La venue de la gauche au pouvoir avait suscité d'immenses espoirs (et fait naître bien des ambitions, mais ceci est une autre histoire) très rapidement déçus, car ils étaient manifestement démesurés. Sur le plan qui nous occupe ici, on eut tout d'abord droit, après un joli mouvement de menton, à la calamiteuse Commission du bilan : on allait voir ce qu'on allait voir, et le bref règne giscardien allait être voué aux gémonies. On a vu, en effet. On a même trop vu... Mais la gauche était d'abord attendue sur sa politique scolaire, puisqu'aussi bien les militants du Parti socialiste appartenaient, dans leur immense majorité, au monde enseignant. D'où le "collectif budgétaire" voté immédiatement, et destiné à des créations assez massives de postes dans l'Éducation nationale ; dépense considérable - et inconsidérée - qui n'aboutit qu'à un léger saupoudrage, lequel ne fit que des mécontents. Sur le plan qualitatif, en revanche, nombre de propositions fort intéressantes furent avancées, mais elles n'avaient guère le mérite de l'originalité. En effet, la méchante droite au pouvoir avait toujours laissé l'opposition de gauche diriger, en sous-main, le bateau Éducation nationale, se contentant de voter pour sa flottaison des sommes toujours plus considérables. C'est pourquoi les solutions étaient connues, mais la mise en application fut une autre musique. Ainsi, l'auteur du texte qu'on va lire, Louis Legrand, qui avait été chargé par le ministre Alain Savary (un être particulièrement rare, dans le milieu politique) de préparer la venue d'un collège rénové, fut-il rapidement l'objet d'une ahurissante conduite de Grenoble : à la lecture de ses premières propositions, le syndicat dominant dans le second Degré n'alla-t-il pas jusqu'à invoquer la "légitime défense" (!) pour barrer définitivement la route à un projet modeste certes, mais relativement novateur ? La messe était dite, et on connaît la suite. Je ne sais plus quel esprit facétieux avait énoncé que les enseignants étaient de gauche, bien sûr, oui mais à compter de seize heures trente... quelle magnifique vérité...
Mais revenons à notre texte. Le Monde de l'Éducation avait participé à l'enthousiasme (souvent d'une grande naïveté) général, en donnant la parole à un certain nombre de personnalités très proches du pouvoir mis en place. Louis Legrand(1) fut parmi les personnalités sollicitées. On notera particulièrement, dans son texte, le rappel de l'origine des classes indifférenciées (que je persiste, aujourd'hui encore, à considérer comme une bonne chose) : René Haby, qui fut tant critiqué par des enfants gâtés (qui oublièrent volontiers l'histoire, et renièrent leurs idées), n'avait fait, mettant en place le collège unique, que réaliser le vœu... des syndicalistes enseignants ! Tant il est vrai que la lucidité n'est pas, hélas, le point fort de cet immense corps.

 

"Au lieu de privilégier la sélection intellectuelle, l'école obligatoire doit développer l'affectivité, l'équilibre, la réalisation de projets collectifs, et tenir compte des diversités. Mais peut-on vaincre les conservatismes, de gauche comme de droite ?". (Louis Legrand)

 

Adhérant au programme socialiste, je voudrais, ici non pas commenter les positions officielles, mais apporter une contribution personnelle à la réflexion collective et décentralisée qui, je l'espère, doit prochainement s'engager.

Rappelons succinctement les maux apparents dont souffre actuellement l'école obligatoire. En premier lieu, l'échec scolaire, ou plus exactement la sélection ouverte et plus encore cachée qui conduit aux redoublements à l'école élémentaire (45 % au C.M. 2) et, surtout, à l'enfermement dans les filières pratiques et les formations marginales dans les collèges. Cette sélection affecte tout particulièrement les élèves des classes moyennes et populaires et transforme la sélection scolaire en ségrégation sociale. La composition des classes de seconde est significative à cet égard(2).

En second lieu, une profonde inadaptation aux besoins réels des populations scolaires: cognitifs mais surtout affectifs, actifs, sociaux.

On s'ennuie ferme à l'école. On s'y "agite". On "vandalise". Quant aux professeurs, ils se désespèrent d'enseigner à des disciples incultes, incapables de la moindre attention soutenue et dont un nombre important ne sait pas lire couramment, encore moins écrire correctement à l'entrée en sixième. Les classes "hétérogènes" de M. René Haby ont mis le comble à ce désarroi.

