Actuellement ministre, Renaud Dutreil (né en 1960) a publié en 2001, soit à quarante ans, un ouvrage honorable aux vues souvent intéressantes, si discutables. Le chapitre consacré à l'éducation telle qu'elle se pratique chez nous n'échappe pas à la critique (que de points il faudrait nuancer !), mais est suffisamment stimulant pour que je le produise ici. Non sans dire auparavant que je m'inscris totalement en faux contre le jugement résolument détracteur porté par l'auteur à l'encontre de "l'école dévoyée de Célestin Freinet". Mais c'est là, à mon sens, insuffisance d'information, et non volonté de dénigrement systématique. Alors, écoutons R. Dutreil : il a des choses à dire...

 

"Je voudrais qu'on fût soigneux de (lui) choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine et qu'on y requit tous les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science". (Montaigne, Essais I, 26)

 

Nous vivons dans une société développée. Mais formons-nous un peuple ? Ce peuple de citoyens égaux en droits et en devoirs, au cœur de l'idée républicaine, n'est-il pas anéanti par l'individualisme qu'infusent en chaque Français, par leurs voies singulières, le marché excitant et l'État lénifiant ? Pouvons-nous croire que les frontières géographiques suffisent à faire un peuple, au moment même où les frontières sont pulvérisées par l'esprit du monde ? La société française est le produit croisé du marché et de l'État, mais le peuple, lui, est fils de l'école. Que l'école manque à son devoir parental et, vingt ans plus tard, le peuple est amputé d'une génération. Il claudique. Au terme de quarante années, le peuple a été amputé de deux générations. Il tombe à terre. Nous en sommes là. Faut-il aller plus avant ? Souhaitons-nous qu'il reste un jour un peuple français debout ? Deuxième question : nous vivons dans une société libre et nous l'appelons la société française. Mais qu'est-ce que la liberté ? La liberté, qui est au cœur de la République, n'est-elle pas affaiblie par les multiples envoûtements dont nous faisons l'objet ? Pouvons-nous croire qu'un préambule de Constitution, énonçant la liste d'une dizaine de libertés abstraites, suffise à nous protéger de ceux qui nous droguent, parfois même au nom de ces libertés ? Nos facilités, notre sans-gêne, nos égoïsmes sont le produit croisé du marché qui nous tente et de l'État qui nous endort. La liberté, elle, est fille de l'éducation. Comment pourrions-nous maîtriser les mille incendies qui s'allument en nous au cours de notre vie, feux de l'envie, de la jalousie, de la résignation, de la querelle, de la trahison, sans avoir appris à nous libérer de leur emprise ?

Néron a deux maîtres. L'un, Burrhus, lui prodigue des leçons de liberté et de volonté, l'autre, Narcisse, l'incite à rechercher son plaisir individuel, à céder à ses désirs. Néron écoute la voix de la facilité et devient son propre tyran en même temps que celui de son peuple. Il tue sa mère Agrippine qui, en voulant le manipuler, a mis à l'épreuve sa liberté faussée. La tyrannie est un échec de l'éducation. Montesquieu écrit : "Dans les États despotiques […] l'éducation est donc en quelque façon nulle". L'inverse n'est-il pas vrai ? Une éducation nulle ne conduit-elle pas nécessairement, compte tenu de la propension de tout État à étendre à l'infini son pouvoir, à un État despotique ? Un despotisme qui ne serait pas le résultat de la contrainte mais de la stupidité dans laquelle les citoyens trouveraient peu à peu leur contentement ? Dans sa Réponse à la question : qu'est-ce que les lumières ? Kant écrit que "les lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité […] la minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre". Nous, Français, demandons-nous aujourd'hui si nos soixante millions de concitoyens sont sortis de l'état de minorité ou bien s'ils s'y enlisent, soumis à des milliers de consignes habiles qui leur pénètrent le cortex et contre lesquelles l'école ne les a pourvus d'aucun bouclier. Une démocratie de mineurs est-elle encore une démocratie ?

De toutes les institutions de la République, l'école est la première dans l'ordre du temps. Le ministre de l'Éducation nationale devrait être le premier des ministres dans la hiérarchie républicaine. Ceux qui enseignent dans les écoles, collèges, lycées et universités devraient être considérés comme des citoyens d'honneur, les véritables garants de la formation du peuple, les libérateurs de la conscience, les premiers serviteurs de la civilisation. Nous en sommes loin. Notre école traverse une crise profonde, niée par ceux qui ont intérêt à notre asservissement, déformée par ceux qui ne songent qu'à leurs intérêts catégoriels, méconnue par les parents eux-mêmes, dont l'entendement ne peut concevoir le modèle d'école généreux dont nous rêvons. Le danger du fiasco scolaire est tel qu'il n'apparaît même plus comme un fiasco. À qui l'imputer ? Il est l'œuvre de plusieurs générations de théoriciens appliqués, que leur enthousiasme n'excuse pas, qui n'ont pas hésité à intoxiquer les politiques comme l'opinion. Ce naufrage pédagogique n'est pas nouveau dans l'histoire. Lorsque l'école hoche stupidement la tête, une réaction se produit qui entraîne bientôt la société vers un progrès de l'intelligence, de la culture, de la curiosité. À la veille de la Renaissance, Rabelais campe le décor. Gargantua est d'abord placé sous la direction d'un grand docteur sorbonicquard, maître Thubal Holoferne. Celui-ci lui fait apprendre par cœur, à l'envers et à l'endroit, règles de grammaire et principes de morale, entendre chaque jour à l'église vingt ou trente messes et le laisse croupir dans la paresse physique ; Gargantua, ainsi, "en devenait fou, niais, tout rêveur et rassoté". Sous Ponocratès, le bon maître, Gargantua associe connaissance des textes anciens et connaissance directe de la nature, qui se complètent. Il cultive son corps, étudie les plantes, contemple le ciel, enrichit sa mémoire par des lectures commentées sans oublier la lecture matinale d'une page de l'Évangile. La Renaissance naît avec l'enseignement de Ponocratès. Nos enfants sont aujourd'hui entre les mains de maître Thubal Holoferne, à cette différence que la pénurie de matière a remplacé l'excès. Si l'on n'y prend garde, ils seront bientôt des millions de fous, niais, tout rêveurs et rassotés, sortant de là le bac en poche.

