Propos de rentrée : que de discours contradictoires, parfois jusqu'à la haine ! Mais parfois souriants, aussi. Alors, il faut les lire tous, et que chacun y recueille ce qu'il souhaite : car il n'y a pas que des opinions ; il y a aussi des faits, quelquefois confondants.

 

 

 

I. Deux dates pour la rentrée !

 

["Chaque fois qu'il m'est donné de m'étonner ou de m'indigner, j'estime qu'il est de mon devoir de le dire. Nous sommes en train d'étouffer par la faute de ceux qui acceptent tout et qui se rendent ainsi, comme le disait déjà Agrippa d'Aubigné, compagnons du méfait pour vous taire.
Mes petits coups de g..... ou de plume n'ont pas d'autre justification"]

 

Ayant gardé une âme d’enfant et de merveilleux souvenirs de ma longue carrière d’enseignant, j’attendais avec impatience le jour de la rentrée. J’attendais de retrouver dans les quotidiens locaux de belles images d’écoliers réjouis ou craintifs, mais vite consolés... Ils allaient revoir ou découvrir leur école, leur collège, leurs enseignants et leurs copains.

Hélas ! J’avais dû me tromper de film. Les images illustrant la rentrée, n’ont été que des images d’adultes. Des portraits de parents occupant, exigeant, manifestant... séquestrant... Il y en avait partout : dans les classes et dans les cours ; dans les rues et sur les places. Ils se faisaient parfois accompagner par un bambin ou par une fillette à qui l’on avait confié l’extrémité d’une banderole. Ces enfants demandaient aussi : une place à l’école, une classe, un maître. À vrai dire, ils paraissaient surtout se demander ce qu’ils faisaient là, mais la démarche de leurs parents était foncièrement pédagogique. Ils apprenaient très tôt à leurs enfants qu'à l'école et autour de l'école, tous les débordements sont permis. Les enfants sauront, j'espère, s'en souvenir.

Que faire ? Il ne faut pas poser un problème sans suggérer une possible solution. Voici la mienne. Dès l’année prochaine, il faut fixer DEUX dates officielles pour la rentrée scolaire : la première sera la rentrée des parents qui paraissent les plus pressés. Pendant un ou deux jours, ils occuperont, paraderont, exigeront... Quelques enseignants volontaires pourraient même accepter d’être séquestrés !

Et puis, il y aura une rentrée plus discrète. Celles des élèves et de leurs professeurs. Ils feront rapidement connaissance et se mettront aussitôt au travail. Les enfants n'auront pas appris qu'il suffit de crier fort ou d'afficher large pour obtenir satisfaction, et les enseignants pourront peut-être leur suggérer que le sérieux et la modération sont plus efficaces que les défilés tumultueux et les clameurs.

Il est permis de rêver !...

 

[© J. Santi, texte en partie paru dans La Provence du 24 septembre 2002]

 

 

II. Le point de vue d'un autre Proviseur

 

"Dans les conseils de classe, les parents sont au mieux des figurants. Ils ne sont pas représentatifs et les autres parents ne leur délèguent rien, car ils ne connaissent pas les élèves. Les délégués de parents ont ainsi l'impression d'être des pions, des otages, sur un échiquier dont le jeu leur échappe".

Proviseur d'un grand établissement parisien depuis 1971, M. G. n'a rien d'un "manager éducatif" qui ne raisonnerait qu'en termes de rentabilité financière ou administrative. Le discours qu'il tient, dans son bureau du lycée Voltaire, n'est guère stéréotypé. Humaniste, soucieux de la dimension relationnelle de l'acte éducatif, il énumère les problèmes que posent les rapports de l'école et des parents.

