Laurent Schwartz ( 4 juillet 2002), Marc Fumaroli : deux "grands bourgeois" (pour parler comme les petits bourgeois du Syndicat des Instituteurs) appartenant à deux camps opposés de l'échiquier politique. Et qui se rejoignaient pourtant, parce qu'hommes de bonne volonté, sur un certain nombre d'options fondamentales. Parmi lesquelles la notion de sélection, si bannie de chez nous - par pure démagogie. Si l'on ne saurait recevoir leurs textes sans esprit critique - en particulier s'agissant de l'allusion de M. Fumaroli à la méthode globale (cette galeuse...), il n'en reste pas moins qu'ils méritent d'être écoutés l'un et l'autre. Même s'ils n'ont guère été, jusqu'ici, entendus...

 

 

I. L'enseignement malade de l'égalitarisme

 

La France souffre d'un mal profond, bien des fois dénoncé notamment par Alain Minc, et par Raymond Aron, qui l'appelait "l'idéal bureaucratique de l'égalité". Il s'agit d'un développement excessif de la lutte contre les inégalités ; pour abréger, je l'appellerai égalitarisme.

Il faut chercher à diminuer les inégalités ; mais si cette recherche devient obsessionnelle, elle est une nuisance, comme la démagogie est une nuisance pour la démocratie ; elle aligne tout le monde sur le niveau le plus faible et coupe toutes les têtes qui dépassent. Cela ne profite même pas aux plus faibles, et nous verrons que l'égalitarisme aboutit à l'approfondissement des inégalités. On parle tellement des difficultés d'un grand nombre d'élèves qu'on en arrive à freiner ceux qui travaillent facilement. On ne prononce plus de mots comme : bon élève, élève doué, élève travailleur, talent, mérite, réussite scolaire, intelligence, élève sérieux. Alain Savary a voulu supprimer les mentions au baccalauréat pour égaliser tous les bacheliers à l'entrée de l'Université. En fait, les choses se passent autrement : les plus solides ont un esprit naturel de compétition ; mais alors le discours égalitariste aboutit souvent à ce que les élèves travaillent pour la réussite et l'argent, mais pas par un véritable amour de la science de la connaissance.

Les professeurs de lycée sont très capables d'évaluer les bacheliers. Ils le font pour la présélection des entrées dans les classes de spéciales préparatoires. Les filières technologiques comme les IUT (instituts universitaires de technologie) et les STS (sections de techniciens supérieurs) pratiquent la sélection par entretien et dossier. Mais l'Université, pour préparer les longues filières académiques menant jusqu'à la recherche, n'a pas le droit de pratiquer une sélection.

L'article 14 de la loi Savary de 1984, un des plus mauvais - et certains ont dit un des plus honteux - figurant dans une loi française, prévoit que, "en cas de difficulté d'accueil dans les universités, les inscriptions sont prononcées après avis du président de l'établissement par le recteur-chancelier, en fonction du domicile, de la situation de famille du candidat et des préférences exprimées par celui-ci". Toute décision d'inscription basée sur les aptitudes ou les connaissances du candidat est interdite. On sélectionne pour le football ou pour la musique, mais pas pour les mathématiques ou les langues.

On arrive ainsi à une langue de bois qui gangrène la vie universitaire. Les grandes écoles sont malthusiennes et très sélectives - d'ailleurs, la loi Savary permet la sélection pour toutes les filières techniques. C'est seulement dans les branches du savoir académique qu'elle est refusée, et on arrive à un paradoxe qui n'existe que dans notre pays : les filières courtes des IUT et des STS, qui forment des techniciens supérieurs en deux ans, sont sélectives ; et les filières longues de l'Université, qui mènent à la recherche, n'ont pas le droit de l'être.

L'égalitarisme est, dans la pratique, inapplicable : une hiérarchie occulte s'établit alors, et la France est en réalité un des pays les plus hiérarchisés du monde. Ce système aboutit à une perte de tout prestige de l'Université, et à sa dégradation. L'Université a perdu par l'absence de sélection les élèves les plus doués, qui sont en général partis ailleurs. Les Français veulent-ils réellement que les futurs professeurs de leurs enfants dans l'enseignement secondaire soient ceux des bacheliers qui ont le moins bien réussi leurs propres études secondaires ?