 

Chronique d'un échec scolaire

 

N'en déplaise à Claude Allègre, rayonnant de l'orgueil scientifique contemporain, heureux de déclarer que "l'école de Jules Ferry est morte", l'école républicaine de Jules Ferry, de Jules Simon, d'Octave Gréard, fondée sur la transmission systématique et progressive du savoir et les pratiques mises au point au cours de la Rénovation pédagogique, entre 1850 et 1880, est un formidable exemple pour l'avenir. Elle reposait sur la générosité de ces honnêtes hommes du XVIIIe siècle, pétris de modèles antiques, qui voulaient donner l'instruction aux masses, sans pour autant créer une instruction de masse. La première pédagogie républicaine rêve pour chaque petit Français du miel de l'instruction. Non le surimi de la connaissance que l'on sert sur nos tables de Formica, mais la quintessence du savoir, définie par les meilleurs savants. On n'ose imaginer cela : donner le fin du fin au plus grand nombre. Le conventionnel Arbogast, collègue de Condorcet, écrit dans son rapport d'octobre 1792, à propos des manuels scolaires de l'époque : "Il n'y a que les hommes supérieurs dans une science, dans un art, ceux qui en ont sondé toutes les profondeurs... qui soient capables de faire des éléments où il n'y a plus rien à désirer". Pendant plusieurs décennies, cette tradition de l'intelligence française universaliste se répandit dans les écoles de France, servie par des instituteurs dont on a fait, à juste titre, les vrais héros de la République. Puis les écoles normales, creuset de la formation des maîtres, furent bouleversées par deux idéologies de l'asservissement intellectuel. Celle de Vichy, qui remplaça les écoles normales par des instituts de formation professionnelle, préfigurant l'entrée du matérialisme productiviste - l'école ne sert qu'à former la main-d'œuvre - dans le temple humaniste. Celle des marxistes, ensuite, dont les théoriciens de l'éducation nouvelle mûrirent leur projet d'école égalitaire dès les années vingt. Ces deux entreprises matérialistes s'opposent frontalement à la tradition des Lumières, dans laquelle c'est par l'instruction, comme le dit Condorcet "que la raison de chacun s'éduque et fait apparaître la conscience du bien commun", de sorte que "la citoyenneté devient le développement, et non la négation de l'individu".

La nouvelle école marxiste rejette la singularité de l'élève, et bien entendu ses mérites personnels, au nom du déterminisme social, mode d'explication tout terrain du matérialisme historique. Contrairement à ce que l'on peut croire, l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 ne coïncide pas avec l'entrée du pédo-marxisme à l'école. Il y était enraciné depuis longtemps. Dès la fin des années soixante, Althusser dénonce dans l'école républicaine un "appareil idéologique d'État", dont la fonction est de maintenir les classes laborieuses sous la tutelle de la bourgeoisie, et distingue les matières littéraires, instruments de domination, des sciences objectives, qu'il innocente. Mai 68 couronne ces théoriciens, transforme l'école de fond en comble, avec pour modèle l'autodafé chinois de la culture élitiste bourgeoise contre révolutionnaire. Les cancres sont promus au premier rang au nom de l'égalité tandis que les intellectuels peaufinent l'analyse d'une école à abattre, reproduisant à travers les formes linguistiques (Lacan) ou sociologiques (Bourdieu, Establet, Passeron) l'idéologie bourgeoise. L'habitus bourdieusien(1) devient peu à peu l'épouvantail de la transmission du savoir, la méningite de tout un peuple, à l'exception de la classe des travailleurs idéologiques, qui accumule dans son coin le précieux capital culturel. 1981 poursuit le mouvement avec l'arrivée au pouvoir de cette classe sociale. La génération Legrand-Meirieu des années quatre-vingt liquide les restes de l'école de la République, installe dans les IUFM créés en 1989 des spécialistes des "sciences de l'éducation". Ces sciences sont bientôt jugées supérieures aux disciplines que les "professeurs des écoles" sont censés connaître. Et lorsque les sorciers du pédagogisme marxiste s'aperçoivent qu'après avoir établi l'ignorance dans l'école primaire, ils ont introduit la violence au collège, l'envie leur vient de poursuivre plus loin l'expérience révolutionnaire : "Le sens des apprentissages scolaires ne peut résider dans la réussite individuelle", écrit Philippe Meirieu(2), car le but de l'école est "d'apprendre aux enfants à vivre ensemble, à surseoir à leur violence". Bref sursis, dont on admet déjà l'issue : la violence. Parce que, selon ces idéologues, c'est la société elle-même qui est violente, non l'individu, ce bon sauvage. Ce que nous vivons maintenant correspond au déroulement de ce programme : échec d'enfants mal instruits, qui au lieu de bayer aux corneilles saccagent les classes, trouble des enseignants à qui l'on apprend que l'enfant seul construit son savoir, désenchantement d'une génération qui arrive à l'âge adulte sans que son intelligence ait été éduquée au plaisir de la pensée. Tout est fait pour que l'école détruise le peuple et la liberté, c'est-à-dire l'homme dans sa double dimension collective et personnelle. Seul l'État doit émerger de la jungle du marché, en prenant appui sur la médiocrité, ce sol toujours stable.

