Laurent Schwartz polémique avec Patrick Fridenson (ce dernier, membre du SGEN, ce qui explique sans doute ses prises de position), sous la bienveillante houlette d'Alain Finkielkraut, cela donne une brillante émission de samedi matin. Prise de son : Philippe Étienne ; réalisation : André Mathieu ... À lire et à relire...

 

 

 

 

A.F. : Le système éducatif français connaît une sorte de révolution. Tout change : universités, les grandes écoles, les programmes des lycées, la formation des maîtres. La mécanique s'est encore accélérée depuis qu'avec Claude Allègre, Lionel Jospin conduit les destinées de l'Éducation Nationale. S'il est une politique qui mérite d'être mise en débat, c'est bien celle-là, car elle engage aussi bien les principes de notre société que notre avenir le plus quotidien. D'où la présence ici aujourd'hui de Laurent Schwartz, qui est mathématicien et membre de l'Académie des Sciences, et de Patrick Fridenson, qui est historien et directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Nous ne pourrons traiter de tout dans cet immense chantier, ou peut être, nous le verrons bien, champ de ruines, qu'est aujourd'hui l'Éducation Nationale. Nous nous concentrerons essentiellement sur les Universités et sur les Instituts Universitaires de formation des maîtres, objet d'une controverse de plus en plus aiguë. Et je vous demanderai d'abord de nous expliquer tout simplement le titre de l'article retentissant que vous avez publié, il y a quelques mois maintenant, dans la revue Esprit, Laurent Schwartz, "L'enseignement malade de l'égalitarisme". Que veut dire cette expression ?

L.S. : Permettez-moi d'abord, en trois minutes, de dire que dans cet article j'attaque de façon assez violente la politique du gouvernement et du parti socialiste, mais je ne voudrais pas qu'on me croie réactionnaire. C'est un gros problème, aujourd'hui. Autrement dit, je suis proche du parti socialiste, je vote socialiste, je suis d'accord avec leur politique sur les droits de l'homme, sur l'anti-colonialisme, sur le tiers-monde ; en désaccord profond avec une grande partie de la politique universitaire.

A.F. : Et pourquoi ?

L.S. : Pourquoi, eh bien, parce que je la crois imprégnée de ce que Raymond Aron appelle "L'idéologie bureaucratique de l'égalité". Il y a une profonde idéologie égalitaire qui consiste, dans un but qu'il considère comme social, à vouloir tout égaliser à tout instant. D'où le refus d'employer tous les mots qui pourraient marquer une inégalité et d'où un certain nombre de pratiques qui s'opposent à toutes distinctions qui pourraient avoir l'air d'être inégalitaires. Or, je crois que le but de l'école de la République, qui a été celui de Jules Ferry que tout le monde cite, c'est de donner le maximum à tous les citoyens, donc de s'adresser à la masse du pays, en demandant et en donnant à chacun le maximum donc sans rien faire qui vise à couper toutes les têtes. Je symboliserai ça en disant : pour Jules Ferry, pour Condorcet, il faut essayer (j'emploie exprès des mots provocants) d'apprendre aux prolétaires ce que les bourgeois peuvent comprendre, et qu'aujourd'hui une certaine tendance de cette idéologie égalitariste serait de ne plus apprendre aux bourgeois ce que les prolétaires ne peuvent pas comprendre. Et c'est pourquoi je crois que c'est un peu ruineux pour l'ensemble de l'éducation.

P.F. : Moi, je suis historien, je suis amateur de choses prouvées, de choses exactes. Alors quand j'entends Laurent Schwartz parler de Jules Ferry, je dis c'est extraordinaire à quel point on en fait un mythe. Quand on regarde l'école qu'a bâtie Jules Ferry, qu'est-ce qu'on voit ? Il y a d'un côté une école du peuple et de l'autre côté une école des notables. Il n'y a pratiquement pas de communication entre les deux. Et il y a, va-t-on dire, un système de bourses dans l'école de Jules Ferry. Mais les historiens sont allés regarder qui avait les bourses et quels étaient les types de politique en matière de bourses que Jules Ferry avait choisis. Réponse : ce n'était pas les enfants du peuple qui avaient des bourses, c'était les fonctionnaires. Et pourquoi ? Parce qu'ils étaient susceptibles de voter en faveur du pouvoir. Donc, les bourses de Jules Ferry, ce sont des bourses politiques. L'école de Jules Ferry est une école profondément inégalitaire, et il n'est pas possible de ressortir un mythe à ce point anéanti par des années de recherches scientifiques.

A.F. : Eh bien écoutez, c'est de scientifique à scientifique que se déroule le débat.

L.S. : Écoutez, franchement, ceci me paraît une très grosse exagération. Ce que vous disiez contient une bonne part de vérité, je le veux bien. Mais l'école de Jules Ferry a quand même construit la République et construit une bonne montée de l'éducation dans les classes moyennes. Et on ne peut plus oublier le nombre d'exemples d'enfants issus d'origine modeste qui par ce système de l'enseignement primaire supérieur et de ce qu'ont fait les instituteurs, les "Hussards noirs de la République", on ne peut plus oublier le nombre de ceux qui sont ainsi arrivés plus en haut, et je pense que le brassage des classes sociales a été très grand, et j'en connais de nombreux exemples. Eh bien, aujourd'hui, je trouve qu'il n'y a plus de brassages des classes sociales.

P.F. : Je ne suis qu'un historien et je ne vais pas rester trop longtemps sur l'époque de Jules Ferry. Simplement, les études les plus récentes montrent que la mobilité sociale sous Jules Ferry et sous la IIIème République avant 1914 était particulièrement faible, cher Laurent Schwartz, et que sur ce que vous dites encore une fois, c'est que vous confondez les classes modestes et les fonctionnaires. Ce qu'on a fait simplement, c'est un relais en direction des fonctionnaires, et au contraire Jules Ferry disait : "moins il y aura de mobilité, mieux je me porterai". Il y a des textes de lui.