Or, précisément, les avatars de la réforme Haby nous avertissent des impasses où conduit tout essai de réforme partielle qui ne prendra pas en compte les véritables causes de ce dysfonctionnement. M. René Haby prétendait, en effet, répondre à la crise de l'école par deux sortes de mesures : d'une part, des transformations de structure, avec la suppression des filières, la création des classes hétérogènes et l'introduction du "soutien" ; d'autre part, par des transformations de programme, avec l'introduction de l'éducation manuelle et technique, d'une initiation à la physique et aux sciences économiques et par une simplification des programmes de mathématiques. Ces mesures, intervenues au niveau des collèges, devaient s'accompagner d'une rigueur retrouvée à l'école élémentaire, avec un accent mis à nouveau sur les "mécanismes de base" : orthographe et calcul. La diffusion d'instructions détaillées devait permettre au corps enseignant de comprendre et d'appliquer ces innovations.

Il faut le souligner en passant : certaines de ces mesures, et en particulier la plus spectaculaire - la suppression des filières au cycle d'observation et l'instauration du soutien, - répondaient aux vœux de la gauche. De même, la fixation à vingt-cinq du nombre maximum d'élèves par division et la mise à disposition de contingents d'heures par établissement pour tenir compte des situations particulières.

Or, ces modifications de structures n'ont amélioré ni la démocratisation ni le climat des établissements. Car elles visaient à améliorer le fonctionnement du système existant sans en modifier profondément l'économie. Les paliers de sélection antérieurs étaient, en fait, maintenus. L'entrée en sixième restait subordonnée à l'atteinte des objectifs de fin de cours moyen à l'école élémentaire ; l'entrée en quatrième demeurait un aiguillage fondamental entre les filières nobles et les classes à vocation pratique ou technique.

Par ailleurs, les innovations proprement pédagogiques ne touchaient pas à l'économie des programmes antérieurs, et l'horaire des disciplines classiques n'était pas modifié. Pas plus que les méthodes d'enseignement des disciplines nouvelles.

L'échec du soutien illustre le même processus. Dans la pensée du ministre, le soutien était la contrepartie nécessaire à l'hétérogénéité. Là encore, M. René Haby ne faisait que reprendre des propositions de la gauche. Mais ce soutien officialisé impliquait le maintien de la norme nationale et supposait que seules une durée plus longue d'apprentissage et une meilleure individualisation devaient permettre aux élèves en difficulté de rattraper le gros du peloton. C'était implicitement admettre le bon fonctionnement de la sélection à l'entrée en sixième. C'était surtout s'illusionner sur l'importance et la nature des déficits existants par rapport à cette norme qui appellent une autre action pédagogique que celle, traditionnelle, de professeurs axés sur leurs disciplines. Or la formation des professeurs est restée strictement disciplinaire.

En définitive, ces innovations ont été neutralisées par le système existant : celui d'un enseignement à dominante intellectuelle, dont la finalité réelle, acceptée en fait par tous les partenaires (enseignants et parents) est de préparer l'entrée des élèves aux sections nobles du second cycle. C'est-à-dire, fondamentalement, d'opérer une sélection intellectuelle et une discrimination sociale corrélative.

Il faut le reconnaître : ces solutions que la gauche a longtemps préconisées, suppression des filières, soutien, baisse des effectifs dans les classes, n'ont eu aucun effet positif. Bien mieux, elles ont encore accru le désarroi des professeurs.

Les socialistes sont au pouvoir en France. Il convient qu'ils se souviennent de cette constatation : la transformation du système éducatif ne pourra être efficace que dans la mesure où s'opérera une transformation sociale correspondante. Mais l'effet de mesures socio-économiques ne peut être immédiat. La phase de transition sera longue. Or les conditions techniques d'une réelle démocratisation passent par une transformation profonde des finalités de l'école.

Dans le cadre de l'école obligatoire, le premier impératif est de prendre les élèves tels qu'ils sont, dans leur diversité héritée des milieux sociaux ou ethniques d'où ils viennent, et non de les confronter dès le cours préparatoire aux normes nationales d'une progression abstraite. L'enseignement actuel privilégie la pensée théorique abstraite et l'univers gratuit du récit et de la connaissance désintéressée. Or l'accès à cette culture intellectuelle exige des conditions d'éducation préalables : sécurité affective, dialogue avec les enfants, habitude d'autonomie dans les comportements, ce que les milieux défavorisés ont plus de difficultés à donner à leurs enfants(3). C'est là que se trouvent les causes profondes des échecs scolaires et de la sélection sociale qui en découle. L'école doit créer les conditions qui permettront de conduire la personnalité intellectuelle des apprenants. C'est pourquoi une éducation compensatrice, un soutien, doivent d'abord être une éducation affective et sociale permettant, avec l'épanouissement des élèves, l'investissement affectif positif de l'école.

