Le mal des élites : 1. Introduction

 

[…] Autant était-elle mal placée au début de la révolution industrielle du dix-neuvième siècle du fait de son manque de matières premières, autant la France devrait-elle se sentir en position favorable dans un monde où la ressource rare sera de plus en plus la ressource humaine et ses qualités de compréhension, d'analyse, de capacité conceptuelle et d'esprit de recherche et d'innovation.

La crise que nous vivons est d'abord une crise morale et intellectuelle. Elle n'est pas due à une situation objective. Elle est le fruit d'une réaction subjective. Nous sommes en désarroi parce que nous n'avons plus confiance en nos élites, et même désormais de moins en moins en nous-mêmes. Nous avons perdu tous nos repères, et nos élites sont impuissantes car, quel que soit leur engagement partisan, elles parlent ce qui apparaît maintenant à tous leurs concitoyens comme une langue de bois.

Une crise de cette nature pourrait être salutaire si elle pouvait amener à une prise de conscience de la réalité ! Elle pourrait ainsi ouvrir la voie à la réforme intellectuelle qui nous permettra de trouver enfin des réponses adaptées aux changements trop rapides du monde. Que les idéologies contradictoires qui nous ont paralysés aient enfin été balayées par les faits nous apparaîtrait alors comme une bénédiction et non pas comme le signe de l'absence de pensée.

Mais tel n'est pas encore le cas. Nos élites se crispent. Moins elles sont efficaces, moins elles supportent la critique. Il est proprement inconcevable que des gouvernants responsables, des dirigeants d'institutions puissent déclarer sans vergogne qu'ils sont incapables d'effectuer le moindre changement à cause des rigidités, des cloisonnements et du conservatisme de la société ou des organisations qu'ils dirigent. La tragédie de la société française de ces années quatre-vingt-dix, c'est que personne n'ose le leur reprocher. Car c'est bien au sommet de l'État, des administrations, du système des grandes écoles et des grands corps de l'État que l'on découvre la raison de ces rigidités et de ces cloisonnements.

La société change et s'adapte tant bien que mal. Ce sont ses organismes faîtiers qui la paralysent. Et le seul vrai danger qui nous menace, ce n'est pas la crise en elle-même, mais le risque de régression que leur comportement devant celle-ci entraîne.

Il faut s'expliquer toutefois sur la responsabilité. Rechercher des coupables pour pouvoir sacrifier quelques boucs émissaires ne peut que renforcer le système.

Je voudrais reprendre le mot de Madame Georgina Dufoix : "Responsable, mais pas coupable" qui a tellement scandalisé les Français. C'était bien sûr très naïf, mais d'une certaine façon juste.

Responsable en tant que ministre, Madame Georgina Dufoix ne se sentait pas coupable aux yeux de la Loi. Ce qu'elle semblait incapable de voir, c'est qu'elle était coupable au second degré. Elle était coupable de n'avoir rien fait pour changer un système qui a produit ce désastre du sang contaminé. Parce qu'elle était responsable de ce système, elle doit répondre de ses actions pour en comprendre les failles et le moderniser. Cette responsabilité n'est pas du ressort de la Justice, sa culpabilité, qu'elle partage avec ses prédécesseurs, et jusqu'à présent ses successeurs, est une culpabilité devant la société et devant l'histoire.

Dans les années vingt, au moment où l'Angleterre s'enferrait dans une défense anachronique et condamnée d'avance de ses positions impériales, Aldous Huxley, le grand intellectuel de ces années de déclin britannique, a pu écrire : il y a trois sortes d'intelligence par ordre décroissant d'efficacité, l'intelligence civile, l'intelligence animale et l'intelligence militaire. J'en viens souvent à penser qu'il nous faudrait actuellement en France remplacer intelligence militaire par intelligence étatique.