A.F. : Alors, à cet égard, je voudrais apporter aussi un témoignage, sinon d'historien du moins historique, double témoignage. D'abord Jaurès constatant à la fin du 19ème siècle que l'école bourgeoise fonctionne, mais qu'elle ne fonctionne pas pour le peuple, et il dit : "il faut faire pour le peuple ce qu'on a fait pour la bourgeoisie". Et autre témoignage, Péguy, à la fin de De Jean Coste : "ce n'est pas un président du conseil, si considérable que soit un président du conseil, ce n'est pas une majorité qu'il faut que l'instituteur dans la commune représente, il est le représentant-né de personnages moins transitoires, il est le seul et inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui maintiennent l'humanité. Il doit assurer la représentation de la culture". La question que l'on peut se poser, c'est savoir si aujourd'hui l'école continue à fonctionner dans ce sens, c'est-à-dire si cette idée régulatrice exprimée par Jaurès et par Péguy reste l'idée régulatrice qui guide les réformes et qui guide l'ouverture actuelle de l'école vers le peuple, vers un enseignement de masse. C'était la question que je voudrais vous poser, Laurent Schwartz.

L.S. : Eh bien, je pense qu'il y a une intention de le faire, mais je pense si vous voulez, que l'intention ne suffit pas, et que quand on se préoccupe presque exclusivement de faire jouer à l'école ce rôle de régulateur en oubliant qu'elle doit apporter des connaissances et des connaissances solides, elle ne peut pas jouer ce rôle. Je pourrais citer de très nombreux exemples. J'ai eu l'occasion d'enseigner moi-même à tous les niveaux, tous. J'ai enseigné à des élèves de 6ème. J'ai, pendant la guerre, appris la trigonométrie à des soldats du contingent qui vraiment n'avaient aucune culture. On ne peut pas descendre beaucoup plus bas. Eh bien, je suis arrivé à leur faire comprendre des choses grâce, il faut bien le dire, à des connaissances beaucoup plus élevées qu'on ne l'aurait cru. Car, pour arriver à faire comprendre à quelqu'un qui n'y est pas préparé intellectuellement et moralement quelque chose, il faut être considérablement au-dessus de son programme pour trouver quels sont les détours possibles. Et aujourd'hui, on cesse beaucoup d'attacher de l'importance à cela, mais surtout on n'essaie pas vraiment de tirer d'une classe le maximum de ce qu'ils pourraient donner, des moins bons comme des meilleurs, mots qu'on ne prononce plus d'ailleurs, ils sont tous égaux, et on n'essaie pas de donner aux jeunes l'occasion d'aller plus haut et de les enthousiasmer. Moi-même, dans ma propre vie, je suis issu d'une famille aisée, j'ai eu des études faciles, eh bien néanmoins, une grande partie de ce qu'est ma vie aujourd'hui résulte de professeurs que j'ai eus et qui ont joué pour moi un rôle de premier plan en me tirant plus haut que je n'étais, et de membres de ma famille ou d'amis de ma famille, qui m'ont par exemple en classe de Mathélèm' envoyé dans un laboratoire de physique et m'ont parlé d'électrons à une époque où personne n'en parlait. J'ai donc joui de cette possibilité, et mon désir est que tous les jeunes des écoles en jouissent de même.

A.F. : Est-ce aussi votre désir, Patrick Fridenson, et est-ce que surtout l'esprit des réformes actuelles de la formation des maîtres des collèges et des lycées va dans ce sens ou dans le sens exprimé par Péguy ?

P.F. : Moi, je voudrais d'abord dire les points d'accord très forts avec ce que Laurent Schwartz vient de dire. J'ai été l'élève, moi aussi, de très grands professeurs avec lesquels je suis resté en relation, et il se trouve que certains d'entre eux nous les avons en commun. Et le maître, c'est un exemple, c'est un modèle et c'est un facteur d'entraînement. Le problème qui pour moi est entier, c'est dans quelle société il se trouve, quel est le rapport entre lui-même et son établissement, entre l'établissement et la société. Et ça, ce sont des éléments qui jouent fondamentalement, et je suis d'accord évidemment avec ce que Laurent S. a dit sur le rôle tout à fait important des connaissances, rôle tout à fait décisif. Il y a des bons, il y a des mauvais historiens, mais quand un historien est mal formé, ça n'est pas un historien. Alors, j'ai enregistré ces points d'accord. Je réponds naturellement à la question que vous me posez, qui est de regarder la politique de réforme telle qu'elle est menée à l'heure actuelle. Alors, à l'heure actuelle, soyons précis : depuis 1988, il y a eu tellement de ruptures dans les politiques éducatives, c'est même un problème, qu'on ne peut pas retourner en arrière, sauf à chercher une conspiration. Mais d'abord, je voudrais dire que c'est très dur pour moi comme historien d'invoquer Péguy pour juger la situation actuelle. Péguy, il n'est pas dans la situation présente. Je ne sais pas ce qu'il dirait, et moi je ne fais pas parler les gens qui ne sont pas là pour se défendre.

A.F. : Écoutez, il ne s'agit pas de faire parler des gens, il s'agit de dire : "l'instituteur doit être le représentant de la culture". Est-ce que ça vous paraît vrai, aujourd'hui, ou non ? Cela paraissait déjà très difficile à admettre au temps de Péguy, puisqu'il le dit de manière extrêmement polémique. Est-ce que c'est vrai aujourd'hui ? Est-ce que l'esprit de l'éducation va dans ce sens ? Ce n'est pas faire parler les morts, ce n'est pas solliciter Péguy que de poser à partir de lui cette question. La philosophie nous apprend que les questions ne vieillissent pas nécessairement aussi vite que les régimes.

P.F. : C'est exact, mais je ne sais pas non plus ce que c'est que "l'esprit de l'éducation". Moi je regarde ce qui se passe et je fais référence à ce que Laurent Schwartz disait à propos des grands professeurs qu'il a eus ou de ceux que j'ai pu avoir. Je regarde ce qui se passe dans les classes, ou ce qui se passe sur les bancs des universités. L'esprit, c'est un point important, mais ça ne se passe pas de cette manière-là. Excusez-moi, je regarde la formation des enseignants. Qu'est ce que je constate ? Deux choses qui sont tout à fait limpides. Il y avait autrefois un système en ce qui concernait la formation des professeurs, des enseignants du second degré qui s'appelait les IPES (Instituts Préparatoires à l'Enseignement du Second Degré). J'ai connu les IPES et je peux dire que les IPES marchaient extrêmement mal. Et quand je vois qu'on demande par ci par là de restaurer les IPES, je me demande de qui on se moque. Les IPES étaient essentiellement de l'argent et aucun contenu de formation. Et je connais plein de rapports de jurys de concours de l'époque où les jurys se plaignent que les Ipésiens ne sont pas capables d'arriver, qui à l'oral, qui aux résultats. Donc, il n'y a pas de bon modèle dans le passé. On est devant une contrainte qui est de changer, qui est d'inventer. Bon, qu'est ce qui se passe de manière concrète ? Je crois que c'est quand même ça qu'il faut regarder, et quelle est la politique de réforme qui est menée ? Premier élément : on élève le niveau de formation des instituteurs ; on le met à la licence. Deuxième élément : en ce qui concerne les professeurs du second degré et les professeurs de l'enseignement technique, on renforce la part de formation professionnelle, et on les met en contact avec des universitaires. Bon, eh bien je dis, ce sont des éléments qui me paraissent positifs. De même que l'institution d'un certain nombre d'allocations qui sont dotées de manière supérieure à ce qu'étaient les bourses traditionnelles, c'est également des éléments favorables. Donc, je regarde l'architecture ; la politique est suivie, c'est ce que vous m'aviez demandé, et je dis elle est inspirée par le désir de remonter le niveau de formation et de l'améliorer.

