraîne qu'à la suite d'une multitude de rectifications, effectuées de part et d'autre (9), les sept fautes de 1873 passent à dix, cependant que les huit fautes de 1987 reculent jusqu'à six. "Net avantage à l'enseignement de 1987 !", s'écrient nos auteurs (10). Certes, mais que de 'biais' oubliés, ou à peine signalés ! Que d'erreurs de détail aussi, dont on ne développera qu'un exemple : A. Chervel et D. Manesse prétendent que l'inculcation de l'orthographe (science nouvelle à l'époque) était à la fin du XIXe siècle le seul souci du maître d'école, ajoutant : "sa tâche s'arrêtait à l'orthographe : la rédaction n'est pas au programme avant 1882" (11). Or, les textes officiels montrent qu'il n'en est rien. On trouve par exemple, dans l'énoncé de la loi Guizot, le paragraphe suivant : "Les élèves de la troisième division [dix ans et au-dessus] feront [pour les différentes leçons] des extraits qu'ils remettront à l'instituteur", ce qui est déjà une approche du travail de résumé. Bien davantage, on peut lire, sous la plume d'un commentateur : "Ces exercices [de rédaction] développent surtout dans la jeunesse un talent que tout le monde a naturellement, mais qui demande quelque culture et qu'il importe d'exercer, c'est celui de rédiger sa pensée, de l'exprimer d'une manière complète, précise et élégante" (12). C'est assez dire qu'aux "objections de principe" que les auteurs adressent par avance à leur thèse (pp. 13-20), on peut en ajouter un certain nombre d'autres, sur lesquelles ils passent bien rapidement.

En 1873 par exemple, la France sort à peine, saignée à blanc, d'une période particulièrement difficile de son histoire. Il serait surprenant d'apprendre qu'en ces temps troublés, l'instruction ait été promue au rang de priorité nationale. Il convient aussi de prendre en compte la scolarisation - non encore obligatoire, et on sait par ailleurs que l'obligation ne sera véritablement respectée que vers 1950 -, qui, à cette époque, s'effectuait surtout en pointillés (13), quand elle ne s'accompagnait pas de travail ouvrier effectif à l'intérieur des écoles (14), pour ne rien dire de la différence entre élèves payants et élèves 'gratuits'. Ensuite, l'âge des enfants qui ont composé est retenu selon l'indication en années portée sur les copies, ce qui est véritablement trop sommaire, et peut entraîner des erreurs (15). Au demeurant, il s'agit d'écoliers qui ne comprenaient guère ce qu'on leur lisait (le patois local leur était plus familier que le français), qui ne comprenaient même pas le sens littéral de ce qu'on leur dictait (16) et qu'on entassait souvent dans des classes aux effectifs effrayants (17). Comment dans ces conditions, ne pas accueillir avec beaucoup de scepticisme les chants de triomphe de nos auteurs ? Ne vont-ils pas jusqu'à penser et dire que les nouvelles manières d'apprendre l'orthographe portent leurs fruits (18), ce qui est une conclusion relativement paradoxale, de la part d'un des deux auteurs au moins, ancien fervent zélateur d'une réforme radicale de l'orthographe ! (19)

C'est la raison pour laquelle, après avoir pris la mesure d'un ouvrage dans lequel la vivante reconstitution de l'enseignement en fin du XIXe siècle occupe une place importante, et constitue à nos yeux le meilleur de ce travail, on est particulièrement tenté de les prendre au mot lorsqu'ils écrivent : "Que vaut une comparaison faite entre l'enseignement primaire encore mal dégrossi des années 1870, et l'enseignement secondaire considérablement modernisé de la fin du vingtième siècle ?" (20)

 

 

2. RECHERCHES QUÉBÉCOISES

 

 

S. H., in l'Apprentissage de l'orthographe en fin de scolarité primaire : tradition et innovation, Grenoble III, juillet 1991, pp. 94-110].