 

L'échec de l'égalité des chances

 

Aujourd'hui, nous constatons que la nouvelle école n'a pas réduit l'inégalité des chances. Certes, le taux de bacheliers au sein d'une classe d'âge a doublé entre 1985 et aujourd'hui, passant de 30 % à plus de 70 %, mais cette évolution est un leurre. Au lieu d'amener 80 % d'une génération au niveau du bac, on abaisse le niveau du bac au niveau de 80 % d'une génération. Sur deux ans, 95 % d'une génération a le bac en poche. L'allongement des études et la distribution du bac pour tous ne signifie pas pour autant que l'école soit en mesure de donner les mêmes chances de réussite à chaque jeune Français. La preuve : depuis 1985, la part des étudiants d'origine populaire - 60 % des jeunes de vingt à vingt-quatre ans - a baissé dans les classes préparatoires, pour tomber à 15 % des inscrits, alors que dans le même temps, la part des enfants de cadres (15 % des 20-24 ans) a grimpé à 53 % des inscrits. Ce sont du reste les enfants d'enseignants qui, profitant d'un privilège d'instruction domestique, tirent le mieux leur épingle de ce jeu inégalitaire. Cet échec patent de l'objectif de la nouvelle école s'est accompagné d'un autre échec : la qualité générale de l'enseignement a chuté. Même les privilégiés sortent de l'école de la République moins cultivés qu'auparavant, ce qui affecte la nature même des élites, leur rôle dans la transformation de la société, leur rayonnement intellectuel dans le monde de la création. Enfin, nous savons maintenant que 10 à 15 % des élèves sortent de CM2 sans savoir lire ni écrire : autant dire qu'ils partent dans la vie avec un énorme boulet à la cheville que le collège unique ne cessera d'alourdir.

Une partie de la communauté éducative a pris conscience du risque d'école-zéro où nous conduit cette stratégie marxiste doublement fautive. "Nous avons à lutter pour qu'il y ait encore de l'école", disent les plus lucides(3), constatant que les préaux sont devenus des gares de triage, qui gèrent des flux de population, dans une société de masse. Juste analyse, qui s'attaque à la sacro-sainte théorie du déterminisme social, selon laquelle il n'y a pas de bons et de mauvais élèves, pas de bons et de mauvais enseignants, mais des classes sociales prises dans un irrépressible processus de clonage. "On nous dit que l'échec est imputable aux enfants eux-mêmes et au fameux 'handicap socioculturel'.., l'école est ainsi exemptée de toute obligation de résultat. Il y a des enfants pauvres, des enfants étrangers dont les parents maîtrisent mal la langue française, des enfants psychologiquement déstabilisés, il n'y a jamais d'enfants mal enseignés". Il ne saurait y avoir aujourd'hui de réforme de l'école sans que cette question soit crûment posée : l'inégalité des chances n'est-elle pas avant tout le fruit de cette sous-instruction, mise en place au nom même de l'égalité dans l'école de la République ?

Les théoriciens de l'héritage culturel surestiment systématiquement les effets de l'origine sociale sur l'inégalité, tout comme au sujet de la violence urbaine, ils se retranchent derrière le contexte économique et social. La théorie dite de la "stigmatisation" permet de faire le procès de la société, au lieu de s'interroger sur les acteurs du système éducatif, sur le niveau des profs, sur les conditions d'éducation et d'organisation de l'école. Leurs opposants "libéraux", par exemple Boudon, mettent l'accent sur les stratégies individuelles des acteurs, qui varient en fonction de leur position sociale. Ainsi, les élèves de condition modeste seraient tentés, à niveau scolaire égal, d'en rabattre par rapport aux élèves plus favorisés, "poussés" par leurs parents. Mais ces explications n'en passent pas moins à côté de la responsabilité propre du système éducatif. Beaucoup de sociologues maintiennent que les variables "classe" et "maître d'école" ont plus d'importance que la CSP ou le niveau culturel des parents, autrement dit qu'il n'y a pas de fatalité sociale, mais un problème de qualité du système éducatif et de l'enseignement. Dans son étude sur l'efficacité des collèges français, A. Grisay souligne qu'entre collèges socialement favorisés et défavorisés, les facteurs d'inégalité internes au collège (temps perdu en classe, discipline, exposition à l'apprentissage...) jouent davantage que les facteurs externes (suivi parental, absentéisme, travail à la maison...). Il montre aussi qu'à conditions d'enseignement égales, l'origine sociale est sans effet sur les progressions des élèves en quatre ans de collège.

Les politiques sont élus pour améliorer l'éducation non pour en être les spectateurs impuissants. Le pouvoir de réformer n'appartient qu'à eux. Il faut qu'ils admettent la responsabilité du système éducatif dans l'échec scolaire, dans la reproduction des hiérarchies sociales à l'école et dans les orientations individuelles. Nous devons rompre avec cette infantilisation que produit le "fatalisme de l'habitus" appliqué à l'école, et comprendre que si grandes soient les inégalités sociales au seuil de l'école, si nécessaire soit, par ailleurs, l'action en faveur d'une réduction des inégalités socio-économiques ou socio-culturelles, une action résolue sur l'école est indispensable. Considérer que les vrais critères de discrimination scolaire sont externes à l'institution scolaire, qu'il s'agisse du revenu des parents, de leur diplôme, ou encore du nombre de livres qu'il y a dans la bibliothèque familiale, est une bonne manière de s'exonérer de tout devoir de réforme. Reconnaître l'importance des facteurs internes à l'institution scolaire est un préalable à toute volonté d'amélioration du système. Encore faut-il s'entendre sur les fins poursuivies par l'école.

 

Vers l'école utilitariste ?