On doit renverser la vapeur. Le premier cycle devrait être scindé en deux grandes branches : l'une à visée courte, menant à une possible sortie dans la vie active en deux ou trois ans, non sélective ; et l'autre préparatoire aux études longues, sélective. Par des passerelles nombreuses, la cohorte des licenciés devrait provenir à peu près également des étudiants de la voie longue et, après certains compléments, des meilleurs de la voie courte.

 

La sélection n'est pas négative

 

Si l'enseignement est insuffisamment démocratique, c'est, comme l'a montré Jean-Claude Bourdieu, en grande partie à cause de la pauvreté culturelle des milieux défavorisés. Mais c'est aussi à cause du manque d'ambition de leur famille : un enfant d'ouvrier, ou de personnel de service, sera moins poussé à tâcher de se promouvoir qu'un enfant de milieu intellectuel. Il serait du devoir de l'école et de l'Université de favoriser une telle ambition, comme l'a fait l'école républicaine de Jules Ferry. Les tabous de l'égalitarisme l'empêchent aujourd'hui. Un enfant modeste a besoin être encouragé par ses enseignants et de voir, par comparaison avec ses camarades, qu'il pourra réussir. La sélection n'est pas une attitude purement négative. Elle est positive ; elle signifie que les enseignants des écoles, des collèges, des lycées et des universités doivent aller chercher là où ils sont ceux qui peuvent le mieux réussir, et favoriser leurs études par des soutiens de prestige, de logement et de bourses. C'est pourquoi l'égalitarisme approfondit les inégalités.

L'égalitarisme s'étend aux enseignants ; l'avancement à l'ancienneté devient de plus en plus fréquent. On tente de remplacer la compétence par des qualités affectives, le dévouement, les qualités pédagogiques, qui sont bien évidemment indispensables. Mais les connaissances sont primordiales : on ne peut enseigner que ce que l'on connaît très bien. La pédagogie, si elle est exagérée, est une voie de facilité, et de plus une arme contre la compétence - arme qui a pour but de préparer le corps unique des enseignants de la maternelle à l'Université.

Dans les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), on donnera certes une grande importance aux connaissances et à la pédagogie, mais plus à la pédagogie théorique qu'à la formation pédagogique sur le terrain ; et on fera une part extraordinaire à la science didactique : les didacticiens ont largement "pris le pouvoir" dans les IUFM, on le leur a offert. C'est une forme d'égalisation des enseignants. La didactique n'est encore absolument pas une science. Hormis de peu nombreuses exceptions, les didacticiens ne sont pas des scientifiques, et leurs connaissances scientifiques (au sens large) sont faibles.

Si l'on ajoute que les IUFM forment ensemble les professeurs d'école, de collège et de lycée, on asservit, ne serait-ce que pour des raisons de nombre, les méthodes de travail et de formation des professeurs de l'enseignement secondaire à celles des professeurs d'école élémentaire. Or les formations nécessaires pour les uns et les autres n'ont rien à voir entre elles. Le secondaire sera écrasé par le primaire. Si le développement des IUFM se poursuit comme il a commencé, il mènera l'enseignement secondaire à un désastre sans précédent dans son histoire.

 

La vérité est nécessaire

 

Quels sont les responsables de cette formidable avancée de l'égalitarisme et du nivellement ? Je mettrais d'abord la direction du SNI-PEGC (Syndicat national des instituteurs et des professeurs d'enseignement général de collège) et de la FEN (Fédération de l'Éducation nationale). Ce sont eux qui ont favorisé la réforme Haby de 1975, sous la présidence de Giscard d'Estaing - obtenant le cadeau de trente-trois mille postes d'instituteurs dans les collèges, comme PEGC (Professeurs d'enseignement général de collège), sans formation complémentaire, à un moment ou ce n'était nullement nécessaire car il y avait une très grande quantité de candidatures valables pour le CAPES (Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement secondaire). C'est encore le SNI-PEGC qui a obtenu l'approbation de la présidence de la République pour rendre la licence obligatoire dans la formation des instituteurs ; cela risque de tarir le recrutement.

Deux politiques contraires pour un même but : renforcer l'égalité de tous les enseignants de la maternelle à l'université ; renforcer la position du Syndicat des instituteurs dans l'ensemble des syndicats de l'enseignement.