 

 

Notes

(1) Nous avons déjà rencontré A. Chervel à propos des tentatives de réforme de l'orthographe. Nous aurons l'occasion, dans le chapitre consacré aux rapports du Plan Rouchette et de l'enseignement orthographique, de faire allusion à un article de D. Manesse.
(2) Trois mille, environ, rédigées par des enfants de dix à quinze ans.
(3) Ouvr. cit., p. 11. Il s'agit d'un texte de Fénelon de 83 mots, que les auteurs baptisent les Arbres, et qu'on trouvera en Annexe IV, page 533. En fait, le texte original ne comprend qu'une seule phrase.
(4) A. Chervel et D. Manesse, La Dictée, INRP/Calmann-Lévy, 1989. Un compte-rendu élogieux de cet ouvrage a paru dans le Monde de l'Éducation, livraison de janvier 1989, pp. 42-43, sous le titre: "L'orthographe dans tous ses états".
(5) En particulier, on laissera de côté la discussion du mode de correction des copies.
(6) ouvr. cit., p. 180.
(7) Ce qui apparaît dès lors, assez curieux, c'est que nos auteurs signalent qu'ils ont dû "écarter ... certains devoirs où l'accumulation des aberrations graphiques sur chaque mot rendait à peu près illisible la production de l'élève" (p. 219), tandis que par ailleurs ils font l'éloge de l'écriture 'expédiée' qu'utilisaient les enfants de 1873, à l'opposé des écritures généralement produites en cette fin du XXe siècle (p. 106) ; et qu'ils avaient auparavant noté (page 47), "[Beuvain] informe avec précision son ministre".
(8) Chervel et Manesse avaient pourtant eu accès au fichier central du Ministère, qui est exploitable, par ordinateur, avec des garanties maximales d'objectivité.
(9) Toujours expliquées et justifiées au préalable, même si les justifications sont loin d'être toutes convaincantes.
(10) Ils ne manquent pas de faire également remarquer que, à âge égal des scripteurs, 10 % des copies du XIXe siècle sont totalement exemptes d'erreurs, contre 2 % seulement en 1986 (pp. 158 et 183).
(11) Ibid., p. 29. Cette affirmation est contredite dans le corps même de l'ouvrage (page 44) : "Mais ils [des collègues de Beuvain, accomplissant la même tâche de mesure des progrès apportés par l'enseignement donné] ne se limitent pas à l'envoi de dictées. Les rédactions sont relativement nombreuses, ainsi que les devoirs d'histoire, de calcul, ou les cartes de géographie".
(12) M. Matter, Manuel des écoles primaires, moyennes et normales (1834), pp. 104-105. L'auteur continue ainsi : "Avant de faire rédiger, faites penser vos élèves ; développez le sujet qu'ils doivent traiter ; faites écrire ensuite et corrigez avec soin... Ce qui est de première nécessité pour les classes populaires, c'est la rédaction d'une note, d'un compte, d'une quittance d'ouvrier ; c'est la tenue d'un registre de comptabilité, c'est la correspondance familiale ou commerciale" (Souligné par l'auteur). On ne résistera pas à la tentation de fournir un second exemple. Dans sa Grammaire enseignée par les exemples (Livre du maître, Cours élémentaire, Hachette, 1880, 215 p.), T. Frieh écrit : "Tous les maîtres comprennent aujourd'hui la nécessité d'exercer leurs élèves à la rédaction. Tous savent que l'enseignement primaire serait incomplet s'il ne renfermait pas, dans son cadre, au moins les éléments des connaissances indispensables à celui qui veut exprimer sa pensée dans un langage clair et correct" (p. 150), avant de proposer et de développer quatre-vingt six sujets de rédaction.