 

Sous l'effet du matérialisme ambiant, l'école, notamment l'école fondatrice, primaire et collège, a baissé le pavillon de la culture générale, dite "gratuite", pour hisser celui de la formation professionnelle, dite "utile". Il ne s'agit plus aujourd'hui de former des esprits libres et cultivés, il s'agit de former des travailleurs pour la gigantesque machine à produire et à consommer qu'est devenue la société de surconsommation. La crainte du chômage et la chute de l'exigence culturelle ont eu raison des ambitions humanistes. Calcul hasardeux, du reste, car l'école moderne manque aussi cette cible de l'adaptation au marché du travail. Idéologiquement coupée de l'entreprise, hostile à ses valeurs, enfermée dans la forteresse bureaucratique de la rue de Grenelle, elle a du mal à identifier les filières et les savoirs exigés par l'évolution économique. Elle ne comprend pas, surtout, que la nature du travail comme les besoins de l'économie moderne ont changé : une bonne culture générale, la maîtrise d'une méthode de pensée, l'aptitude à formuler clairement des idées, bref le cœur de l'enseignement aujourd'hui disqualifié, sont de plus en plus "utiles", dans une société de l'information, du service, de l'intelligence, où les technologies de l'information et de la communication représentent jusqu'à 25 % des nouveaux emplois créés, ont un impact sur 30 % des salariés, connaissent une croissance de 5 % supérieure à celle des autres secteurs. Parallèlement, les métiers manuels ne sont pas voués à la disparition. Plutôt que de les assimiler à des "métiers d'intouchables", la société serait mieux inspirée de les revaloriser, ne serait-ce que sur le plan symbolique.

La nouvelle philosophie scolaire est ainsi à la fois utilitariste et maladroite dans son utilitarisme. Cela ne la dissuade pas d'aller plus avant dans l'impasse. Après avoir anémié tout ce qui relevait de la connaissance humaniste (philosophie, langues anciennes, civilisations antiques, littérature, poésie, etc.), elle met en scène des "apprentissages" fondamentaux, censés préparer les enfants à un emploi. L'obsession de l'outil, le sentiment qu'en mettant des micro-ordinateurs dans toutes les classes on atteint l'objectif de l'école républicaine caractérisent le matérialisme pédagogique à courte vue d'un Jack Lang. La culture de l'outil se substitue aux outils de la culture. Les instituteurs d'il y a cent ans savaient bien, eux, qu'une plume d'oie n'était jamais que le produit d'une oie. Sombre diagnostic brossé par Jaffro et Rauzy : "L'enseignement des lettres est aujourd'hui réduit à l'apprentissage des techniques nécessaires aux besoins économiques et normatifs de la société de communication. Le 'cas Allègre', ministre brutal et pataud, représentant l'inverse de la culture de l'honnête homme, ne pouvait qu'indisposer les enseignants, notamment ceux qui enseignent, non seulement les langues mortes, mais aussi les 'disciplines assassinées', lettres et mathématique, dont les horaires diminuent d'année en année malgré les progrès de l'illettrisme".

À vrai dire, la France n'est pas le seul pays à renoncer aux idéaux humanistes au profit des impératifs matérialistes du marché et de la production. C'est le lot de toutes les sociétés productivistes. Elle résistait encore, cependant, par fidélité à une tradition ancienne de désintéressement culturel. Elle résiste de moins en moins.

La pratique du "benchmarking" international, qui consiste à comparer les performances des pays entre eux, et qui est une des tentations des politiques lorsqu'ils n'ont ni idées originales ni convictions fortes, à droite notamment, pousse à la capitulation. L'Europe même, dont on pourrait espérer qu'elle partage les valeurs de l'humanisme qu'elle nourrit autrefois, incite au nivellement international, dont on sait qu'il obéit davantage aux nécessités du marché qu'à un idéal de civilisation : "Les pays ne peuvent plus se permettre de se recroqueviller sur eux-mêmes et doivent, au contraire, regarder vers l'extérieur afin de comparer leurs prestations avec celles de leurs voisins" (rapport européen sur la qualité de l'éducation, établi par la Commission à l'issue du sommet de Lisbonne de mars 2000). Au sommet de Lisbonne, les États membres ont demandé à la Commission de fixer "des indicateurs et des repères quantifiables pour permettre une comparaison des meilleures pratiques". On peut craindre que le modèle d'école ainsi bâti sous la houlette de la commissaire Viviane Reding soit davantage inspiré par l'utilitarisme anglo-saxon que par l'humanisme latin. Dans ce système, les enseignements technologiques, jugés directement utiles à la production, prendront le pas sur les humanités. Ce sera un échec pour l'Europe elle-même, qui ne peut affirmer sa singularité sans ouvrir à tous la voie exigeante d'humanités renouvelées.

La formation "utile", à finalité professionnelle, est l'affaire de toute la vie, et non de quelques années au sortir de l'adolescence. Chaque adulte, quelle que soit sa profession, devrait pouvoir se former, sur le temps de travail, tout au long de son parcours. Lorsque le débat sur les 35 heures était venu à l'Assemblée nationale, j'avais d'ailleurs proposé que les quatre heures de travail hebdomadaire que Martine Aubry voulait supprimer soient consacrées à la formation professionnelle, position alors soutenue par certains syndicats réformistes. La formation "tout au long de la vie" sera la condition de "l'employabilité" des Français, dans une économie ouverte, appelée à s'adapter continuellement, à un rythme toujours plus vif. Quant à la décentralisation de l'éducation, tentation forte à droite, comme l'est celle de la professionnalisation de la formation initiale, elle présente aussi de graves périls. Imagine-t-on l'assemblée des élus corses définir le contenu de l'enseignement obligatoire en Corse ? Seule la polyphonie y gagnerait quelque chose. Pour faire pièce à l'utilitarisme scolaire, seule une vision républicaine, ambitieuse pour tous, imprégnée d'humanisme, et non un puzzle de visions régionales, sinon régionalistes, semble de nature à tromper la démagogie dans laquelle sombre le système scolaire.

 

Comment sortir de l'enseignement nul ?

 

L'école est notre propre affaire, à nous Français. Sa conception doit être le reflet, non de ce que nous sommes, mais de ce que nous voulons devenir : qu'elle soit insipide si nous nous résignons à n'être que des consommateurs empressés, et des travailleurs dociles ; qu'elle soit exigeante, si nous prétendons incarner une forme d'humanité généreuse et exemplaire. Avant de fixer la matière de cette exigence, il faut dissiper les malentendus.

