Louis Cros (1908-2000), inspecteur général de l’Instruction publique, fut un haut fonctionnaire très engagé dans ce qu'il convient de nommer la rénovation de l'enseignement, voire même l'école nouvelle (aux côtés de Gustave Monod). Il exerça sa longue carrière sous trois Républiques, de Jean Zay (dont il fut Chargé de mission) à Charles de Gaulle (mise en œuvre de la scolarité jusqu'à 16 ans), en passant par Guy Mollet (le texte qui suit est une défense de la réforme que le "Front républicain" essayait de finaliser). Ce très grand esprit s'exprime ici en tant que Directeur de l’Institut pédagogique national (dont il fut le fondateur). Il devait, un peu plus tard, être l'auteur de l'expression (et du petit ouvrage) l'Explosion scolaire (Paris, C.U.I.P, 1961, 181 p.), qu'il vécut lui-même tandis que les effectifs de l'enseignement secondaire passaient, de la Libération à 1963 (l'époque des "un C.E.S. par jour", malheureusement du type Pailleron), de 775.000 à 2.400.000 élèves.
Au passage, on notera la persistance des freins opposés à l'innovation, des prétentions franchouillardes à donner des leçons au monde entier ("que le monde entier nous envie") et la lucide prospective concernant l'élévation du niveau de culture de la nation. Mais à ce sujet, on ne peut hélas qu'être d'accord avec le constat pessimiste effectué par F. de Closets (in Le bonheur d'apprendre, p. 11) : "Aucune société n'avait, comme la nôtre, donné l'instruction à tous les enfants, la liberté à tous les adultes. Cette double chance devrait éveiller ce goût de l'initiative, ce désir de recherche, cette curiosité insatiable, cette soif de l'inconnu qu'imaginaient les utopistes lorsqu'ils rêvaient une telle société. Nous en sommes loin. On n'observe que passivité, conformisme face à la pression médiatico-publicitaire, on ne découvre que des attitudes prévisibles, des réactions attendues, bref toutes les marques d'un conditionnement tristement efficace. Est-il naturel que quinze ou vingt ans d'études ne produisent que des consommateurs téléphages, victimes consentantes et soumises de tous les racolages ? Est-il normal d'apprendre tant de choses dans l'enfance et d'en perdre le goût dans son âge adulte ? Je ne peux m'empêcher de ressentir cette rupture, même teintée de nostalgie, comme un échec".

 

Vingt ans de débats publics n'ont pas réussi à convaincre un certain nombre de Français que les structures scolaires de la France ne sont plus adaptées au monde d'aujourd'hui.

Admirable exemple de permanence ! Le monde en ces trente ans s'est transformé sous nos yeux. Et pourtant, voici que le projet Billères de réforme de l'enseignement rencontre dans les mêmes milieux universitaires la même résistance obstinée que le projet Jean Zay de 1936.

Pourquoi cette attitude ? Les réformateurs, déclarent leurs adversaires(1), sont empreints d'un doux (mais dangereux) mysticisme, celui de l'unité. Ils veulent couler tous les enfants de France dans un moule uniforme. Or nul régime n'a plus besoin d'une élite intellectuelle que le régime républicain. On ne forme pas une élite sans pratiquer une sélection. On ne prépare pas des champions olympiques sans les séparer de la masse. Haro ! donc sur une réforme qui mettrait tous les enfants de France sur les même bancs, qui détruirait un enseignement secondaire que le monde entier nous envie, et qui nous conduirait bien vite au monopole de l'enseignement.

Cette argumentation n'a qu'un défaut : elle repose de bout en bout sur des affirmations incontrôlées et sur des interprétations abusives.

Première affirmation : le seul obstacle, nous dit-on, qui puisse empêcher un enfant bien doué de poursuivre de longues études, ce sont les charges financières qu'elles imposent à sa famille. Nul besoin donc de réformes pédagogiques. Il suffit de donner des bourses plus nombreuses pour "démocratiser" l'enseignement.

C'est inexact.