(13) A. Chervel, ouvr. cit., pp. 81 et 250. Ce point est aussi souligné in A. Prost, Histoire de l'éducation en France, pp. 92-102. Quant au témoignage suivant (qui date des débuts de l'obligation scolaire), il nous paraît si explicite, que nous n'hésiterons pas à le citer longuement : "La fréquentation des écoles est toujours très irrégulière. J'ai trouvé dans ce semestre-ci une école, celle de Perchède, dans laquelle la moyenne de la fréquentation ne dépasse pas, pour chaque élève, quatre mois par année. Le plus âgé des élèves présents au moment de l'inspection avait à peine neuf ans. Au mois d'avril, les écoles de Mormès, de Luppé (filles), de Magnan... comptaient chacune au plus, le jour de ma visite, les trois quarts de leur effectif. En mai, je ne trouvais plus que treize élèves, sur vingt-cinq, dans l'école de Corneillan-Montréal" [Toutes les localités citées sont situées dans le nord du Gers]. L'inspecteur primaire - anonyme -, auteur de ce constat, explique d'abord ce fait par "l'indifférence profonde des familles et des autorités locales". Il met ensuite en cause "la part de responsabilité des maîtres et maîtresses", et nous continuons à le citer, car nous sommes beaucoup plus près qu'il n'y paraît de notre thème central : "Pour que l'enfant aime l'école, il faut que les leçons qu'il y reçoit soient attrayantes. Or, peut-elle être attrayante une leçon de lecture qui consiste à ânonner une série de mots incompris, sans aucune explication, sans aucun commentaire du maître ?" ("Les notes d'inspection et les rapports des inspecteurs primaires", in Revue pédagogique, 1er semestre 1887, tome 19, Paris, Lib. Delagrave, p. 59). Les caractères gras ne sont pas de notre fait. [Le lecteur curieux pourra trouver ici la quasi-totalité de ce constat].
(14) ibid., p. 58. Les auteurs rappellent fort justement, page 73, la loi du 19 mai 1874 sur le travail des enfants, "qui oblige les chefs d'entreprise à accorder deux heures d'instruction au moins aux enfants de moins de douze ans qu'ils emploient". On sait aussi que la loi du 22 mars 1841 stipulait que les enfants devaient, "pour être admis, avoir au moins huit ans. De huit à douze ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de huit heures sur vingt-quatre, divisées par un repos". Ce point est très largement documenté dans l'ouvrage de H. Braun et M. Valentin, Villermé et le travail des enfants, Ed. Economica, 1988, 126 p.
(15) Il est vrai que les auteurs ne disposaient pas, pour le corpus de 1873, de la date de naissance des écoliers.
(16) Comme le montrent les très nombreuses erreurs de segmentation et de transcription phonétique constatées : en moyenne deux fois plus nombreuses que dans le corpus de 1987.
(17) On signale, page 220, une classe de l'école congréganiste de Bayonne, aux résultats au demeurant excellents, de cent quinze élèves.
(18) "L'acquisition de l'orthographe de base, comme phénomène de masse, passe maintenant non par des exercices mécaniques d'inculcation des formes graphiques, mais par une meilleure compréhension de la langue" (ouvr. cit., p. 255) : c'est là, véritablement, ce que l'on nomme communément une affirmation gratuite. Curieusement, c'est une thèse beaucoup plus sereine et, vraisemblablement, plus proche de la vérité qu'ils soutenaient plus haut (page 142), se demandant si les choses, s'agissant de l'enseignement, avaient beaucoup changé depuis l'époque de Beuvain. À les en croire, la coupure radicale serait constituée par les Instructions Officielles de 1882 (et non les suivantes), qui introduisent "une transformation culturelle décisive" (ibid., p. 144).
(19) Dernière phrase de l'ouvrage L'Orthographe (C. Blanche-Benvéniste et A. Chervel) : "Démocratisation de l'enseignement, entend-on dire de tous les côtés. Elle ne passe pas par la 'démocratisation de l'orthographe'. Elle passe aujourd'hui par la suppression de l'orthographe" (édition de 1978, page 249). On lit, dans le même ouvrage, les sévères propos suivants : "Dès son jeune âge, l'enfant est mis en demeure de mémoriser une masse d'illogismes et d'anomalies dont on lui dit qu'ils constituent eux aussi sa langue. Est-on sûr qu'à l'âge critique pour la formation de l'être humain, une pareille pédagogie ne soit pas dangereuse ?... Notre société ne se fait pas une conscience exacte des dommages dont l'orthographe est responsable dans la formation de l'esprit" (ibid., p. 220).
(20) La Dictée, ouvr. cit., page 13.

 

 

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