 

Le plaisir ou la facilité

 

Le premier tient au plaisir d'apprendre. La théorie freudienne nous dit qu'apprendre obéit au "principe de plaisir". Chacun le conçoit. On en a hâtivement déduit la prohibition de l'effort, jugé contraire à ce principe. Ainsi l'enfant doit-il apprendre à penser comme le chat apprend à chasser, en s'amusant à courir après la feuille morte emportée par le vent. Mais le travail, qui conditionne le plaisir du lecteur de Proust ou de Wittgenstein, de l'interprète de Mozart, de l'historien ou du mathématicien, se situe à un autre niveau que le jeu. Assimiler jeu et plaisir revient à condamner l'enfant à la pauvreté du plaisir et, très vite, à son desséchement. Le plaisir que procure toute activité intellectuelle est une conquête. L'ennui, comme le brouillard, gagne la vallée, Il faut prendre la peine de grimper pour jouir de la nouveauté d'un point de vue. La morale de l'abbaye de Thélème, le "fais ce que voudras" des Thélémites, que j'ai vécue et connue pendant les quatre années que j'ai passées rue d'Ulm, s'adressait à des esprits déjà formés, ouà des esprits incultes.

L'a-t-on compris en très haut lieu ? Nombreux sont les enseignants qui dénoncent l'indigente pitance intellectuelle à quoi on contraint les élèves sous prétexte de facilité : traité à coups de bulletins officiels, de stages pédagogiques, de programmes nouveaux, l'enseignant est surtout sommé de protéger le petit animal craintif, ce sauvageon capable de tout sauf de se faire violence à lui-même, d'un labeur trop rude. Un roman est à l'étude : que l'enfant lise dix pages, le reste lui sera servi sous forme de concentré photocopié. S'agit-il de comprendre ce qu'on a lu ? Bah ! Le commentaire composé, la dissertation seront remplacés par une libre rêverie, gribouillée sur une feuille non corrigée afin d'épargner à l'enfant l'humiliation de la comparaison inégalitaire. Afin de stimuler le plaisir de l'enfant, témoignent les enseignants, celui-ci est invité à parler de lui, dans de courts textes de vingt lignes maximum, proportionnés à ce qu'il a à dire, tristes balbutiements d'un individualisme aussi muet sur l'individu que sur le reste. Il sera heureux, l'enfant, de raconter sa première expérience sexuelle, à la manière de Colette dans Le Blé en herbe, ou de singer les dialogues de Loft story, ce merveilleux révélateur de l'éducation actuelle, sentimentale ou non. L'étude de la littérature fantastique ? La classe ira au cinéma voir Jurassic Park 3 et en débattra. Au nom du principe de plaisir, chacun parle avec importance de soi-même, de ses problèmes, de son petit univers borné faiblement éclairé par la télévision. Que personne ne tremble : les programmes seront alignés sur le niveau des élèves les plus nuls et la littérature française sera servie en croquettes de textes.

 

Le renoncement au sens

 

Le deuxième malentendu porte sur le primat de la forme, de la technique et de l'outil, par rapport au contenu. Ainsi le haut fonctionnaire Boissinot réussit-il à inspirer le plus profond dégoût de la littérature aux enfants, aux adolescents et à leurs professeurs, en leur imposant ses techniques d'analyse "méthodique" des textes, consistant, par exemple, à relever les mots "canon", "blessés", "morts", dans un texte de Voltaire, pour déduire de cette exploitation du "champ lexical de la guerre", qu'il traitait bien de la guerre(4). Cette méthode d'idiots, qui fait passer le mot avant l'idée et le style, a fait long feu, mais les cendres sont partout brûlantes. Au collège, les enfants se dessèchent sur d'arides méthodes de décortication pseudo-scientifique des textes, qui les dispense de les comprendre, de les aimer, d'en ressentir la beauté ou la force. Le texte, privé des droits de la défense, ne peut protester. On le condamne au mutisme avant de le couper en morceaux ! Le même Boissinot ne se fit-il pas le propagandiste de "versions abrégées" de L'Odyssée ou de la Bible au collège, versions propres à d'adroites manipulations idéologiques, au prétexte que la digestion en était plus aisée ? Partout, dans notre enseignement, l'obsession scientifique, discours de la construction-déconstruction des formes de la réalité, traque l'émotion, la philosophie, la méditation, la recherche de la vérité intérieure. Les disciplines scientifiques, dites objectives, ont le vent en poupe dans ces programmes, à l'exception des mathématiques, trop exigeantes, et au détriment des disciplines littéraires. En bout de course, l'enseignement de la philosophie en terminale - une originalité française - est réduit à la portion congrue. Elle se limite à quelques aperçus, au prétexte que les élèves sont devenus ignares. Elle effraie aussi. Tout ce qui peut concourir à former des esprits critiques effraie. La France est ainsi capable de "produire" de plus en plus d'ingénieurs, quand elle peine à former des esprits déliés. Les esprits des enfants se dispersent, sollicités par mille connaissances mineures et superficielles, sans que puissent se forger ni leur jugement ni leur imagination. "Au chameau, dit saint Antoine, il ne faut donner que peu de nourriture ; il la savoure en lui-même jusqu'à ce qu'il rentre dans son étable, il la fait remonter, la rumine jusqu'à ce qu'elle entre dans ses os et dans ses chairs". Ainsi va-t-il de la culture, qui n'est ni l'érudition ni la curiosité, mais l'assimilation personnelle des mécanismes les plus profonds du savoir humain.