"Les parents vivent l'évaluation de l'élève comme un obstacle à leurs désirs. Du moins ceux à qui nous avons essentiellement affaire : les parents contrariés, ceux qui, souvent, projettent dans leur enfant la réalisation de leurs ambitions déçues. Ils voudraient qu'on ne prenne pas en compte les seuls résultats scolaires, mais aussi la dimension affective, toute la personnalité. Ils n'ont pas tout à fait tort : il est vrai que les enfants témoignent, à la maison, de qualités qui ne sont pas visibles dans la vie scolaire".

Reprenant à son compte une formule des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron - "les victimes résignées et consentantes" -, il décèle des différences de comportements entre parents "cadres" et parents "ouvriers" : "Les premiers se meuvent plus aisément que les seconds dans l'institution". Toutefois, il sent, parmi les familles populaires, "une aspiration profonde à ce que les enfants aient de l'instruction".

Mais ce qui le frappe surtout, c'est l'hostilité latente qui, souvent, règne entre parents et enseignants : "Cela varie entre une neutralité plus ou moins bienveillante - au mieux le silence, une communication superficielle - et une situation de peur, d'agressivité - on culpabilise l'élève de son échec, inversement, les parents culpabilisent les professeurs".

Il n'est pas toujours tendre pour ces derniers : "Certains enseignants sont enkystés dans leur personnage. Ils ne s'intéressent pas à la pédagogie, ils ne se préoccupent pas du développement de la personnalité de l'enfant, ils en restent à des formulations commodes : doué, pas doué. Et, de l'échec du "prof", ils font celui de l'élève. Alors que, dans l'éducation, tout l'être est engagé : son affectivité, son courage, ses facultés d'adaptation. Et cela ne se mesure pas avec un Q.I. !"

Que faire ? Quelle peut être l'action du chef d'établissement ? "L'arbitrage est difficile : personne ne parle le même langage, pour le moment. Il faudrait une authentique concertation : que les parents assument toute leur place dans le processus de formation. Et, dans la mesure où l'école reproduit - et amplifie - les inégalités sociales, il faudra en venir à une volonté lucide du milieu scolaire, capable de réellement compenser les handicaps sociaux. Cela signifie ne plus parler d'adaptation de l'enfant à l'école, mais de l'inverse : qu'on réintroduise l'enfant dans l'école, que l'école s'adapte, qu'elle cesse de fonctionner en dehors de la société".

 

[Texte paru in © l'Éducation du 22 novembre 1979, p. 36]

 

 

III. La place des parents n'est pas à l'école !

 


Auteur d'une vingtaine d'essais, ancien enseignant connu pour son militantisme de gauche, Maurice T. Maschino vient de publier un pamphlet (Parents contre profs, chez Fayard) d'une rare violence contre les parents d'élèves.

D'où vous est venue l'idée et l'envie d'une diatribe aussi violente à l'égard des parents d'élèves ?

Pas de mon expérience personnelle puisque, en plus de vingt ans d'enseignement, je n'ai jamais vu un seul parent. Mais j'entends ce que mes amis enseignants - ou pire : instituteurs - racontent depuis trois ou quatre ans. Et l'importance du phénomène m'a paru mériter un livre.

Vous croyez vraiment que tous les parents n'interviennent que pour des raisons stupides, et toujours de façon odieuse ?

Ce que je leur reproche, c'est la manière dont beaucoup d'entre eux s'en prennent aux enseignants. Des enseignants que je ne défends pas systématiquement, loin de là... Mais je m'en prends aux parents qui s'estiment autorisés à faire n'importe quoi dans les établissements scolaires, en transformant les conseils de classe en tribunaux pédagogiques, ou en exigeant tout des professeurs alors que, bien souvent, ils se désintéressent par ailleurs totalement de leur progéniture.

Ils n'ont donc aucune excuse à vos yeux ?

Si: le je-m'en-foutisme généralisé de toutes les instances de l'Éducation nationale (rectorats, académies, inspection) qui ne veulent surtout pas d'histoires et qui n'interviennent pas quand ce serait nécessaire, poussant ainsi les parents à le faire. Mais cela ne saurait en aucun cas justifier l'arrogance et l'agressivité que beaucoup d'entre eux manifestent à l'égard des enseignants. Ma conviction, de toute façon, est que les parents n'ont rien à faire au sein d'un établissement scolaire.