Les enquêtes de l'Institut national d'études démographiques et de l'Institut national de statistique aboutissent à des conclusions opposées et décisives. L'obstacle financier, sans être négligeable, est relativement peu important. L'orientation d'un enfant de onze ans est déterminée beaucoup moins par des considérations de fortune que par le milieu géographique (les villes sont privilégiées par rapport aux campagnes), par le milieu social (à situation égale, le fils du petit fonctionnaire va au lycée, mais non celui de l'épicier ou de l'ouvrier qualifié), et par l'éducation familiale (nous préciserons plus loin ce point). Or, par suite du cloisonnement des diverses branches de l'enseignement à partir de onze ans, cette répartition de hasard est actuellement définitive dans 93 % des cas. Les chiffres, les exemples, les cas concrets, sont connus, publiés, certains. Alors ?

Deuxième affirmation le ministre, dit-on encore, "agit comme si l'enseignement secondaire était un enseignement de classe. Il le mutile en lui retirant ses deux années de base, la sixième et la cinquième".

C'est encore inexact.

L'enseignement public est un tout. Ce n'est pas mutiler une maison qu'en déplacer les cloisons. On dirait vraiment, à entendre les adversaires du projet, que les études longues seront désormais écourtées de deux ans. Or elles auront la même durée qu'avant. Bien plus, pendant les deux premières années, elles se feront dans de bien meilleures conditions puisqu'elles auront lieu dans des classes limitées à vingt-cinq élèves, plus proches de la résidence familiale, avec des maîtres qualifiés et spécialement formés à l'observation et au maniement des enfants de cet âge, particulièrement critique.

Qu'on ne dise pas que ces classes seront hétérogènes. Jusqu'en 1932, il n'y avait pas d'examen d'entrée dans les lycées. Ce sont les augmentations massives d'effectifs, non des motifs pédagogiques, qui l'ont fait instituer. On nous vante la qualité de cet enseignement secondaire qui mêlait pourtant les bons et les médiocres, mais dans des classes peu chargées. C'est donc que l'effectif des classes est déterminant. Or la loi le réduit.

Qu'on ne dise pas non plus que ces classes ne donneront pas un enseignement de culture. "L'enseignement, lit-on dans l'exposé des motifs de la loi, visera à ne pas distribuer des connaissances encyclopédiques, mais à exercer l'esprit, et avec lui le corps et le caractère. Il apprendra aux enfants à apprendre et à juger, à s'exprimer clairement. Il leur donnera le goût de la recherche..., il leur rendra sensible la relativité du savoir en leur faisant comprendre quelle est, à côté de nos connaissances, l'immensité de notre ignorance". Si ce n'est pas là définir un enseignement de culture, de quoi est faite la culture ?

Troisième affirmation enfin : le projet ministériel, paraît-il, cherche à jeter le discrédit sur l'idée même de sélection et compromet la formation des élites en voulant démagogiquement "substituer à la sélection des meilleurs la promotion de tous".

Nul ne nie la nécessité d'une élite dans une démocratie comme dans toute collectivité humaine. Mais :

1° C'est un fait que la sélection à onze ans est une fausse sélection. Elle laisse de côté plus de la moitié des meilleurs élèves des écoles primaires, et donne aux trois quarts de ceux qu'elle retient une orientation qui ne convient ni à leurs aptitudes, ni aux besoins sociaux ;

2° C'est donc que la sélection, telle qu'elle est actuellement pratiquée, n'est pas un choix réfléchi, mais une élimination, aveugle. À une méthode brutale fondée sur un examen prématuré, il s'agit de substituer une organisation plus souple, qui bien entendu permettra de déceler les meilleurs et d'assurer leur épanouissement, mais qui en même temps offrira à chacun, bon, moyen ou médiocre, la formation la mieux adaptée à ses possibilités propres.

On objecte qu'on prépare les champions olympiques en les séparant de la masse. Certes, mais à quel âge ? Et à quel degré d'entraînement ? Je n'ai jamais constaté qu'on sélectionnât à onze ans les internationaux de rugby et les coureurs de marathon. J'ai souvent entendu dire, au contraire, qu'il fallait, pour avoir beaucoup de bons champions, puiser dans toute une jeunesse sportive, et non dans une population de spectateurs du sport. Ce n'est pas à l'entrée du stade, c'est sur le stade même que les meilleurs doivent se qualifier et choisir leur voie.