 

Les illusions de l'école dans le vent

 

Le troisième malentendu tient à la relation entre l'école et l'époque. Il semble que l'école doive être le buvard ou le miroir de la société. En histoire, on n'ose s'éloigner du sacro-saint XXe siècle. En littérature, tout commence désormais, et avec prudence, au XIXe siècle. Le moralisme matérialiste enseigné à l'école, revendication de l'argent, culture des droits sans devoirs, développement de l'envie et de la jalousie, est tiré du spectacle de l'empoignade sociale. L'éloignement chronologique donne le tournis et la communauté scolaire ne songe qu'à se recroqueviller sur les évidences de son temps, de peur, peut-être, d'avoir à remettre en cause les credo matérialistes et les illusions moralisantes. Cette conception de l'école est étrange, parce qu'elle est superflue : notre société mitraille assez les enfants d'informations sur elle-même. Chez eux, les enfants regardent la télévision, fenêtre ouverte en permanence sur le monde d'aujourd'hui. La ville elle-même, avec le discours publicitaire ou l'agitation de la rue, les abreuve d'informations. Faut-il que l'école en rajoute et que la classe se réduise à un forum redondant sur l'actualité, forum dont les participants n'auraient de recul sur rien ? Il me semble qu'une autre voie est possible : faire de l'école le lieu où l'on sort de son temps et de son environnement, sous la conduite du maître, ce guide généreux, pour découvrir l'altérité d'époques, de savoirs, de civilisations révolus ou étrangers.

La formation devrait être le détour que prend le jeune esprit pour revenir, riche d'expériences et de savoirs, que ni son quartier ni sa famille ni sa télé ne lui procureront jamais, vers le temps et le lieu qui sont les siens. Seul ce détour intellectuel, cet éloignement, cette absence, forment la liberté, cette distance intérieure. Et moi qui baigne dans l'actualité politique, je n'ai pas de plus solides repères dans ce tourbillon parfois si vain d'opinions passagères que les souvenirs de mes études, vestiges de temps abolis et de savoirs anachroniques. Pourquoi suis-je partisan de l'enseignement généralisé du latin ou du grec, ces langues mortes, dont le premier parent venu me dira qu'elles "ne servent à rien" ? Parce qu'elles semblent ne servir à rien. Parce qu'un esprit ne s'initie qu'en descendant au séjour des morts, comme Ulysse ou Orphée, et que les langues et civilisations anciennes sont de merveilleux séjours, d'où l'on revient avec une lumière autrement plus vive que celle qui pâlit autour de nous. Comment donner à chacun sa chance, si nous n'offrons pas à l'enfant défavorisé, dont les parents ont une pauvre culture, le moyen d'entreprendre à chance égale, sur des terres ignorées par tous, le voyage de la connaissance ? Comment offrir à chacun le sentiment de sa singularité sans lui avoir proposé d'échapper aux séries, aux banalités, aux idées reçues de son temps ? Devant le latin et les maths, ces terres lointaines, l'égalité est plus grande qu'au seuil de la maison. Mais comment imaginer qu'une société matérialiste, obsédée par l'utile et l'actualité, aveuglée par son narcissisme, arrache ses enfants à ce qui la fascine, pour les envoyer s'instruire au-delà d'elle-même ? Tout est faussé, y compris les instruments de mesure. À entendre un Jack Lang, la priorité de son ministère n'est plus que de réduire la "fracture numérique".

Nos quelque 900 000 enseignants sont-ils prêts à relever la tête, à revendiquer, non seulement des postes supplémentaires ou des rallonges budgétaires, mais la haute tâche d'emmener chaque génération hors du monde ? Ne pourrions-nous enfin, nous Français, tenter cette suprême audace de l'intelligence qui consisterait à ne rien enseigner d'immédiatement utile ? Tout au moins pendant la dizaine d'années qui conduisent l'enfant à l'adolescence. Bien que seul à caresser ce rêve anachronique, j'y vois une issue à la douce oppression qui guette aujourd'hui nos enfants, et la seule politique généreuse pour tous.

 

Les parents hors l'école

 

Le quatrième malentendu tient à la place des parents dans l'institution scolaire. La réforme a souvent consisté à donner aux parents de nombreux droits, au détriment des enseignants et des responsables d'établissement, comme si les parents avaient un titre à instruire leurs enfants, en dehors du cercle de la famille. Quel est donc ce savoir parental qui justifie qu'ils se mêlent de l'instruction des enfants à l'école même ? Assument-ils si bien leur propre mission éducative qu'ils doivent donner des leçons à ceux dont c'est le métier et la vocation ? Platon, dans les Lois, dénonçait déjà le danger d'une instruction trop dépendante des parents: "Que la fréquentation scolaire ne soit pas soumise au caprice du père et abandonnée si celui-ci s'y refuse ; non ! tout citoyen, tout enfant, suivant ses facultés, doit recevoir une instruction obligatoire, car il est le fils de sa patrie avant d'être celui de ses parents". De fait, cette irruption des parents dans l'école que nous avons connue depuis vingt ans ne s'est pas traduite par une exigence plus forte en matière de culture et d'éducation. Les parents ont concentré leur attention sur les aspects les plus matériels de la machine - nombre de postes, classes supplémentaires, passages cloutés, Abribus, prix du ticket de cantine, qualité de la nourriture -, qui ne sont pas négligeables, bien sûr, mais ne sont pas le cœur de la mission éducative. Les parents, en bons individualistes, ont abondé dans le sens de l'égalisation, ils ont exigé pour leurs enfants ce qu'ils exigent pour eux-mêmes, en tant qu'adultes : de quoi sauver la face et masquer les réalités. On a ainsi oublié, à force de prêter l'oreille aux parents, ce que disait Michelet : "L'éducation, ce n'est pas seulement la culture du fils par le père, mais autant et parfois bien plus celle du père par le fils". Pour admettre cette inversion de la transmission du savoir des enfants vers les parents, il faut faire confiance à l'école. La cour faite aux parents d'élèves par les ministres successifs de l'Éducation nationale, l'institution des soviets de parents, a été une erreur de la démagogie, mais aussi une faillite de la culture. Un service public comme l'Éducation ne peut être traité comme un service commercial. L'instituteur, celui qui, au sens propre du terme, "met l'enfant debout", ne saurait recevoir de consignes des parents dans un domaine où leur affectivité les aveugle.