L.S. : Je vous reparlerai de la loi Savary.

A.F. : Bon, nous allons parler maintenant quelques minutes du problème de la nouvelle formation des maîtres. En effet, il existait un système fondé sur deux piliers : les Écoles Normales destinées aux enseignants des classes primaires, et les Centres Pédagogiques régionaux (CPR) conçus pour les professeurs des lycées et collèges. Aujourd'hui ce système a vécu ; il n'y a plus que les IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres) mis en place depuis cette rentrée dans toutes les Académies et qui visent à la formation, et des instituteurs appelés aujourd'hui professeurs d'école et des professeurs du secondaire. Alors pensez-vous que ces instituts universitaires de formation des maîtres ont élevé leur formation et leur permet de réussir ce que vous avez réussi avec les soldats du contingent, Laurent Schwartz ?

L.S. : C'était dur. Je dois dire que j'ai été, au début à la lecture du rapport Bancel, extraordinairement pessimiste et la plupart de mes collègues aussi, parce que ce rapport Bancel,

A.F. : C'est le premier rapport sur les IUFM, c'est ça ?

L.S. : Oui, ce rapport Bancel qui avait été fait par un groupe ne contenant pratiquement pas de professeurs d'universités (il y en avait quelques uns, j'ai la liste, il y en avait quelques uns), était basé sur la pédagogie et la didactique et mettait les connaissances nettement au second plan. Certaines choses se sont améliorées depuis. Par exemple, il y avait à ce moment-là, à mon avis, une très sérieuse menace sur le CAPES. Le CAPES subsiste, mais je vois quand même de très grands dangers dans les IUFM qui subsistent à fond. Personnellement, je ne suis pas d'accord pour mettre ensemble, pour en faire des maîtres, les professeurs d'école et les professeurs de collège ou de lycée parce que c'est deux types de formation qui ont assez peu de rapports. L'instituteur doit avoir des connaissances, mais beaucoup plus de pédagogie que de connaissances. Le professeur de collège et de lycée doit avoir, si je puis dire, beaucoup plus de connaissances que de pédagogie. Et le deuxième, c'est l'intervention massive des didacticiens. Alors, je voudrais m'expliquer. Je ne suis pas contre la pédagogie, il est certain que la pédagogie est un élément essentiel de la formation des maîtres, et qu'on peut connaître toutes les choses sans pouvoir les expliquer. Mais il faut les connaître pour pouvoir les expliquer. Et le pédagogisme actuel, qui garde une forme beaucoup plus théorique que pratique, il n'y a qu'à regarder le jargon qu'il emploie, eh bien c'est une formation de la facilité. Quant à la didactique, elle n'est pas encore une science, on peut le regretter, mais j'ai vu des écrits des didacticiens, j'ai ici le texte de l'épreuve professionnelle du CAPES, la deuxième épreuve professionnelle qui compte pour 25 %, et qui consiste pour l'étudiant à écrire, à rédiger la façon dont il a vécu son expérience propre professionnelle, et elle compte pour l'oral. Eh bien, je connais assez de pédagogues, de didacticiens de grande valeur mais beaucoup plus de didacticiens de valeur très médiocre, pour affirmer que cette prise de pouvoir par les didacticiens est réellement dangereuse.

A.F. : Alors je voudrais, avant que vous répondiez, Patrick Fridenson, vous faire l'état d'autres critiques qui ont été formulées pour que vous puissiez faire une réponse globale. Une des critiques de Laurent Schwartz, on les entend en effet dans sa bouche et de la part d'autres professeurs sur la place massive faite à la didactique, à la pédagogie, aux sciences de l'éducation, autres critiques sur la manière dont les choses ont été faites. Trois instituts universitaires de formation des maîtres ont été établis à titre expérimental, et il devait en être tiré un bilan et un bilan devait être discuté. Le rapport en forme de premier bilan qui a été réalisé en mai 1991 par l'Inspection Générale, et dont l'existence a été révélée par le ministre, est demeuré secret et on est passé directement à la généralisation des IUFM, ce qui inquiète un certain nombre de professeurs. Autre sujet d'inquiétude : ces instituts sont-ils véritablement universitaires, dans la mesure où les stagiaires qui y suivent des cours y sont très occupés, ne vont pas à l'université, que la maîtrise par exemple est tolérée, mais dans des conditions telles qu'il est très difficile par les élèves stagiaires de faire même leur maîtrise. Donc, ce sont toutes ces critiques, et d'autres encore, qui sont faites aujourd'hui à ces instituts. Est-ce que vous pouvez y répondre, Patrick Fridenson ?

P.F. : Moi, je ne réponds que pour moi. Je ne peux pas parler pour d'autres, je ne peux pas parler pour l'Inspection Générale, le Ministère, que sais-je. Je suis là à discuter avec vous et tranquillement. Donc, je regarde d'abord les choses en amont. Est-ce qu'on partait de zéro ? Réponse : évidemment non. Je prends le cas des mathématiques qui est cher à Laurent Schwartz. Il y a eu des Instituts de Recherche sur l'enseignement des mathématiques qui ont fait de grandes choses et de bonnes choses, et je dirais que ce qui est l'ossature forte des IUFM, c'est d'avoir pris appui sur les Instituts de Recherche sur l'enseignement des mathématiques. On a parlé de Daniel Bancel tout à l'heure ; c'est un mathématicien, et quand on regarde le nombre de responsables dans les IUFM, il y a une forte dose de mathématiciens. Et ça n'est pas seulement lié à l'excellence de la discipline dont je conviens avec mes interlocuteurs, c'est aussi lié au fait que les mathématiciens avaient beaucoup bossé depuis 20 ans. Donc, on n'était pas parti de rien, cher Alain Finkielkraut. Bon, premier point. Deuxième point, j'enregistre ce que dit Laurent Schwartz lorsqu'il me dit et lorsqu'il vous dit, lorsqu'il dit aux auditeurs il y a quelques minutes, qu'une bonne partie de ses craintes ne s'est pas réalisée. Donc le CAPES par exemple.