Sélection par élimination, non ! Sélection par orientation, oui ! Voilà ce que signifie la formule : substituer à la sélection des meilleurs la promotion de tous.

Cette sélection sera d'autant plus aisée qu'il n'a jamais été question, en unifiant l'enseignement public, de l'uniformiser. Bien au contraire la réforme prévoit une variété de sections et d'options plus grande que dans le régime actuel. Qu'on se donne la peine de lire les textes.

Passons sur l'accusation faite au projet d'attenter à la liberté de l'enseignement. Elle ne mérite pas qu'on s'y arrête. On ne voit pas en quoi une réforme interne de l'enseignement public, qui consiste à mieux associer ses diverses branches dans l'effort commun, porte atteinte en quoi que ce soit à l'enseignement privé et conduit à un monopole. Ou alors qu'on nous dise tout simplement qu'on craint pour la clientèle de l'enseignement privé toute mesure capable d'améliorer la qualité de l'enseignement public. Ce serait plus franc.

Il reste une objection, qui séduit les esprits tolérants, soucieux de ménager les transitions. On reproche au projet son intransigeance. Pourquoi ne pas accepter une "légère" concession ? Il suffirait de conserver le système actuel "pour les enfants qui dès l'âge de onze ans montrent des dons évidents pour les études abstraites".

Comment cela se traduirait-il en pratique ?

Garderait-on l'admission en sixième telle qu'elle est organisée ? Répétons-le : plus des trois quarts des élèves qui actuellement entrent au lycée ne parviennent pas au baccalauréat et à l'enseignement supérieur, et prouvent ainsi qu'ils ont été mal orientés ; les statistiques scolaires l'attestent. Est-ce donc ce gâchis qu'on prétendrait maintenir ? Ou bien réserverait-on le lycée, nous dit-on, aux seuls élèves dont l'intelligence abstraite est déjà "évidente" à onze ans. Or leur nombre, selon les évaluations les plus optimistes, ne dépasse pas 8 % des enfants de cet âge. Est-ce par un examen qu'on les recruterait ? L'imagine-t-on, cet examen, avec huit places pour cent enfants, cette agrégation de sixième, ce concours de polytechnique de l'enfance, et ce régime de "taupins" auquel on condamnerait, de huit à dix ans, tous les écoliers pour leur donner une faible chance de faire partie des quelques élus promis d'avance des destins supérieurs ? Et quelle serait l'expérience humaine de ces futurs chefs, isolés dès le plus jeune âge des autres enfants qu'ils auraient pourtant un jour à comprendre et à commander ?

Et par quelles épreuves les jugerait-on ? Par les mêmes qu'aujourd'hui bien sûr, qui décèlent essentiellement les qualités d'expression verbale, qualités que possèdent à peu près seuls, à cet âge, les enfants d'un certain milieu social. Est-ce un tel mandarinat qu'on nous propose, sans rire, d'instituer ? Est-ce ainsi que nous formerons les cadres moyens instruits, les élites nombreuses, qui sont indispensables à une grande nation moderne ? Il y a cent ans, on le sait, les travailleurs intellectuels et les cadres ne représentaient guère que 2 % de la population. Leur nombre est aujourd'hui de 15 à 20 % ; dans quelques dizaines d'années, si l'évolution continue au même rythme, plus des trois quarts des Français devront avoir un niveau de culture égal (mais non identique) à celui d'un bachelier actuel. C'est à cela qu'il faut penser quand on parle d'élites et de réforme de l'enseignement.

 

Note

(1) Cette thèse a notamment été développée dans le Monde du 8 février 1957 sous la signature de M. Chamoux, professeur à l'université de Nancy.

 

© Louis Cros, article paru dans Le Monde, livraison du 23 février 1957, p. 7

 

 


 

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