À l'inverse, qui ne voit qu'il faut recentrer la fonction éducative sur l'essentiel. Le prof travailleur social, gendarme, copain, psychologue, animateur, guide touristique, orientateur, assistant social, îlotier de la culture, hôte d'intervenants extérieurs, ce n'est plus qu'un homme ou une femme débordé. Il faut rompre avec l'école dévoyée de Célestin Freinet, où le prof est "l'adulte de référence", où les cours se réduisent à des "activités", où l'école, centrée sur l'élève, s'adonne à une improbable "pédagogie corrective". La qualité du prof tient avant tout au lien qu'il entretient avec la matière qu'il enseigne. À l'heure où sortent du système éducatif les premières victimes de l'effondrement scolaire, c'est au niveau d'instruction des enseignants eux-mêmes que nous devons veiller. Il n'est pas admissible qu'une note adressée aux parents par un professeur des écoles accumule les fautes d'orthographe et de syntaxe. Il est inquiétant que la chute de l'enseignement de certaines disciplines se traduise par une pénurie d'enseignants dans ces matières. Si l'on n'y prend garde, des pans entiers de notre culture seront menacés d'extinction, faute d'hommes et de femmes capables de les transmettre. Le cri d'alarme des hellénistes Jacqueline de Romilly et Jean-Pierre Vernant - l'enseignement du grec agonise - n'est pas pris au sérieux par une opinion ignorante. Il est suspecté par les idéologues. Déjà entre les deux guerres, les horaires consacrés aux langues anciennes augmentaient ou baissaient selon que les gouvernements étaient de droite ou de gauche. Depuis 1945, l'égalitarisme assassine les langues anciennes, tandis que le gouvernement de gauche favorise activement l'enseignement du corse ou du breton. Ne polémiquons pas sur les mérites des cultures régionales. Nous savons depuis des siècles ce que la Grèce antique a apporté à l'humanité. Nous attendons encore de connaître la contribution du "peuple corse" à la civilisation, ne serait-ce qu'à celle de la Méditerranée ! Cette mort, désirée par les uns et indifférente aux autres, de la culture classique est révélatrice : la culture humaniste, celle des grands esprits, qui porte à l'universel, est aujourd'hui supplantée par les cultures identitaires, qui flattent l'individualisme et le repli sur soi. Le savoir n'est plus un idéal partagé. Il est une monnaie d'échange politique. Les voies de la néo barbarie s'élargissent mais le peuple ne voit pas le danger venir. Déjà il somnole, contenté par la "philosophie de la bonne digestion".

 

Les leurres de l'école sans niveau

 

Le cinquième malentendu touche à notre religion gallicane pour l'égalité. L'école ne peut courir à la fois ces deux lièvres farouches : transmettre le savoir et gommer les inégalités sociales. Le choix très clair de ce dernier objectif, au détriment du premier, a abouti à un double échec. L'espérance de promotion sociale par le mérite individuel décroît chez les plus défavorisés. Les enfants des familles culturellement favorisées - dont une très grande partie d'électeurs de gauche catégoriels, appartenant notamment à la bourgeoisie de gauche ou à la classe des travailleurs intellectuels - sont maintenant instruits hors de l'école publique, par leurs parents, si ceux-ci sont enseignants, par des répétiteurs, étudiants en IUFM qui dispensent des cours privés, ou par l'école privée, en dépit des préjugés laïcards. L'instruction à deux vitesses est la rançon cynique de l'école égalitaire. Le consensus se forme pour qu'aucune tête ne dépasse à l'intérieur de l'institution officielle, qui abaisse son niveau d'exigence. Mais à l'extérieur de l'institution, et au profit d'une minorité, se déchaîne la plus rude compétition pour le savoir. Les chantres de l'égalité pour les enfants des autres se transforment en entraîneurs de champions lorsque leur progéniture est en cause. Seul secteur où l'État pratique la plus impitoyable sélection : le sport. Les Bleus ont gagné la Coupe du monde et l'Euro. Ils ont imposé un formidable modèle d'intégration, celui d'une France tricolore black, blanc, beur. Comment ? Par la doctrine de l'école égalitaire ? Non ! Par le système le plus élitaire qui soit : 2,5 millions de jeunes Français tapent dans le ballon rond, mais le "collège unique" du foot n'existe pas. Détectés de façon rigoureuse, regroupés sur les seuls critères de leurs performances, les apprentis Zidane emménagent au Centre national de Clairefontaine et sont pris dans un système digne des grandes écoles. Jérémie Aliadière est envoyé à quinze ans chez les Gunners d'Arsène Wenger, à Arsenal, Mourad Meghni part à seize ans pour Bologne. Dans cinq ans, ils mettront leurs revenus record à l'abri de l'autre machine niveleuse française, le fisc, rares bénéficiaires de l'exception sportive au nivellement général. Il est navrant que seul l'exercice physique fasse l'objet d'un encouragement officiel à l'excellence, à partir d'une rude discipline de l'effort et de l'émulation, tandis que, pour la culture, pour l'esprit, on s'en tient à la règle du "tous médiocres". C'est un autre aspect de la victoire du matérialisme, et du mépris que nous réservons aux âmes, quand nous élevons aux nues le corps, ses jeux et ses athlètes.