A.F. : Mais il est doublé d'un CAPES professionnel.

P.F. : Non, il n'est pas doublé d'un CAPES professionnel ; il est CAPES toujours et il contient une épreuve professionnelle.

A.F. : Une épreuve professionnelle, mais cette épreuve professionnelle, excusez moi Patrick Fridenson, est-ce que ça ne va pas rendre plus difficile aux étudiants qui souhaitent passer le CAPES dans l'université et non dans les IUFM, la possibilité de réaliser leur souhait ? Est-ce que ce n'est pas une contrainte faite à tous les étudiants qui veulent enseigner, de rentrer dans les IUFM ?

P.F. : Certainement pas. D'abord, l'accès aux CAPES, comme c'était vrai au temps des IPES, reste entièrement libre, c'est-à-dire qu'on peut être étudiant et ne pas entrer dans le système des Instituts de Formation des Maîtres.

A.F. : Et ce n'est pas une pression pour qu'on y entre ?

P.F. : Non, il n'y a pas de pression. Il y a un effet d'attraction par les allocations, ça c'est vrai. Et on ne peut pas confondre le désir de recruter des enseignants en nombre, avec des pressions. Maintenant, je voudrais quand même, sur les questions que vous m'avez posées, parce que vous m'en avez posé tellement, et toutes à la fois,

A.F. : Oui, oui, excusez-moi, allez-y.

P.F. : Alors j'y réponds. Vous avez dit : "Est-ce qu'il est bon de mettre les enseignants dans un seul moule ?"

A.F. : Ça, c'est la question de Laurent Schwartz.

P.F. : Oui, mais c'est une question tout à fait forte, tout à fait légitime, et il me semble que quand tu évoques ce genre de problème, on est devant une question très claire. Quelle est la place que la société française fait à ses enseignants ? Eh bien, je vous dis que la société française a fait une place très insuffisante à ses enseignants. Ils ont été financièrement dévalorisés, ils ont été socialement dévalorisés, et je crois que derrière les IUFM, il y a l'idée de créer une institution forte, visible, qui consiste à produire un métier, le métier de professeur, et que c'est un métier noble, et que c'est un métier dont nous sommes fiers. Et ça, pour moi, c'est la raison réelle de la présence de gens sur le même lieu, mais c'est une présence qui n'est pas uniformisante. Quand on regarde les cursus à l'intérieur d'un IUFM, il y en a vingt-huit dans la France et dans les départements d'Outre-mer, quand on regarde le cursus des gens, la partie qui est proprement commune est une partie qui est toute petite en nombre d'heures, en quantité de temps, en quantité de déplacements. Foncièrement, il n'y a pas d'uniformisation baroque, absurde, centraliste, entre les professeurs d'école, les professeurs du second degré. Ça, c'est un fantasme. Il y a un rapprochement et il y a une partie commune. Qui est une partie commune, ça répond à des objectifs qui ne sont pas seulement une revalorisation du métier mais une des difficultés. Regardons quand même les choses en face. Ce sont les transitions. Le passage de l'école primaire à la 6ème : grosse difficulté. De la 3ème à la seconde, grosse difficulté. Il est quand même normal qu'on prépare des gens qui vont avoir à regarder ce que font les enfants, à être un tout petit peu ensemble. Vous avez dit : il y a une intrusion massive des didacticiens, alors regardons encore.

L.S. : Prise du pouvoir.

P.F. : Prise du pouvoir, admirable. Si seulement c'était vrai !

A.F. : Ah bon.

P.F. : Mais je dis ça par mesure d'ironie. Bon, mais regardons un peu les choses. Il y a dans les IUFM en France 330 postes d'enseignants chercheurs. Sur ces 330 postes d'enseignants chercheurs, il y a 33 enseignants des Sciences de l'éducation. Ou bien on considère que c'est une minorité superbe et diabolique qui, à elle seule, fait la politique des IUFM, ou bien on considère qu'enseigner est un métier.

A.F. : Ça on le savait avant les Sciences de l'éducation que c'est un métier, quand même !

P.F. : Mais ce n'est pas entièrement évident. Vous trouverez des auteurs non moins célèbres que ceux que vous avez cités tout à l'heure, des gens qui disent qu'enseigner est un don. J'entends encore un premier ministre, puis Président de la République expliquer qu'on naît normalien comme on naît prince du sang.

A.F. : Donc Laurent Schwartz, si vous voulez répondre sur tous ces points.

L.S. : Oui, la prise du pouvoir, pour moi, elle s'appuie sur un bon nombre de choses. J'ai eu des longues conversations, par exemple, avec le président des jurys du CAPES de Mathématiques en France ; il a été en constante dispute avec le ministère. Il a beaucoup réfléchi sur cette 2ème épreuve. Il voulait, lui en tant que mathématicien, dire que la deuxième épreuve consiste à demander au candidat des exercices de mathématiques sur le sujet qu'on lui avait donné. Ce n'est pas vrai pour d'autres disciplines ; on ne peut parler d'exercices d'histoire, mais sur les mathématiques, c'était une très bonne chose. Bon, si on veut, et au lieu que ça en donne cette épreuve professionnelle, voilà un fascicule d'une vingtaine de pages sur l'organisation de cette deuxième épreuve professionnelle dans une Université du Nord de la France. Eh bien, ça représente un monument de préparation dans lequel il y a des phrases qui sont vraiment le jargon. On demande aux futurs enseignants de se mettre en situation d'expliquer la façon dont ils ont vécu le stage. Si vous voulez, j'ai dit volontairement, au lieu de former des professeurs compétents, on va former des professeurs sachant discourir sur la pédagogie. Car la pédagogie théorique, celle qu'on apprend dans un cours, ça n'est pas vraiment la pédagogie. La pédagogie s'apprend sur le terrain avec des leçons et des critiques, or on va faire des cours et des épreuves et le rapport Bancel parlait d'épreuves écrites et orales de didactique dans le concours à la fin de la 1ère année. Pour moi, ça me stupéfie.

A.F. : Patrick Fridenson, allez-y.