L'idéologie très égalitaire du Parti socialiste a grandement joué dans le même sens. Les liens entre la FEN et le PS sont considérables et, dans une large mesure, les courants internes du PS se déterminent à partir de leur position par rapport aux courants internes de la FEN. Ce n'est plus ni l'intérêt des enseignants ni celui des étudiants : l'alliance FEN-PS - plus exactement la domination de la FEN sur le PS - est de la véritable "politique politicienne", qui gangrène tout l'enseignement. À ce lobby est venu s'ajouter celui des didacticiens, qui, dans les IUFM, se sont précipités pour franchir les portes que l'on ouvrait grandes devant eux. Les élèves et parents d'élèves demandent des enseignants compétents, et on va leur offrir des enseignants incompétents et sachant discourir sur la pédagogie. Le conglomérat des directions SNI-PEGC-FEN-PS (à quoi il convient d'ajouter le syndicat étudiant UNEF-ID) et des didacticiens est redoutable.

L'actuel ministère de l'éducation nationale fait un travail considérable en faveur de la recherche universitaire. Il a accordé une importante revalorisation du salaire (et, partant, du prestige) des enseignants et aidé à l'augmentation de leur nombre. Il a reconstruit massivement les locaux. Il a obtenu que le budget de l'éducation nationale soit absolument prioritaire. Il a montré un dévouement immense et qu'on ne peut qu'admirer. Par ailleurs, pour toutes les questions touchant la liberté, les droits de l'homme, l'égalité, la justice sociale, le tiers-monde, je me sens très proche du Parti socialiste. Il m'est donc très pénible d'émettre des critiques aussi dures que celles que je viens de faire ; mais la vérité est nécessaire, et le maintien des tabous égalitaires et avant tout de l'article 14 de la loi Savary risque de ruiner les projets les meilleurs. Je cherche ici à être sincère et à provoquer une réflexion nouvelle et une prise de conscience.

 

© Laurent Schwartz, in Le Monde de l'Éducation, septembre 1991, pp. 66-67

 

[Naturellement, dès la livraison de décembre 1991, le plumitif de service du Sni tenta de répliquer à Laurent Schwartz, au nom des grand principes (l'école est lieu d'égalité, foyer de liberté, etc.). Mais cinglante fut la réponse d'un parent d'élève à cette réponse (livraison de janvier 1992), sous le titre Cessez de donner des leçons !  : "J'ai bondi en lisant la lettre du secrétaire national du SNI-PEGC. Ne me parlez pas d'école égalitariste ! C'est faux, et les enseignants sont les premiers à participer à la création de "filières" (pour leurs propres enfants, en particulier !). À Savigny-sur-Orge, il y a des écoles ghettos et des écoles bourgeoises. Même les directrices d'école primaire demandent des dérogations pour que leurs petits enfants n'aillent pas dans les écoles fréquentées par les immigrés. Dans certaines écoles "bourgeoises", on fait une classe avec les bons éléments (le fils du médecin, celui de l'institutrice, etc.) et les autres ont droit au malheureux nouvel instituteur qui débute. On lui donne aussi les cas sociaux pour ne pas faire baisser le niveau de la classe sélectionnée !"]

 

 

II. Franchir intelligemment le pas de la sélection

 

Partagez-vous l'avis quasi unanime selon lequel Claude Allègre serait le principal obstacle à sa réforme ?

Marc Fumaroli - Tout le monde tout à coup fait de Claude Allègre un bouc émissaire dont le sacrifice nous purifierait de tous les maux, y compris ceux de l'Éducation nationale. Alain Devaquet et François Bayrou, en leur temps, sont passés par cette estrapade. On peut cependant donner acte à notre ministre d'un certain nombre d'actions courageuses comme d'avoir signé l'accord franco-italien de Sienne en juillet 1998, qui, au moins sur le papier, engage les deux gouvernements à restaurer les études classiques, "socle du patrimoine commun à toute l'Europe".

On peut aussi lui rendre cette justice d'avoir affirmé qu'il souhaitait en finir avec la primauté attribuée aux mathématiques et rétablir la centralité du français et des disciplines qui font couronne autour de la langue nationale dans les collèges et lycées d'enseignement général. Il se fait fort de reconstruire une filière littéraire attrayante qui conduirait à un bac littéraire réhabilité. Il n'a pas hésité, par ailleurs, à annoncer un remaniement du système aussi absurde que stérile de la division entre CNRS et universités, entre recherche et enseignement. Il a osé s'en prendre au tabou qui a longtemps dressé une barrière sacrée entre recherche fondamentale et recherche appliquée à l'industrie, entre formation professionnelle scolaire et formation professionnelle dans l'entreprise.