Mais une perspective de gauche doit aller plus loin encore. L'exigence d'une école éducative est fondamentale dans la mesure où les valeurs poursuivies par une société socialiste sont inséparables d'un développement de l'homme total. Cette totalité n'est pas seulement intelligence. Elle est aussi et surtout affectivité, joie, souffrance, convivialité. C'est dans la vie en commun, l'assomption de projets, l'expression artistique que ces valeurs se vivent. Une école de gauche doit être une école d'éducation totale et non un lieu de sélection intellectuelle pour le développement économique et la production des élites dirigeantes.

On aura reconnu là les tendances de l'éducation dite "nouvelle" et dont la nouveauté permanente montre assez le caractère prospectif, d'aucuns diront utopique. Mais, aux sceptiques réalistes, il est désormais possible d'opposer, cette fois, la réalité. Ce qui n'était que rêve généreux dans l'ère industrielle est aujourd'hui nécessité. L'entrée de nos civilisations dans l'ère de l'automation bouleverse profondément la nature du travail. Elle exige une mobilité croissante des emplois. Elle entraîne en outre un chômage structurel, contrepartie d'un développement qui n'accepte pas de faire profiter la masse du temps libéré. La société post-industrielle sera la société du loisir si elle ne veut pas être celle du chômage, de la violence et de l'oppression policière. L'école est une des bénéficiaires possibles de cette libération. Elle doit développer en son sein des espaces et des temps d'éducation qui ne soient pas subordonnés à la préparation exclusive de l'emploi. La société post-industrielle non seulement rend possible une école d'éducation qui puisse prendre le temps du développement individuel et de la formation sociale, mais encore exige une telle école si elle ne veut pas sombrer dans la technocratie policière.

Quelles pourraient être les grandes avenues d'une telle évolution ?

En premier lieu, provoquer une baisse de la tension sélective interne par deux mesures complémentaires. D'une part, supprimer tous les paliers de sélection de six à seize ans c'est-à-dire enseigner les élèves par classes d'âge et non par classes de niveau. Et abandonner les références à des normes nationales immuables : car la diversité des populations scolaires exige de respecter non seulement les rythmes divers de développement, mais encore les spécificités culturelles.

Une possibilité d'ajustement doit, d'autre part, être laissée aux établissements, compte tenu de la réalité des élèves enseignés. Cela est possible par trois mesures complémentaires.

Premièrement, définir des programmes terminaux par objectifs et, dans les matières construites comme les mathématiques, la grammaire ou les langues vivantes, des objectifs organisés en degrés consommables selon des rythmes, des progressions et des méthodes variés. Dans un premier temps et pour plus de commodité, on peut concevoir des programmes par objectifs par cycle : six-huit ans, neuf-douze ans, treize-seize ans. Les programmes récents de l'élémentaire amorçaient une telle organisation, mais le butoir de fin de C. M. 2 et un découpage annuel, souvent artificiel, stérilisaient l'innovation introduite. Quant aux programmes des collèges, ils continuaient à introduire pour tous une rupture dans les contenus et dans les méthodes.

Deuxièmement, prévoir une différenciation progressive par un jeu d'options permettant d'intégrer à partir de treize ans des domaines techniques plus importants à côté de domaines théoriques complémentaires (latin, grec, seconde langue vivante).

Troisièmement, permettre, selon les besoins constatés, des groupements différenciés dans les matières construites communes, ces groupes différenciés ne devant pas occuper plus du tiers de l'horaire total.

En deuxième lieu, rééquilibrer les activités.

La part des activités réfléchies gratuites (mathématiques et réflexion sur la langue) doit être réduite au profit des activités d'études expérimentales, de l'expression artistique (art plastique, musique, art dramatique, danse, etc…), des activités de production technique (travail manuel effectif, jardinage, élevage, bricolage), des activités physiques par pleine efficacité des horaires officiels actuels. Cela signifie l'instauration d'un "quart-temps" sur le modèle du tiers-temps de l'école élémentaire, dont il convient d'affirmer la valeur et de rendre possible l'application par une formation permanente adéquate.

En troisième lieu, permettre des activités optionnelles locales selon les capacités et les goûts des élèves, des enseignants, et... des parents, où les élèves puissent s'engager personnellement, et faire l'apprentissage de l'autonomie et de la décision.