P.F. : Bien sûr, tout ça n'est pas exact. D'abord sur l'épreuve professionnelle, vous avez deux options, et l'une des deux options, c'est précisément des exercices tels que vous les avez évoqués. Donc, il ne faut pas regarder la moitié du verre, il faut regarder la totalité de la bouteille, sinon on ne regarde pas les choses en face. Maintenant, je regarde sur le fond. Il n'y a pas de pédagogie déconnectée des disciplines, sinon on n'irait pas très loin. Le problème qui est posé quand vous dites il faut être en situation. C'est quand même les enfants, c'est quand même un enseignement primaire, un enseignement secondaire qui ont profondément changé. C'est une France en chômage, c'est une France qui doute de son identité nationale. Ce sont quand même des questions très, très fortes. Et sur ces questions là, il est quand même normal qu'on apprenne aux jeunes enseignants et aux jeunes enseignantes à regarder les conditions de l'exercice de leur métier. Mais on ne peut les apprendre qu'adossés à un savoir fort. Il n'y a pas de pédagogie hors du savoir.

A.F. : Oui, mais alors un certain nombre de points que je voudrais livrer à la discussion, d'abord ce témoignage sur ce qui se passait à l'IUFM de Reims. Une animatrice a fait mettre tous les stagiaires sur une feuille de papier de 10 m2, et ils devaient se serrer de plus en plus parce qu'à chaque minute qui passait on enlevait un morceau du papier ; et la logique de cela était qu'il fallait travailler en équipe et ne pas avoir peur de se toucher parce qu'il ne faudra pas avoir peur de toucher les élèves. Il y a aussi dans cet IUFM une activité de formation où il s'agit d'inscrire au tableau le nom de tous les stagiaires, et chaque stagiaire doit ensuite voter publiquement sur chacun de ses co-stagiaires pour dire avec lesquels il aurait voulu jouer, travailler, discuter. D'autre part, sur cette question de l'apprentissage sur le terrain quand, Laurent Schwartz, vous avez parlé en ces termes, ça m'a rappelé, là je remonte encore beaucoup plus loin que Péguy, ça m'a rappelé Aristote. Il y a une distinction aristotélicienne entre le domaine de l'épistémè, du savoir ou de la sagesse et le domaine de la phronésis qui est le domaine de la prudence, de l'art, c'est-à-dire la raison pratique, la sagesse dans l'agir, la capacité de s'orienter dans un monde contingent et mouvant. Et la question qu'on peut se poser en effet, avant de livrer l'éducation aux Sciences de l'éducation, c'est de savoir si l'éducation est du domaine de l'épistémè ou du domaine de la phronésis. Et si elle est du domaine de la phronésis et de la prudence, alors peut-être que ce n'est pas tant la scientificité même des Sciences de l'éducation qui est à mettre en cause, c'est l'idée même de l'éducation comme science. Et ça quand même on pourrait y réfléchir avant de leur donner, peut être pas tout le pouvoir, mais tout le pouvoir qu'ils ont, Patrick Fridenson !

P.F. : Écoutez, donner tout le pouvoir...

A.F. : Non, déjà j'ai dit tout le pouvoir qu'ils ont,

L.S. : Très gros pouvoir

P.F. : Non, Alain Finkielkraut. Écoutez, j'ai cité tout à l'heure des chiffres, je ne vais pas y revenir, mais ces chiffres, ils sont un démenti flagrant à ce que vous dites. Quand on regarde le nombre d'heures d'enseignement dans les IUFM, ils ne correspondent pas non plus au tableau que vous décrivez. Le nombre d'heures dans les IUFM est essentiellement un nombre d'heures qui est consacré à l'apprentissage des disciplines, majoritairement de façon écrasante. Et il est fait en collaboration entre les Universités et les IUFM, entre les universitaires et les autres enseignants et les IUFM. Donc, moi je regarde quand même ce qu'est la responsabilité d'un intellectuel. Ça ne consiste pas à faire peur et à crier au loup-garou, ça consiste à regarder les choses en face. Vous me citez un exemple à Reims.

A.F. : Il y en a beaucoup d'autres.

P.F. : Je m'attendais que vous m'en citiez d'autres. Il n'y en a pas tellement et honnêtement, on trouve toujours quand on veut noyer son chien de quoi accuser un chiot de la rage. Ce n'est pas réaliste. Encore une fois, je suis un historien, je regarde les faits et je regarde un peu les problèmes.

L.S. : En tant que scientifique, je les regarde aussi.

P.F. : Bien oui, mais dans ce cas-là,

A.F. : Moi qui ne suis ni l'un, ni l'autre, je les regarde. Donc, nous les regardons tous, mais nous n'avons pas le même regard, nous n'avons pas les mêmes faits.

P.F. : Bien, je suis d'accord avec vous, mais les faits, ils sont incontestables. Il y a toutes sortes d'éléments pour les regarder. Donc, ce que je veux dire par là, c'est que globalement on doit avoir au terme du processus de mise en place des IUFM, quoi donc, une formation meilleure des instituteurs par le rapprochement avec les universitaires. Mais c'était quand même un problème que les Écoles Normales d'instituteurs étaient coupées de l'enseignement supérieur, que les expériences faites au niveau des enseignements de Deug premier degré n'étaient pas concluantes. On devrait avoir des enseignants du second degré ayant maintenu leur niveau scientifique, et j'entends bien ce que vous me dites, le gardant en tant que sciences et ayant acquis une technique, qui est une technique de la formation. Et une technique qui est pas une technique en soi, moi je ne crois pas, je l'ai dit à la pédagogie en soi, je ne sais pas très bien qui y croit, mais les gens qui pensent à présenter de la manière la plus convaincante possible les acquis de formation. Et aussi instiller un esprit de recherche. Parce que je crois que c'est un point important que dès l'enseignement secondaire, et là je pense que Laurent Schwartz sera d'accord avec moi, il faut apprendre aux gens à chercher, à critiquer, à innover.

A.F. : Laurent Schwartz, est ce que là-dessus vous seriez d'accord ?

L.S. : Oui. En ce qui concerne la prise de pouvoir, je voudrais citer un petit fait quand même. Les étudiants doivent tous, s'ils préparent le CAPES même en dehors de l'IUFM, s'inscrire dans l'IUFM.

P.F. : Non, alors ça, c'est totalement inexact.

L.S. : "Les étudiants qui seraient à tort inscrits directement dans les universités pour des préparations CAPES, sans aucune liaison avec l'IUFM, ne seraient pas pris en compte afin d'éviter une mauvaise utilisation évidente. Je vous demande en conséquence de veiller à ce que cette éventualité ne se produise pas".