Le désarroi français tient avant tout à l'impuissance de nos dirigeants et de nos élites, par faute d'intelligence. […]

 

 

Le mal des élites : 2. Un système en désarroi, l'Éducation nationale

 

Dans le monde actuel, où la connexion entre réussite scolaire et premières opportunités de la vie professionnelle est devenue très forte, où tout le monde en exagère d'ailleurs la portée, le système scolaire est parfaitement contre-productif pour l'apprentissage d'une vie active qui exige de plus en plus de choix, d'expériences, de reconsidération de ses atouts et de ses perspectives.

Le monde de l'école n'apprend pas à se connaître et à s'évaluer. Le système de notation pousse à répéter et à plaire plutôt qu'à se comprendre et à se tester. Des choix déterminants sont imposés et pris trop tôt dans l'anxiété d'un possible irréversible. Les voies rationnelles sont celles de la prudence telle que conseillée par des parents eux-mêmes sur-anxieux. L'enfant n'apprend ni à mesurer ses capacités, ni à reconnaître ses qualités et ses désirs, ni à expérimenter des voies nouvelles. Surtout, il n'apprend pas à assumer des responsabilités, à découvrir lui-même ses erreurs et donc à se forger une identité active. Il développe des capacités intellectuelles mais a du mal à les relier à sa vie affective, et à en envisager l'utilité pratique dans sa future vie professionnelle.

La complexité est une autre des caractéristiques essentielles du monde moderne : elle pèse sur nous à tout moment dans la réalisation de nos activités immatérielles, relationnelles et même plus traditionnelles. Il faut apprendre à maîtriser cette complexité.

Comment préparer les jeunes à un monde encombré d'informations chaotiques, voire contradictoires, qui les entraînent dans un tourbillon de plus en plus confus ? Il est intéressant de considérer l'acquisition des connaissances et le développement des capacités de raisonnement comme des moyens de maîtriser la complexité des sciences et techniques, mais aussi les problèmes de la vie en société. Dans cette perspective, on découvre que l'école française actuelle prépare très mal à cet avenir de complexité déroutant pour l'homme moyen. Elle est partagée entre le " fondamentalisme " de la logique traditionnelle et la pression irrésistible visant à accumuler toujours plus de connaissances pour suivre le progrès des sciences, des techniques et de tous les savoirs. Le fondamentalisme cartésien est dépassé. Il était trop linéaire et causal. Il empêche de comprendre les déterminants systémiques et donc de raisonner dans le complexe. Il ne permet pas non plus d'ordonner les connaissances que l'on doit mémoriser, donc d'en réduire à la fois le nombre et la confusion. D'où l'absurdité vécue des programmes que l'on disait " démentiels " et qui le sont restés.

L'apprentissage de la maîtrise de la complexité, donc de la capacité de la réduire, ne peut s'accomplir que par une nouvelle pédagogie de l'apprentissage des connaissances. Ce qui exige en fait une repensée beaucoup plus profonde, non pas des contenus en soi, mais de leur utilité et de la progression de la capacité de raisonner et d'apprendre. Il s'agit de développer la capacité de découvrir la logique de ce qui est connu, d'en réduire la complexité pour pouvoir s'en servir, en vue de la relier à d'autres connaissances et à d'autres logiques.

Cette recherche va demander beaucoup de temps, mais elle est inéluctable. Nous avons besoin d'une véritable révolution dans la réflexion pédagogique, fondée sur le développement des nouvelles sciences cognitives et directement liée aux progrès de la pédagogie du choix.

Le monde postindustriel, enfin, va vers de plus en plus de relationnel. L'immatériel relève du domaine du relationnel, mais les tâches d'exécution appellent de plus en plus d'intelligence dans ce domaine, même au plus bas de l'échelle. Le monde postindustriel suppose de travailler sinon en groupe, du moins en coopération. Or l'école française ne développe pas les logiques coopératives entre enfants et entre enfants et adultes, beaucoup moins que dans d'autres pays, comme l'Allemagne. Dans la tradition française, les enfants sont solidaires pour se protéger, ils ne dénoncent pas le voisin (à la différence des Américains), mais il n'existe pas de solidarité active entre eux.