En quatrième lieu, créer et développer des institutions de type coopératif où les élèves puissent faire un apprentissage effectif de la démocratie.

L'ensemble de ces innovations, déjà amorcées à titre expérimental, devraient se caractériser par leur systématisation et leur généralisation. Mais, bien qu'on ne parte pas de rien, la permanence des forces conservatrices reste vive. Et celles-ci ne seront pas seulement de droite. Elles imprègnent la personnalité de base des Français, parents et enseignants. Le changement politique qui vient de s'opérer n'a en rien modifié ces tendances. Si la mutation esquissée est souhaitable, il conviendra d'imaginer les processus aptes à convaincre la majorité de nos concitoyens.

Rien de ce qui vient d'être décrit ne peut se mettre en place sans des décisions collégiales locales et la responsabilité entière des participants, maîtres, parents et élèves. Les expérimentations pédagogiques menées dans les collèges expérimentaux passent toutes par un travail d'équipe des maîtres, c'est-à-dire, dans les collèges, la prise en charge d'un groupe de soixante-quinze à cent élèves par un groupe d'enseignants le plus réduit possible, prenant leurs décisions collégialement après étude de la population qui leur est confiée et observation continue des élèves. Ajoutons que les parents ont leur place pleine et entière dans ces prises de décision. Il appartient aux maîtres seuls de porter des diagnostics, aidés par des psychologues scolaires ou des conseillers d'orientation, et d'adapter les contenus et les méthodes à ces constatations. Mais il appartient aussi aux parents de dire quels contenus optionnels ils souhaitent et quel style pédagogique ils espèrent. Réserver l'éducation aux parents et l'instruction aux enseignants, c'est retomber dans l'ornière de l'école sélective.

Il va de soi que les maîtres d'une telle école ne sauraient être seulement des spécialistes d'une discipline. Un enseignement de masse destiné à des élèves jeunes réclame de toutes autres capacités. Dans l'école obligatoire, la connaissance de l'enfant et du milieu où il vit est aussi importante que celle des mathématiques ou de la linguistique. La psychologie de l'apprentissage, la psycho-physiologie de l'enfant et de l'adolescent, les techniques d'analyse des objectifs, la connaissance scientifique de l'évaluation, la réflexion philosophique sur les finalités, la sociologie des milieux de formation, bref, les sciences de l'éducation sont indispensables à la formation des maîtres de l'école nouvelle(4).

Or la formation des maîtres actuels du second degré les ignore. Ceux de l'élémentaire sont heureusement un peu mieux avertis de ces données indispensables. Dans tous les cas, une formation permanente sérieuse doit être entreprise, qui ne se résume pas, comme c'est le cas aujourd'hui, en une mise à jour disciplinaire rapide. L'unité du corps enseignant prévue par les programmes de la gauche ne doit pas seulement être une unité statutaire. Elle doit comporter un tronc commun de formation aux sciences de l'éducation. La spécialisation disciplinaire, qui reste nécessaire, doit se greffer sur ce tronc commun. Il convient, en un premier temps, de former les formateurs en utilisant à plein les ressources des unités universitaires de sciences de l'éducation et de didactique. Des pools de compétences doivent et peuvent être organisés autour des universités, des C.R.D.P., et des centres quasi défunts de formation des P.E.G.C. Trop de bonnes volontés ont été gaspillées et neutralisées dans des querelles catégorielles. Les initiatives libérées dans les établissements devraient pouvoir trouver un appui logistique dans ces centres de formation. Des centres régionaux de recherche appliquée devraient être créés en appui de ces initiatives et en vue de leur coordination.

La venue de la gauche au pouvoir soulève une grande espérance. Parviendra-t-on à vaincre le poids formidable du conservatisme français en matière d'éducation ?

 

 

Notes

 

(1) Né en 1931. Professeur de sciences de l'éducation à l'université Louis-Pasteur de Strasbourg, directeur de la recherche à l'Institut national de la recherche pédagogique de 1966 à 1980, auteur notamment de Pour une politique démocratique de l'éducation. PUF 1977, (le Monde de l'éducation n° 33, novembre 1977).
(2) Cf. : Études et documents, n° 80-1, ministère de l'éducation (S.E.I.S).
(3) Voir Jacques Lautrey, Classes sociales, milieu familial et intelligence, PUF, 1980.
(4) Ces thèses seront développées dans L'école unique, à quelles conditions ? à paraître aux éditions Scarabée-CEMEA.
© Louis Legrand, in Le Monde de l'Éducation, septembre 1981].

 


 

 

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