A.F. : Qui a écrit cette lettre ?

L.S. : Ça c'est le projet Ministre d'État, Ministre de l'Éducation Nationale avec Mmes et MM. Les Présidents d'Université. Et c'est un fait, ils sont inscrits dans les IUFM.

P.F. : Alors quiconque aurait entendu le texte de cette lettre, et dans une université à l'heure actuelle, ne comprendra pas ce texte comme on l'a entendu. Je le répète, la candidature au CAPES est libre.

A.F. : Nous avons découragé quand même.

P.F. : Non pourquoi ? Est-ce qu'on est découragé par le fait d'avoir une allocation ; est-ce qu'on est découragé par le fait d'avoir une formation correcte ?

A.F. : Non, mais par exemple, on dit que dans l'Institut de Paris, ceux qui auront passé le CAPES à Paris, sans passer par l'IUFM, auront beaucoup plus de mal que les autres à trouver un stage d'enseignement dans la ville de Paris, et il y en a des tas.

P.F. : C'est du fantasme.

A.F. : C'est de la rumeur que je n'ai pas eue si vous voulez dans les égouts, que j'ai eue de gens universitaires qui travaillent à la constitution de cet IUFM. Donc, il est difficile si vous êtes historien, Patrick Fridenson, de mettre du côté du fantasme tous les faits qui vous semblent contrevenir à votre discours.

P.F. : Non, mais une rumeur, ce n'est pas un fait, ou alors où sommes-nous ?

A.F. : Bon alors maintenant parlons peut être, avant d'ouvrir l'autre question, Laurent Schwartz, dont vous vouliez parler, c'est-à-dire l'égalitarisme à l'université, l'absence de sélection à une université. Il y a une mise en cause des Sciences de l'Éducation qui vient du fait, qui est double me semble-t-il. Vous avez parlé tout à l'heure, Patrick Fridenson, du problème des exclus, d'un public de plus en plus hétérogène. Disons, le discours que véhiculent les Sciences de l'Éducation face à ce public est très loin justement de celui de Péguy ou de Jaurès, parce qu'il consiste à dire que si ces gens sont exclus, c'est parce que la culture elle-même les exclut. Autrement dit la culture est de plus en plus, par ce discours des Sciences de l'Éducation selon, si vous voulez la pensée de Bourdieu, pensée non pas comme un monde symbolique dans lequel il faut faire entrer les élèves, mais comme un signe distinctif, comme l'appareil par lequel une élite se reproduit et se reconnaît. C'est très vrai pour le français, on parle maintenant de français normaux, on dit que les textes littéraires n'ont aucun privilège sur les autres et donc il est indispensable d'ouvrir les élèves aux autres cultures, ou de les ouvrir à la vie. Et la vie et les autres cultures, dans la société qui est la nôtre, c'est quoi, au bout du compte c'est la télévision. C'est-à-dire, c'est l'entrée massive de la technique dans le lycée sous le prétexte de faire entrer la vie, mais surtout dans cette idée que la culture est en elle-même sélective, et que par conséquent elle est en elle-même coupable. Et d'autre part, un autre reproche alors là qui est peut être lui aussi établi à partir d'un certain nombre de faits, c'est que les Sciences de l'Éducation pensent l'enseignement comme adaptation à la demande sociale, à la demande des entreprises. Et voici par exemple une proposition de Philippe Meirieu dans un de ses livres, où il dit qu'il faut remplacer le brevet des collèges et les épreuves traditionnelles qu'il comporte, par la rédaction par les élèves d'un dossier documentaire sur une profession de leur choix. Et d'après ce que j'entends dire, c'est ce qu'il va être fait, ce qui a été d'ailleurs proposé par le Conseil national des programmes. Donc cette hyper professionnalisation de l'enseignement et cette mise en cause de la culture ne témoignent-elles pas d'un changement des finalités de l'école, Laurent Schwartz ?

L.S. : Écoutez oui, mais si nous continuons à discuter là-dessus, nous n'avons plus de temps du tout pour...

A.F. : Bon, alors dites un mot, et nous passerons à autre chose.

L.S. : Eh bien un mot, mais je pense effectivement que le discours pédagogique est un discours qui prime beaucoup plus, un jargon sur l'enseignement que la réalité de la culture scientifique ou littéraire.

A.F. : Patrick Fridenson.

P.F. : Eh bien, je dirai que la culture pour moi c'est deux choses. C'est un patrimoine, et ce patrimoine, il faut le garder, il faut le sauvegarder, il faut le diffuser. Et puis, c'est une création. Et pour moi le rôle de l'enseignement, c'est d'élever le niveau culturel et c'est donc à la fois d'honorer le patrimoine, et en même temps de participer à des activités de création. Et je pense que dans ce que vous avez évoqué, il y a des choses complètement différentes. Il y a des faits, je reviens là-dessus, qui sont la reproduction sociale. Quand on regarde par exemple quelle est la population des classes de 1ère C ou de terminale C, eh bien, on s'aperçoit que c'est une population qui appartient fondamentalement aux classes les plus favorisées, et on s'aperçoit également que les filles sont fortement minoritaires par rapport à ce qu'elles devraient être. C'est ce que montre par exemple le récent livre de Dominique Merlier sur la mobilité sociale aux éditions "la Découverte". Donc la reproduction n'est pas une invention de sociologue, c'est une réalité. Bon, ça c'est une chose. Deuxième problème que vous avez évoqué, c'est la professionnalisation. Alors là, on est devant un problème qui est complexe. Et je vous dirai, pas plus que Laurent Schwartz, nous n'avons pas de réponse limpide là-dessus. Et pour des raisons qui ne sont pas faciles. Je vous l'ai dit, ce n'est pas un propos de circonstance, la culture nous y tenons tous ici autour de la table. Les disciplines aussi. Et puis, il y a quand même le problème du chômage. Et il y a le problème des débouchés et c'est aussi la tâche de l'école d'y répondre.

A.F. : Bien, alors maintenant, Laurent Schwartz, nous pouvons passer au deuxième grand volet de cette discussion. Nous avons abordé au tout début, puis nous nous sommes en quelque sorte interrompus par la question des IUFM, pensez-vous que l'université ne remplit pas son rôle, notamment parce qu'elle n'a pas le droit à la sélection ?