Le premier problème qui s'impose est celui de l'écoute. En effet, l'apprentissage de l'écoute ainsi que de l'analyse qui enrichit l'écoute et la rend efficace et fascinante, est peut-être ce qui manque le plus. Nous réagissons au problème de la communication en croyant qu'il importe d'abord d'apprendre à parler, alors qu'il faut commencer par écouter. Seul celui qui sait écouter pourra faire de sa parole un acte de communication. L'écoute est le premier acte du respect et de la tolérance qui rend possible le débat démocratique.

L'école française actuelle force à écouter mais n'apprend pas la discipline de l'écoute. Les élèves ont une écoute passive et hiérarchique ; ils n'écoutent que le maître et n'apprennent pas à s'écouter les uns les autres, donc à débattre avec tolérance.

Un tel apprentissage est beaucoup plus important que la connaissance des mécanismes institutionnels à quoi on limite habituellement l'instruction civique. Il est facile à organiser et gratifiant si on lui donne la priorité qu'il mérite. C'est à partir de cet apprentissage que l'on pourra fonder le développement de la capacité d'utilisation des informations et des images afin de tirer parti du tourbillon médiatique, en réduisant la complexité à ce qui est utile.

Au bout du compte, quand on regarde ainsi les défis auxquels doit faire face notre système éducatif dans les années qui viennent, le vrai scandale n'est pas l'absence de réponse au malaise de l'Éducation nationale, mais la faiblesse des efforts engagés pour faire émerger de nouvelles voies de développement.

Il est paradoxal de constater que l'Éducation nationale compte un million de personnes compétentes, pleines de bonne volonté et surchargées de travail et que personne ne prépare sérieusement l'avenir, en dépit de l'agitation réformatrice de cette administration. Tout le monde a des idées mais personne ne pense. Pourquoi ?

Nous sommes face à un système fermé, extrêmement défensif et infantilisant pour les enseignants. Ceux-ci ont peur de la hiérarchie, qui est pourtant extrêmement laxiste puisqu'elle ne dispose pas de véritable pouvoir de sanction. Quand un élément nouveau apparaît, ils réclament tous une circulaire pour savoir quelle attitude ils doivent adopter, comme l'illustre l'affaire du foulard islamique. En réalité, le système est infantilisant car tout est programmé du sommet. Celui-ci ne communique pas avec la base, rendant ainsi impossible toute expérimentation. L'ensemble du système est tellement enlisé, aspiré dans le tourbillon de la gestion, qu'il empêche les acteurs de l'Éducation nationale de penser. Au sommet, on veut tout régenter, ce qui est impossible et donne lieu à de nombreuses incohérences. À l'échelon intermédiaire, on cherche à s'accommoder de la situation.

Au bas de l'échelle, on exécute, en restant dans les limites formelles et en demandant constamment de nouvelles circulaires plutôt que de prendre des initiatives.

Il est à noter que ce n'est qu'en 1987 qu'a été créée par René Monory une Direction de la Prospective et de l'Évaluation, premier organe de l'Éducation nationale ayant pour fonction de penser le système, de réfléchir à son évolution. Et même cet effort reste encore très majoritairement limité à un niveau d'analyse quantitatif.

Ces jugements peuvent paraître sévères. Pourtant, en analysant de près le système, on constate que tous ces aspects paradoxaux sont rationnels si on les replace dans leur cadre.

L'administration centrale de Éducation nationale est avant tout une entreprise de gestion. Elle est bien rodée, contrôlée et assure dans des conditions difficiles une tâche qui paraît a priori insurmontable : la gestion centralisée d'un million d'enseignants et personnels administratifs et auxiliaires, de 75 000 écoles, collèges et lycées, la répartition des moyens entre tous ces établissements et, en outre, la définition des politiques éducatives et des programmes enseignés dans chaque classe […].

© M. Crozier, in La crise de l'intelligence, 1995, Interéditions, pp. 8-9 & 40-43

 


 

 

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