Pas même ceux dont les interventions sont motivées par les mêmes inquiétudes que les vôtres, sur l'effondrement du niveau, le laxisme ambiant ou la destruction de l'école républicaine en général ?

Les parents de ce genre existent ; c'est vrai, et je le sais. Mais il faudrait une structure adéquate pour qu'un dialogue - et peut-être un front commun - puisse s'instaurer entre eux et les enseignants sur ces questions. Une structure souple, extérieure aux établissements et aux conseils de classe. Sinon, c'est toujours la logique de l'affrontement qui finira par l'emporter.

 

[Texte paru in © le Figaro Magazine du 31 août 2002, p. 39]

 

 

IV. Quelques bons éléments, ou aperçus d'une réunion parents-enseignants

 

[On aimerait pouvoir dire : c'est une caricature. Malheureusement... Mise en accusation du "collège Haby", réclamé à cor et à cri par... les syndicats enseignants ; mise en accusation des collègues du Primaire ; mépris caractérisé des élèves. Ce texte est bouleversant. On s'y croirait. Pour avoir tant de fois vécu, des deux côtés de la barrière, cette situation...]

 

Il est 18 heures et la nuit tombe. C'est l'heure où l'on a hâte de rentrer chez soi et de souffler un peu mais, ce soir, c'est le conseil de classe du premier trimestre. Coopérants, la moitié des parents d'élèves de sixième se sont résignés à aller au collège. Même si l'heure est mal choisie, même s'il a fallu pour certains se changer. Ils ont envie d'en savoir plus, de faire " tout ce qu'il faut " pour leur enfant... de " participer ". Ils sont pleins d'illusions. Modestes, presque furtifs, se hâtant comme ces gens qui vont à la messe tard le soir ou tôt le matin, ils montent. Nous, les parents, nous montons respectueusement le grand escalier carrelé. Nous glissons sur le parquet ciré du couloir sans fin jusqu'à la salle 325.

C'est la seule salle éclairée à cette heure sous quatre ampoules nues. Nous nous emboîtons tous bruyamment dans des petites tables tubulaires prévues pour des dix-douze ans, face au tableau vert, sous sa taie de craie sans âge. Entre lui et nous, les professeurs sont alignés, genoux joints. Ils parleront tour à tour du haut de l'estrade. Nous écouterons, curieux d'abord, puis de plus en plus anxieux. Le regard errant sur les murs ocres que quelqu'un a tenté de lessiver.

Le premier qui parle, c'est le professeur d'anglais : "Les élèves ont de l'enthousiasme, oui, c'est certain ; mais trop, justement : ils répondent pour répondre. On dirait que cela les amuse". En géographie, la classe est "molle", et "ce que je ne comprends pas, c'est qu'ils trouvent tant d'énergie à s'esclaffer dans le couloir ! Que voulez-vous, c'est une mauvaise classe ! Il y a quelques bons éléments, mais..." En musique, "on fera Monteverdi, mais, malheureusement, on n'entendra rien, car l'établissement ne possède pas d'appareil d'audition". Vient enfin le professeur de français, qui est 1e professeur principal : "Nous sommes en face d'une classe 'médiocre-moins'; d'ailleurs, les pauvres élèves n'y peuvent rien, ce ne sont que des spécimens Haby chez lesquels on essaie de maintenir une apparente structure, alors qu'ils ne sont que de pauvres squelettes..." Le professeur de mathématiques confirme, et ajoute, il faut bien le savoir, que "nos enfants sortent de classes où les choses n'ont pas été faites". Et la brochette d'êtres remarquables que nous avons devant nous a hérité de "lacunes irréparables", doublées du fait que "l'expression spontanée est à la mode, et, croyez-moi, comme le don de la parole n'est pas donné à l'enfant, il est tout à fait illusoire de vouloir libérer des trésors que de toute façon personne n'y a mis..."