L.S. : Je pense qu'une partie de ce qu'a dit Patrick Fridenson rentre déjà là-dedans, qu'il n'y a pas de brassage social. Si les classes de C contiennent des gens qui en quelque sorte avaient déjà moralement des parents dans les classes de C, c'est parce qu'on ne cherche absolument pas à créer la diversité, non seulement de matières, mais de niveaux, qui permettrait à chacun de rentrer dans la filière à laquelle il correspond. L'article 14 de la loi Savary, que je considère comme un article scélérat dans le sens des lois scélérates d'autrefois si vous voulez, c'est qu'il dit qu'en cas de limitation de la capacité d'accueil d'une université, le Recteur Chancelier pratique lui-même les inscriptions en fonction du domicile, de la situation familiale et des desiderata de l'élève. On ne mentionne pas les connaissances et les aptitudes. Et au sujet d'une condamnation de l'Université de Nanterre par le Tribunal Administratif, celui-ci a ajouté ce qu'il n'y est pas mais ce qui est sous-entendu, l'entrée dans une filière ne peut en aucun cas tenir compte des aptitudes et des connaissances. Eh bien là, on mène franchement au casse-pipe des gens qui ne sont pas à la hauteur de la situation. Il y a beaucoup de gens qui sortent de l'enseignement secondaire, par exemple avec un baccalauréat technique, et qu'on met dans un premier cycle purement scientifique. Ils ne sont pas préparés et ils chutent. Et inversement, on ne donne pas aux élèves qui seraient doués la possibilité de filières sélectives analogues à celles des écoles et qui mèneraient vers la recherche. Moi, je souhaiterais l'existence de deux sortes de Deug, deux sortes de premier cycle, l'un qui donnerait à une bonne partie de la population une possibilité de sortie dans la vie professionnelle au bout de deux ans, quitte à prolonger s'ils veulent, mais avoir au moins un diplôme qui leur permette de sortir au bout de deux ans, et une autre filière qui pourrait être plus sélective (aujourd'hui on n'entend pas du tout qui pourrait être plus sélective), et qui dirigerait vers des études longues, et notamment vers la recherche. Aujourd'hui, le Deug officiellement considéré donne dès le début de la première année un cycle de quatre années d'études. Il est beaucoup trop difficile pour la majorité des gens, je le regrette, tous les textes officiels disent cela.

A.F. : Donc, vous pensez en plus qu'il faudrait abolir cet article.

L.S. : Cet article qui est absurde ; il est ridicule.

A.F. : Et permettre aux Universités,

L.S. : Comme pour les Instituts Universitaires de Technologie d'avoir des voies sélectives. Vous savez que pour la formation des maîtres, les voies sélectives sont beaucoup plus attractives que les autres, comme dans tous les cas. Et ceux qui pourraient être des futurs maîtres sont attirés par les Taupes ou les Instituts Universitaires de Technologie et les sections de techniciens supérieurs qui forment des techniciens en deux ans, et nous les avons perdus. Et quelqu'un qui est entré dans une telle voie, souvent il rentre dans l'université après, mais c'est pour des branches techniques, ce n'est jamais pour devenir enseignant. De sorte que finalement, nous allons former des enseignants à partir de ceux qui n'ont pas été pris dans les filières sélectives. Est-ce une manière de donner à la France de bons enseignants ? Cet article 14, pour moi, c'est un article criminel. Regardez ce que ça veut dire de choisir quelqu'un d'après les critères que j'ai énumérés tout à l'heure, à l'exclusion des connaissances et des aptitudes. C'est vraiment monumental.

P.F. : Eh bien moi, je réponds. Encore une fois les faits, les faits, les faits. Regardez les faits. Un exemple tout à fait clair. Vous avez dit, on va perdre des futurs enseignants parce qu'ils ne sont pas passés par les filières sélectives. À l'heure actuelle, si on prend les instituteurs, eh bien, il y a à l'heure actuelle un quart des instituteurs qui viennent des IUT. Donc çà, çà montre clairement et c'est comme ça à l'heure actuelle, ça montre à quel point tu t'appuies sur des éléments qui ne sont pas statistiquement exacts. Donc ça, c'est un premier point. Deuxième point : je suis d'accord avec Laurent Schwartz, là encore une fois, sur une série de points. Il ne faut pas se contenter là de dire il faut former X % d'une tranche d'âge à tel niveau d'enseignement, il faut former des compétences. Et ça fondamentalement d'accord. Maintenant, regardons un petit peu les éléments du dispositif. J'ai encore un autre point d'accord avec lui qui est que la situation actuelle est fondamentalement intenable. Le statu quo ne va pas bien et il faut le changer. Donc, nous sommes l'un et l'autre demandeurs de réformes.

A.F. : Demandeurs de réformes dans l'Université, c'est ça ?

P.F. : Dans l'Université. Nous en sommes aussi, j'imagine, demandeurs ailleurs.

A.F. : Oui, mais la réforme dont parle Laurent Schwartz serait plutôt l'abolition d'une réforme.

L.S. : L'abolition d'un article de loi.

P.F. : Cet article de loi n'était pas une réforme ; c'était le fonctionnement de l'enseignement supérieur tel qu'il existe depuis Jules Ferry.

A.F. : Est-ce que vous êtes, vous Patrick Fridenson, favorable à l'abolition donc de cet article et à la possibilité que les universités introduisent des filières sélectives ?

L.S. : Deux groupes de filières. Celles qui donneront un diplôme un peu plus faible, mais au bout de deux ans, voire trois ans, avec une partie de formation professionnelle, la troisième année par exemple, et celles qui permettront des études longues.

P.F. : Non, alors je ne suis pas favorable à cette disposition et je ne le suis pas pour plusieurs raisons, mais ça ne m'empêchera pas de trouver des éléments où je rejoindrai mon interlocuteur. Je ne le suis pas parce qu'on est devant des problèmes de besoin. Il n'y a pas assez d'enseignants, il n'y a pas assez de chercheurs, il n'y a pas assez d'ingénieurs, et à l'autre bout de l'horizon, il n'y a pas assez d'ouvriers qualifiés. Donc, l'enseignement supérieur a besoin d'augmenter ses effectifs. Mais il ne peut le faire que s'il augmente les compétences, premier point. Deuxièmement, il y a des difficultés dans les filières sélectives. Regardons les choses en face. Les IUT : 30 % des élèves des IUT n'obtiennent pas leur diplôme universitaire de technologie à la fin. Il y a à l'heure actuelle 10 000 places vacantes dans les IUT parce que les jurys ne les ont pas pourvues. Donc, autre exemple : il y a tout un débat à l'heure actuelle sur les classes préparatoires aux grandes écoles, dans lequel nous n'avons pas le temps d'entrer, mais où on voit des gens aussi réputés que Pierre-Gilles de Genne, le récent prix Nobel de physique, dire que la situation n'est pas bonne dans les Grandes Écoles, elle n'est pas bonne non plus dans les Universités, et ça, c'est la réalité. Il n'y a pas un secteur sinistré, un chantier en ruines.