Certes, il a commis des erreurs. Mais au moins reconnaissons-lui quelques bonnes intentions !

Alors pourquoi cette levée de boucliers contre lui ?

M. F. - Allègre a énoncé des propositions qui témoignent d'un bon sens évident et d'un certain courage. Il a réaffirmé des principes que ses prédécesseurs ne défendaient que mezza voce par crainte d'offenser la gauche, de braquer le corps enseignant et de créer des troubles dans le milieu étudiant. En fait, le vrai débat actuel sur l'ensemble des problèmes posés par l'éducation nationale française oppose la gauche... à la gauche ! La droite, sur ces mêmes problèmes, ne me paraît pas avoir un commencement de doctrine, sauf à souhaiter vaguement - et à n'importe quel prix - créer à l'école les conditions qui conviennent à une économie plus dynamique et plus productive d'emplois.

La gauche que représente Claude Allègre est moderne avec modération, elle s'est réveillée de ses anciennes crispations idéologiques. Elle s'oppose aussi bien au gauchisme et au néocommunisme ultra-égalitaires qu'à une gauche de base encore fortement idéologisée, acharnée à maintenir un système sclérosé où elle trouve à la fois confort et bonne conscience. C'est de ce côté, à savoir la gauche crispée, que sont venues plusieurs plaies d'Égypte qui ont tout particulièrement corrompu dès le primaire la transmission aux jeunes générations de la langue et du patrimoine littéraire français : dans le primaire, le pédagogisme doctrinaire et hasardeux, avec ses foucades successives en faveur de la lecture globale, d'une pluridisciplinarité bavarde et sans portée éducative, du remplacement de la grammaire, condamnée comme normative, par une linguistique purement descriptive et absconse, ce qui fait que l'on parle une langue dont on méconnaît les règles élémentaires. Dans le secondaire ont sévi les méthodologies abstraites, sophistiquées, décourageantes, le culte de "l'écriture", de la "littérarité", et autres lunettes à faire peur aux gens qui se sont interposées entre ce que Barthes appelait "le plaisir du texte" et le naïf désir des élèves de vouloir comprendre. Résu1tat ? Elles ont étouffé le traditionnel appétit des jeunes Français pour la chose littéraire !

De ce côté conservateur de gauche souffle encore et toujours un vent hostile aux langues anciennes, jugées obstinément élitistes et calotines, alors que rien ne serait plus utile aux jeunes immigrés ou fils d'immigrés qui voudraient dépasser leur condition marginale que d'entrer dans la langue française - et dans la mémoire qui lui est liée - par cette ancienne voie royale. Georges Pompidou, par exemple, n'a cessé de défendre cet enseignement, pourquoi ? Parce que, issu d'un milieu paysan très modeste, il savait parfaitement que, grâce à sa culture classique, il avait pu se porter, en une seule génération, à la hauteur de ce que la société française comptait de plus élégant, difficile et impénétrable. Pourquoi ce qui a été vrai pour les jeunes paysans de la IIIe République ne le serait-il plus pour les jeunes banlieusards de la Ve République ? C'est en ce sens que je trouve la gauche antidémocratique et incohérente avec elle-même.

Vous jugez en somme Claude Allègre presque pompidolien ?

M. F. - Presque ! Car Claude Allègre me semble s'inscrire dans la vraie tradition républicaine fondatrice de l'enseignement public. Même s'il l'exprime autrement que moi, j'ai le sentiment qu'il saisit fort bien tout le mal qui a été fait à la pratique de notre langue et à la transmission normale de notre patrimoine par les préjugés et les théories des dévots et des précieux, des Trissotin et autres Vadius - je vous épargne les noms contemporains - d'une gauche accrochée aux "acquis" des années 60... Tout cela venant s'ajouter au prestige des mathématiques, considérées comme la voie royale de la réussite, a sans nul doute aboli l'une des caractéristiques de l'exception française qu'était la passion de la langue éprouvée par toutes les générations de jeunes Français depuis le Moyen Âge, et cela, précisément, au moment où il aurait fallu l'encourager pour contrer les fortes sollicitations exercées par les images et la consommation : ce n'est pas par hasard si nous traversons actuellement l'une des périodes les plus stériles de notre littérature...

