Désenchantées et pourtant sereines, ces réflexions d'un enseignant de gauche, militant authentique de la pédagogie moderne, écrites trois années après l'arrivée de la clique mitterrandienne au pouvoir... Mais aujourd'hui, ce texte ne revêt-il pas une acuité plus grande encore ?

 

La chose semble être entendue, trois ans après le Panthéon ; la forteresse Éducation nationale ne peut plus être transformée par un coup de baguette magique, objet étrange du désir de ceux qui, de discours en congres, revues et livres, voulaient changer le monde de l'éducation.

Alors, que faire, au milieu du passage ? D'abord, regarder cruellement le champ rose de nos illusions ; puis réorienter les perspectives à la lumière de ce qui se passe au niveau des salles de profs.

Les illusions ? D'abord, les grands discours, les motions, les intentions. L'épreuve des faits est à ce point décisive : ne plus y croire. Cela est une évidence. Mais là où le bât blesse, c'est qu'il en est de même au niveau des appareils de pouvoir. L'éditorial de Jean-Michel Croissandeau (Monde de l'éducation, nº 107, juillet-août 1984) devrait ouvrir une enquête développée sur cette piste encore vierge : la distance énorme entre les textes et les réalités officielles. Chaque observateur pourrait multiplier les faits, que je croyais impossibles. Exemples ? La composition des commissions chargées de suivre la réforme des collèges, toujours constituées des mêmes "responsables" académiques (chefs de services, inspecteurs divers, etc.,) ; le choix des Principaux de collège qui continue de s'effectuer dans une logique de reproduction et de promotion interne (...) ; les moyens supprimés là où il se passe quelque chose. Effarant : la gauche arrive même à produire ce que la droite n'osa pas faire ? (...).

L'illusion fut de croire que "ça allait changer" ! Naïfs que nous fûmes. Lorsque l'éditorial évoque le poids des syndicats, il ne va pas jusqu'au bout de l'interrogation. Pourquoi ne pas chercher à démonter - à faire venir au jour - ce qui se murmure dans les milieux bien informés : le rôle de la FEN, le poids de Pierre Mauroy, l'importance de la franc-maçonnerie dans certains lieux ? Est-ce vrai que certaines circulaires - comme la fameuse et catastrophique circulaire Collège 84 - se trament ailleurs, au finish ? Faudra-t-il attendre les travaux des historiens du futur ? Questions...

Alors ? Faut-il participer au débat qui oppose la pédagogie aux savoirs ? Si l'irruption de tels travaux est un symptôme, il s'agit dès lors de détecter la névrose et son système de défense. Les usagers de l'école ne veulent - ne peuvent - se "coltiner" les questions essentielles sur le désir d'apprendre, la relation pédagogique, les risques institutionnels. Face à l'angoisse, pourtant bien étudiée par Ranjard (1) (…), l'appareil scolaire sécrète de nouvelles forteresses : voici maintenant les chantres du savoir. Faut dire que le camarade maoïste Milner, dans son livre De l'école (2) ne peut plus évoquer les élèves de transition, puisqu'ils sont dans nos classes ! Jean-Claude Milner, dont on dit qu'il fut lacanien, devrait établir le parallèle avec le monde de la psychiatrie. Dans certains milieux bien pensants, on évoquait la possibilité de faire venir des psychanalystes "propres" dans les hôpitaux psychiatriques mal foutus, histoire de travailler le désir. Mais à quoi cela sert-il si, après sa séance, le fou retrouve un milieu pathogène, des locaux déshumanisés, des membres du personnel en proie à la guerre des statuts, en somme un monde aliéné ? Vous avez la réponse : à rien. Le parallèle avec notre monde est voulu : il nous permet de nous interroger sur le pourquoi de la demande de ces auteurs. Veulent-ils que rien ne bouge, de peur être débordés ? Je pose la question.

Ce qui serait passionnant, aujourd'hui, c'est de partir débusquer - loin des cénacles et des instances officielles - les petits agencements qui essaient de vivre presque partout. La voie qui nous paraît aujourd'hui royale est celle qu'empruntent - au prix de difficultés incroyables mais vraies - les collègues qui osent, malgré tout, faire des petits projets, parler de travaux interdisciplinaires, tenter le coup, monter de petites coopératives (3). À l'échelle d'un département, il faudrait pouvoir mettre en connexion tous ces dispositifs officieux. Un immense travail s'est déclenché depuis trois ans. C'est celui-là qu'il ne faut pas laisser tomber, parce que la désillusion risque d'être grande.

Alors, monsieur le (nouveau) ministre, si on parlait ? Si vous osiez donner la parole à ceux qui y ont cru et qui y croient encore, à ces fourmis déterminées ? Mais je vous en prie : laissez de côté - l'espace de cette rencontre - les officiels, les corps intermédiaires, les papes du changement. Donnez la parole au tiers état.

 

L. M., Blois. Copyright © Le Monde de l'éducation, septembre 1984].

 

Notes

 

(1) Les enseignants persécutés, de Patrice Ranjard (Paris, Robert Jauze, 1984) . Voir Le Monde de l'éducation, n° 104, avril 1984. [Pour un examen critique d'un des aspects de la pensée de cet auteur, suivre ce lien (supprimé : l'article de Libé n'est plus en ligne)]
(2) Jean-Claude Milner, De l'école, Seuil, 1984. Cf. Le Monde de l'éducation, n° 107, juillet-août 1984.
(3) Dans la même livraison (septembre 1984), cf. la rubrique "Innovations", p. 76.

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.