L.S. : Quand même, il y a une différence entre les deux.

P.F. : Oui, il y a une différence dans la hiérarchie des prestiges, absolument, incontestablement.

A.F. : Oui, mais les Universités aujourd'hui en France, c'est un peu vécu, par rapport aux Grandes Écoles, comme l'endroit où il ne faut pas aller, une sorte de dépotoir.

L.S. : C'est clair pour la plupart des gens.

P.F. : Moi, je ne l'ai jamais vécu.

L.S. : C'est-à-dire que les Grandes Écoles n'existent pas.

A.F. : Mais si quand même, il y a l'École Normale.

L.S. : L'École Normale n'est pas une Grande École pour moi.

P.S. : Ah bon, voilà autre chose.

L.S. : C'est une Université supérieure.

P.F. : Je reviens quand même sur le fond de la question. Ce que je propose, ce que je pense, c'est là où je suis d'accord avec Laurent Schwartz, c'est qu'il n'est pas possible d'avoir des premiers cycles uniformes. Je pense qu'il faut diversifier les parcours à l'intérieur des premiers cycles, et je suis de ceux qui ont fait des propositions visant à créer une formation modulaire dans les premiers cycles, où chaque étudiant négocierait un parcours qui aurait des doses différentes de formation générale et notamment de culture générale. Ça me paraît un point fondamental, y compris dans un premier cycle scientifique ou dans un premier cycle d'économie. Il y aurait une dose très forte de formation disciplinaire et une dose de formation professionnelle. Et le fait d'avoir des modules permettrait de sortir sans échec, de sortir chaque fois avec la constatation effective des compétences acquises. Et puis, les compétences qui ne seront pas acquises, eh bien les gens reviendraient par le biais de la formation permanente, par le biais du retour en formation, pour les développer. Donc, il y a bien des projets concurrents de réforme du premier cycle. Il y a un projet, qui est celui que je défends de transformation, et puis il y a le projet, je dirais à deux vitesses et avec multi barrages, de Laurent Schwartz. Mais il n'en reste pas moins qu'en tout état de cause le statu quo est intenable.

L.S. : Oui, non seulement le statu quo est intenable, mais depuis 1981 ou 1984 on a fait réforme sur réforme. J'ai assisté au Deug rénové. J'ai entendu autour de moi un grand enthousiasme sur les Deug rénovés. Je pense qu'ils ont amélioré la situation, mais ils ne l'ont pas fondamentalement changé, et dix ou quinze ans après l'institution des Deug rénovés, on constate que l'échec, au lieu d'être de 60 % est peut-être de 40 %, ou quelque chose comme ça, et on en est de nouveau à dire : les premiers cycles ne tiennent pas. Et réforme sur réforme qui jamais n'amènent au bon résultat, ça signifie tout de même que le point fondamental n'a pas été vu. Le point fondamental, c'est celui de la suppression de l'article 14.

P.F. : Oui, ce n'est pas réforme sur réforme, car la rénovation a été interrompue dès que la Droite a été mise au pouvoir. Je crois qu'il faut garder l'article 14, et je crois qu'il faut faire une formation décloisonnée et modulaire pour changer les pratiques des étudiants.

A.F. : Bien, écoutez, ce sera le mot de la fin. Je vous remercie beaucoup Laurent Schwartz et Patrick Fridenson pour cette discussion très éclairante. Quelques livres que je voudrais signaler pour la prolonger. Une anthologie intitulée "La République et l'École" qui est publiée dans la collection Agora, chez Presse-Pocket par Charles Coutel, et d'autre part un livre très beau qui pourrait tous nous réconcilier. Il s'intitule "Honneur aux Maîtres", il est présenté par Marguerite Léna, aux éditions Critérion, et ce sont un certain nombre de personnalités, très diverses (E. Lévinas, JM Lustiger, Jean Daniel, JM Colombani, l'Abbé Pierre, Paul Ricœur, etc.), interrogées sur le maître qui les ont influencées, des maîtres qui ignoraient la pédagogie, les sciences pédagogiques, mais qui n'étaient pas moins de très grands maîtres.

P.F. : Pas tous.

A.F. : Pas tous peut-être. D'ailleurs, personnellement lorsque j'ai lu ce livre, j'ai pensé à un maître que j'aurais voulu honorer, qui s'appelait Claude Nicolet, qui était mon professeur de latin en 4ème,

P.F. : Et qui a été mon professeur aussi.

A.F. : Ah non, ce n'est pas le même alors, ce n'est peut être pas Claude alors, il s'appelle Nicolet, il est professeur de latin, un homme de l'école des Chartes. Oui, je connais Nicolet de l'histoire et de l'idée républicaine, et ce Nicolet-là donc nous donnait comme punition, lorsque nous bavardions, lorsque nous chahutions, il nous forçait, il nous contraignait à écrire cinq, dix ou quinze lignes suivant le degré de la punition, en latin "decidentio", au sujet du silence. Nous étions en 4ème. Je ne viens pas d'une famille très bourgeoise, on ne connaissait pas le latin dans ma famille, et je dois dire que je garde de ces moments-là et de cette punition là un souvenir très ému. Voilà, c'est comme ça que je conclurai cette émission.

 

Note :

* Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque, enseigne que la phronésis, (c'est à dire la prudence, ou sagesse pratique), est la vertu nécessaire pour prendre la meilleure (ou la moins mauvaise) des décisions. La phronésis est en effet une règle de conduite qui permet de prendre une décision compte tenu des contraintes extérieures, tout en conservant son caractère éthique. Elle permet à l'âme rationnelle de décider selon sa conscience (traduit en prudentia par Cicéron, le mot perdra alors sa valeur éthique - convenance, et non conscience).

* Coutel, Charles, La république et l'école, une anthologie, Paris, Presse pocket, Collection Agora - Les classiques, 1991, 288 p.
* Léna, Marguerite, Honneur aux maîtres, Paris, Critérion, 1991, 239 p.

 

© Émission Répliques, Alain Finkielkraut, producteur, France-Culture, 1991].


Hommage à Laurent Schwartz

 


 

 

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