Louis Leprince-Ringuet (1901-2000) était un très grand esprit. Ce conteur infatigable, à l'accent fleurant bon le Midi (il était natif d'Alès), forte tête, bien faite et bien pleine (Collège de France, École Polytechnique, Membre de l'Académie française et de l'Académie des sciences) a été très vite oublié. Il est vrai qu'il était politiquement très incorrect, d'abord comme ayant foi en l'avenir de l'atome (civil), ensuite aggravant son cas en ayant la foi tout court (il était Président de l'Union catholique des scientifiques français). Bref, un sacré ringard ! Raison de plus pour l'écouter et, si possible, l'entendre !

 

Dans tout ce qu'on peut lire, voir, entendre sur les projets concernant l'éducation et sur les réactions des syndicats et des enseignants, il me semble que l'essentiel n'est pas pris en compte, ne figure ni dans les propositions, ni dans les manifestations corporatistes. Voici une fresque très schématique de ma vision de ces graves problèmes.

 

 

1. - Que souhaiter à la sortie de la scolarité ?

 

Tout d'abord une "culture générale" suffisante, qui procure clarté d'esprit et rigueur ; mais aussi la possibilité d'entrer dans la vie active avec appétit et désir de connaître, afin de pouvoir s'adapter à des tâches évolutives. De plus un équilibre physique, intellectuel, exigeant ascèse et vie intérieure, motivation. Naturellement persévérance et caractère, et possibilité de travailler en équipe (on voit trop de paumés, de déséquilibrés, de lavettes, de jeunes sans idéal ni motivation.) Ainsi, la personnalité s'épanouira avec toute sa richesse et sa diversité.

 

 

2. - Les voies d'accès à la connaissance.

 

En dehors de l'école et du milieu familial qui, autrefois, constituaient la quasi-totalité des éléments de la formation, des voies nouvelles sont largement ouvertes. Ainsi l'audiovisuel, avec toutes ses composantes, radio, télévision, cassettes, disques, exerce une puissance considérable sur l'enfant qui voit et entend tout, qui reçoit une avalanche d'incitations, d'informations de toute espèce. Il faudra manifestement corriger et orienter cette action par la formation de son jugement, ce pour quoi l'enseignement scolaire est fort peu armé.

Autre voie d'accès : la possibilité pour le jeune de suivre son penchant naturel, grâce à des institutions nouvelles - clubs d'informatique, d'astronomie, Cité des sciences de La Villette, Jeunesses musicales, associations sportives, voyages en groupe, etc. C'est excellent car il s'agit d'une motivation adaptée à la personnalité de chacun.

Enfin, le cursus scolaire avec toutes les étapes que l'on connaît. C'est là que doit s'effectuer la formation de l'esprit à la clarté, à la rigueur, à l'abstraction (indispensable, mais pas trop n'en faut), au jugement. Mais attention - je reprends les remarques des propositions du Collège de France au Président de la République -, éviter le corporatisme de discipline qui porte à perpétuer les savoirs périmés ou dépassés, - éviter l'inertie institutionnelle qui tend à reconduire indéfiniment ce qui a une fois existé, - éviter de sacraliser les titres scolaires et faire en sorte qu'ils ne soient pris en compte que pour une durée limitée et jamais de manière exclusive, - combattre la rigidité des trajectoires obligées, qui donne un poids quasi fatal aux choix initiaux et aux verdicts scolaires d'exclusion, - équilibrer la logique rationnelle et la pratique de la méthode expérimentale, sans oublier toutes les formes de l'adresse manuelle et de l'habileté corporelle, - associer maîtres et élèves dans des projets communs, - créer une émulation réelle entre des institutions autonomes et diversifiées, - utiliser les instruments de grande diffusion en associant des équipes d'enseignants à leur production.

 

 

3. - Nos enseignants,

 

par leur recrutement, par leur formation, par leur mode de vie, par l'évolution de leur carrière, par leur environnement, sont-ils adaptés à ce programme exigeant ? Rendons tout d'abord hommage à leurs qualités intellectuelles, à leur disponibilité, à leur sens élevé de la mission qu'ils accomplissent. Je les connais bien, en ayant sept, de toutes catégories, parmi mes enfants et petits-enfants. Cela dit, proposons quelques réflexions.

a) Tout d'abord, notre système éducatif a, jusqu'à très récemment, considéré le monde de l'entreprise comme celui de la jungle, du profit, du déshonneur et de la non-culture (voir l'interview de Michel Rocard dans le numéro de janvier 1989 du Monde de l'éducation). Heureusement cette attitude se modifie actuellement, mais il faut du temps pour qu'elle évolue profondément.

b) En second lieu, il faut éviter que le système scolaire ne se constitue en un univers séparé, sacré, proposant une "culture" coupée de l'existence ordinaire. C'est d'autant plus grave que l'énorme masse des enseignants est fortement encadrée par de puissants syndicats dont la plupart sont restés très conservateurs et corporatistes. Ceux qui souhaitent évoluer vers une meilleure adéquation au monde ne le peuvent guère, n'ayant que rarement vécu une expérience dans la vie économique et industrielle du pays.

c) Le gigantisme du système et l'uniformisation des enseignants conduit automatiquement à la prolétarisation. Il est indispensable de casser cette énorme structure, d'organiser des institutions diversifiées, autonomes, d'instaurer l'émulation entre équipes pédagogiques et communautés scolaires. Les entreprises publiques et privées devront être associées à ces projets, d'une part par des contrats, d'autre part par la participation à l'enseignement de leurs représentants qualifiés. Naturellement, les meilleures équipes, les plus performantes, se verront attribuer des avantages : il est absolument normal que le mérite soit récompensé.

d) Agrégation, CAPES, licence définissent des qualités de travail, une compétence dans une discipline, une clarté d'exposition. Mais, pour aider un jeune à former son jugement, à discerner une voie professionnelle, à épanouir sa personnalité, à choisir son orientation, les possesseurs de ces diplômes n'ont en générai aucune qualification privilégiée.

Par ailleurs, les maîtres ne peuvent, malgré leur motivation, échapper à la routine scolaire, à l'usure psychologique et technique. Il faut donc qu'ils puissent sortir de leur univers clos par des stages périodiques et d'assez longue durée dans les entreprises, des centres de recherche, en France ou à l'étranger. Ils en reviendraient plus ouverts et rajeunis.

Voici l'essentiel des transformations à envisager. Mais, pour notre pays, pour l'adaptation de notre substance grise à la construction de l'Union européenne, à l'évolution du monde, elles me semblent indispensables.

© Louis Leprince-Ringuet, article paru dans Le Monde du 28 mars 1989, p. 2

 

 


 

 

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