Est-ce un phénomène réversible ?

M. F. - J'ignore si c'est une fatalité due à ce que McLuhan appelait "Le village global" et au triomphe d'un langage "iconique" qui pourrait prévaloir sur la chose imprimée - pour ma part, je n'y crois pas - mais le fait est que, pour nous autres Français, la situation est particulièrement grave car notre langue nationale est fragile. C'est presque une langue savante dans la mesure où elle suppose, pour être parlée avec toutes ses finesses, et devenir un principe relationnel chatoyant, que sa pratique orale soit appuyée sur la lecture. Sitôt que le contact se perd avec le texte écrit et particulièrement avec le texte classique écrit, le français tend à devenir une langue pauvre et desservie par la concurrence du basic english. À ce stade, il me semble que l'Éducation nationale a un rôle capital à jouer, car si elle ne réussit pas à donner, au moins à la partie la plus douée de chaque génération, un goût pour les grands livres et une véritable capacité de se référer dans son élocution à de beaux textes écrits, lus ou même retenus par cœur, il est évident que l'avenir du français comme langue de haute culture universelle est sinon menacé, du moins fortement compromis.

Q Vous déplorez la désertion des langues classiques, mais y a-t-il encore suffisamment de professeurs dans ces matières ?

M. F. - Oui, largement, et ce n'est pas là que le bât blesse. Tout le problème tient au fait que le système d'options n'arrime pas assez solidement ces enseignements à la formation littéraire, mais en fait des moignons dont on peut se saisir ou qu'on peut abandonner en cours d'études : il a même été question de faire disparaître ces matières des listes d'options à présenter au baccalauréat. Vous avouerez que tout cela n'est pas fait pour les rendre attrayantes ! La vraie solution serait d'intégrer le latin et le grec à un ensemble d'humanités, parmi lesquelles l'histoire ou l'art, pour en donner de nouveau l'appétit.

Ces enseignements ont-ils été déterminants pour votre propre développement intellectuel ?

M. F. - Mieux que cela : ils me définissent. C'est en fréquentant très tôt les historiens, les poètes latins et quelques auteurs grecs dont Platon et les tragiques, que je me suis libéré et accompli. En plaidant pour qu'ils retrouvent leur place dans l'instruction, je ne cherche pas à reproduire mon modèle ! Je souhaite seulement, comme cela a été le cas depuis toujours en France, qu'il y ait à chaque génération un certain nombre de jeunes étudiants qui connaissent le même bonheur que moi et qui soient capables de perpétuer l'un des traits essentiels de l'identité et de l'exception, non seulement française mais européenne. Ce n'est pas parce que les Américains ne font découvrir le latin à leurs enfants qu'à un étage de haute spécialisation que nous devons nous rallier à cette formule contraire à notre "génome".

Avez-vous été un élève favorisé ?

M F. - Ma mère était institutrice. J'ai eu la chance de ne jamais faire la différence entre ce que j'apprenais à la maison et ce que j'apprenais à l'école. C'étaient évidemment des conditions privilégiées. Je suis bien conscient qu'elles sont rarement réunies pour les adolescents d'aujourd'hui. Ils vivent dans un monde un peu schizophrène, avec, d'un côté, des familles souvent éclatées ou venues d'horizons lointains, d'un autre côté, l'école dont il ne saisissent pas toujours la raison d'être et, d'un autre côté encore, le supermarché des images et des gadgets conçus pour les séduire.

Que pensez-vous des réformes proposées concernant le fonctionnement même du ministère de l'Éducation nationale  ?

M F. - Je connais mal les arcanes de cette Église dans l'État qu'est le ministère de l'Éducation nationale. Je mesure donc mal ce qu'il est possible de faire pour le rendre moins pesant, moins directif et pour laisser plus d'autonomie aux divers établissements d'enseignement. Ce sur quoi je m'interroge, c'est comment il a été possible à des syndicats d'entrer en symbiose avec une administration au point de lui communiquer leur idéologie. Cette situation que les ministres précédents ne sont pas parvenus à dénouer pourra-t-elle l'être par Claude Allègre ? Nous sommes entrés dans une compétition au niveau européen et mondial qui ne nous permet pas de maintenir plus longtemps un système d'enseignement qui, après avoir été jusqu'en 1958 l'un des plus attrayants du monde, est aujourd'hui perçu comme l'un des plus gris.