Je milite pour que tous les enfants, dès la plus tendre enfance, aient toutes leurs chances de s'épanouir intellectuellement. Je sais que beaucoup ne poursuivront pas dans la voie de l'étude, car la nature ne distribue pas les talents ni la volonté en parts égales, mais je voudrais que chacun ait au moins cette chance de le faire. Les inégalités entre adultes, responsables de leur vie, me blessent moins que celles d'enfants qui n'ont pas choisi leur porte d'entrée dans l'existence. Nous voyons que beaucoup de jeunes sont handicapés par leur milieu d'origine, par leur famille, par l'indifférence ou l'ignorance de leurs parents. Nous devons leur offrir une issue à ce piège. Parallèlement à l'école, dont la mission première est d'instruire, non de socialiser, de divertir ou de parquer, il faudrait créer en France un second grand service public, confié aux collectivités territoriales, d'accueil périscolaire gratuit. Dans ce cadre, l'aide aux devoirs, les activités sportives ou d'éveil, les apprentissages de la vie sociale pourraient occuper ce vide que, malheureusement, ni l'école ni nombre de familles ne comblent. C'est ce troisième temps, entre l'école obligatoire et le sommeil, qui est le foyer de l'inégalité. Là que la rue s'empare de l'esprit de l'un, y semant les herbes folles, tandis qu'une mère ou un père attentifs ornent et cultivent l'esprit de l'autre. Là que l'inégalité prospère et sème à jamais ses germes irréductibles. Ce temps-là est un désert que la République doit ensemencer.

 

Malaise des politiques

 

Au seuil de l'école, les politiques semblent incapables d'agir. La gauche s'en tient religieusement à la doctrine de l'école de masse, mesurée au nombre de milliards dépensés, au nombre de bacs distribués, au nombre d'enseignants titularisés dans ses cohortes militantes. Pétrie de renoncement intellectuel, elle transpose dans les salles de classe la philosophie de l'oisiveté des 35 heures. Son secret souci est de favoriser la domination de la classe des travailleurs intellectuels, dont elle a infiltré tous les rouages, en offrant au corps enseignant de pseudo-privilèges, moyennant un soutien idéologique sans faille. La droite est plus empêtrée encore dans ses contradictions. Elle cède volontiers à la tentation utilitariste, qui conduit à réduire l'école à la formation professionnelle. Certes, on conçoit qu'à partir de quatorze ou quinze ans, il faille songer au métier et adapter les filières de formation à cette perspective. Mais ce ne doit être, dans une République de l'intelligence et du libre arbitre, que le second temps de l'éducation publique.

Les efforts de la droite pour sauver l'école républicaine de l'idéologie de l'homme-masse ont été souvent pitoyables. Le plan Langevin-Wallon a été soutenu par de Gaulle, la réforme Haby de 1976 instaurant le collège unique voulue par Giscard. Aujourd'hui même, 15 à 20 % des élèves de collège sont incapables de suivre l'enseignement qui est dispensé dans nos collèges dits uniques, faute de maîtriser les outils de compréhension minimaux. Un François Bayrou, bien que disposant de tous les pouvoirs, s'est résigné à un rôle de non-ministre, confondant allégrement la paix syndicale payée au prix fort avec l'estime des enseignants, si difficile à conquérir. L'enterrement politique qu'il infligea au rapport Fauroux, réflexion courageuse et lucide sur notre école, est à inscrire au monument des capitulations scolaires. On a dit du bien, à droite, de Claude Allègre : tragique bévue, révélatrice des préjugés de la droite française. En s'opposant à l'étiolement des programmes et au lycée allégé, les enseignants menaient contre Claude Allègre le bon combat. Seule l'aversion droitière pour des enseignants présumés à gauche, que Claude Allègre prenait bille en tête, a pu expliquer cette erreur de jugement.

Les enseignants ne sont pas programmés pour épouser les illusions. S'ils identifient la droite au camp du libéral-matérialisme, ils la pourchasseront dans les salles de classe et la rue. Leur hostilité au matérialisme économique est viscérale et ne changera pas. S'ils comprennent, en revanche, que le matérialisme néolibéral n'est pas moins dangereux que le matérialisme étatique des socialistes, ils retrouveront une liberté politique indispensable à la renaissance culturelle de notre peuple. Eux seuls, plus qu'aucun autre Français, peuvent soutenir l'idéal républicain d'une transformation individuelle et collective par la culture et l'instruction. La renaissance de l'école de Jules Ferry(5) peut être une idée de droite, puisque la gauche la rejette, à condition toutefois que sur cette rive-là aussi, on cesse de sous-estimer la culture. Un immense chantier s'ouvre à nous : celui d'un pacte pour la culture, contracté entre les enseignants et la République, et dont la fin serait de former, comme le voulaient Montaigne, dans De l'institution des enfants, et Rabelais, dans Gargantua, "des têtes bien faites". Est-ce un retour en arrière ? Pourquoi pas, si les idées de nos prédécesseurs ont parfois été plus justes que nos vues prétendument modernes. Comment ne pas donner raison à l'Aristote du Politique lorsqu'il affirme : "Qu'il y ait à donner aux enfants une éducation, non pas strictement utilitaire, mais libérale et noble, la chose est de toute évidence". La définition de cet enseignement n'est pas impossible. Paul Ricœur l'approche en écrivant que "la réflexion est cet acte de retour sur soi par lequel un sujet ressaisit, dans la clarté intellectuelle et la responsabilité morale, le principe unificateur des opérations entre lesquelles il se disperse et s'oublie comme sujet(6)". C'est en formant la réflexion des enfants, que l'école républicaine, privée ou publique, peu importe le statut, pourra le mieux offrir au monde une société d'hommes et de femmes libres et à notre République de vrais citoyens.

 


Notes

 

(1) Terme abondamment utilisé par Bourdieu pour désigner un ensemble de dispositions (de manières de vivre, de voir les choses) acquis par l'expérience et cependant se présentant comme inné, parce que devenu permanent chez les individus [note SH].
(2) P. Meirieu, M. Guiraud, L'École ou la guerre civile, Plon 1997.
(3) Laurent Jaffro & Jean-Baptiste Rauzy, L'École désœuvrée, nouvelle querelle scolaire, Flammarion, 1999.
(4) Hubert Aupetit, in Le Monde, 24 mars 2000.
(5) Thierry Desjardins, Le scandale de l'Éducation nationale, Laffont, 1999.
(6) Paul Ricœur, Du texte à l'action, Seuil, 1986.

 

© Renaud Dutreil, La République des âmes mortes - réflexions sur la France, Le Cherche midi, éditeur, 2001, pp. 189-209

 


 

 

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