Cette perte de crédibilité se traduit d'ailleurs en chiffres puisque le nombre d'étudiants qui viennent achever leurs études dans les universités françaises a considérablement diminué alors qu'il a significativement augmenté dans les universités anglaises et les grands établissements américains. C'est une véritable infirmité nationale. Claude Allègre s'en est inquiété publiquement à plusieurs reprises. Je ne sais pas si les moyens qu'il a préconisés sont les meilleurs pour remédier à cette situation. Je suis encore moins certain que le rapport Attali soit la pierre philosophale susceptible de redorer notre système d'enseignement. C'est là en tout cas un terrible défi qu'il nous faut relever si nous ne voulons pas décliner.

Si l'on ignore où est la pierre philosophale, sait-on au moins où est la pierre d'achoppement ?

M.F. - Je crains que ce ne soit la sélection. Tant que le mot fera peur en France, on ne se livrera qu'à des ravaudages. Entendons-nous bien : je ne suis pas un fanatique de la sélection, laquelle n'est d'ailleurs pas la panacée que préconisent à mots couverts quelques-unes de nos grandes gueules. Appliquée brutalement et cyniquement, elle ferait exploser la société française.

Force est cependant de reconnaître que par cette attitude d'autruche dans laquelle on s'est réfugié pendant tant d'années pour éviter de prononcer le mot, on a créé des situations de sélection de fait de plus en plus radicales et bien pires que si l'on acceptait d'en légitimer d'autres. C'est ainsi que maintenant de très nombreux jeunes gens vont poursuivre coûteusement leurs études en Grande-Bretagne ou aux États-Unis tout simplement parce que leurs parents en ont les moyens. On a poussé à la pire des formes de sélection : celle qui se fait par l'argent ! Il faudra bien un jour en France se décider à franchir le pas de la sélection avec ingéniosité, tact et générosité, car ailleurs (où l'on n'est pas moins démocrate), on la pratique intelligemment, et on ne s'en cache pas.

Voyez-vous un seul homme politique qui partage votre analyse et qui soit capable de le dire ?

M.F. - Je suis désolé de ne pas voir à droite - y compris dans les courants qui applaudissent la gauche hostile à Allègre - le moindre commencement de doctrine qui puisse être proposée comme la charte d'un enseignement public français plus fertile, plus fécond, plus heureux avec lui-même, et aussi plus utile à la vitalité nationale.

Finalement, la droite est encore plus contradictoire que la gauche parce qu'elle oscille entre deux tentations. D'abord, un humanisme ultramoderne qui souhaite instrumentaliser l'enseignement pour en faire une sorte de propédeutique à une économie plus dynamique et à un marché de l'emploi plus sain. C'est là, évidemment, une doctrine extraordinairement courte qui, en France, ne pourra jamais été acceptée : la France est un très vieux pays et même s'il n'est plus ce qu'il était, il y reste un certain honneur français qui rend inadmissible cette réduction utilitariste de l'école. Ensuite, la réaction nostalgique qui attend de l'école qu'elle inculque aux enfants des prétendues "valeurs traditionnelles" que les parents de droite ne se sentent plus la force d'assumer eux-mêmes. On se trouve là confronté à une véritable contradiction interne qui enlève toute crédibilité aux politiciens de droite lorsqu'ils parlent d'enseignement.

Vous avez critiqué sévèrement la Très Grande Bibliothèque ?

M.F. - J'ai toujours été hostile à ce "grand projet" pour la bonne raison que la Bibliothèque nationale, qui était certainement à l'étroit rue de Richelieu, avait toutes sortes de possibilités pour se développer, notamment par le biais d'acquisitions immobilières sur place. La vision du président Mitterrand fut grandiose : la suite a été chaotique. La nouvelle institution en porte de grandes cicatrices. Manifestation typique de "l'État culturel", dont j'ai parlé fait par désespoir - à défaut de "l'État cultivé" que j'appelle de mes vœux : au lieu de servir au plus près le bien commun, il obéit à des caprices médiatiques et à des vanités politiques.

 

© Marc Fumaroli interrogé par C. Nay & P. de Méritens, in Le Figaro Magazine, 6 mars 1999, pp. 39-40

 

 


 

 

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