Là, j'ai senti s'abattre sur moi une grande lassitude. L'enfant près de moi s'était endormi, son petit visage offert et confiant sur son bras. Je n'écoutais plus, en essayant de ne plus les entendre gémir contre "les cascades de rire", "l'exubérance naturelle" de ces enfants qui n'ont ni stade, ni arbres dans la cour, pas même une statue de Prévert sous laquelle jouer. Une mère se débattait, une seule ; elle ne comprenait pas, disait-elle, qu'on ne puisse pas intéresser les élèves aux Égyptiens, à Rome... Elle n'était pas d'accord avec le professeur qui disait, qu' "il fallait prendre sur les loisirs : un élève de sixième n'a plus de loisirs". Les autres parents étaient muets comme moi. Prostrés. Ils baissaient seulement la tête un peu plus et courbaient le dos en reprenant le grand couloir ciré, tâchant tant bien que mal de se raccrocher à deux petits mots-clés : "quelques éléments". Il y avait donc, tout de même, "quelques éléments".

Y aura-t-il des cris ce soir, des claques ou des sermons ? Moi, je pense à ma fille à nattes qui était si avide de savoir et d'être grande. Je ne lui dirai rien. Une femme marche à ma hauteur, elle a mon âge, et je lui glisse : "C'est déprimant, non ?" "Oui, mais si on ne vient pas, on en tiendra rigueur aux enfants. Et puis, qu'est-ce qu'on y peut ?" Elle est agressive, gênée par mon regard et mon ton : il faut se soumettre, non ? Après tout, ils ont le pouvoir.

 

[Mme B., Paris - Texte paru in © le Monde, janvier 1981]

 

 

V. Le syndicat des instituteurs boycotte les conseils d'école - Les parents floués

 

Mauvaise surprise pour les parents d'élèves qui viennent d'être élus aux comités de parents des écoles maternelles et élémentaires : le Syndicat national des instituteurs a donné à ses quelque trois cent mille adhérents une consigne qui aboutit pratiquement à empêcher ces comités de fonctionner et à mettre en échec, sur un point essentiel, 1a réforme Haby.

Au sortir du conseil des ministres du 16 novembre, le ministre de l'éducation, M. René Haby, s'était félicité du succès remporté par les élections aux comités de parents auxquels 50 % des électeurs ont participé. Pourtant, à cette date, le ministre avait déjà été avisé que le Syndicat des instituteurs, qui fait la pluie et le beau temps dans l'enseignement primaire français, avait pris, au cours d'une réunion de son bureau national, le 10 novembre, une décision aboutissant à paralyser les comités de parents.

La réforme Haby a créé dans chaque école un "comité de parents" élu par l'ensemble des intéressés au scrutin de liste. Ces organismes n'ont pas de pouvoirs en dehors du "conseil d'école" où ils siègent, réunis au conseil des maîtres, sur convocation du Directeur. Le syndicat des instituteurs avait accueilli sans enthousiasme, c'est le moins qu'on puisse écrire, la création de ces comités, mais a laissé les élections se dérouler avant de demander à ses adhérents… de ne pas convoquer les conseils d'école. Il ne reviendra sur sa décision que lorsque le ministre de l'éducation aura répondu à un certain nombre de ses revendications.

Une circulaire du S.N.I. invite en effet le conseil des maîtres de chaque école à se réunir pour prendre la décision de "surseoir à la mise en place des conseils d'école" tant que le ministre n'aura pas apporté des "éléments significatifs" de réponse aux revendications suivantes : "amélioration des conditions de travail avec, en particulier, la révision des allégements de service des directeurs d'école", "allégements des effectifs des classes avec, en priorité, vingt-cinq élèves par classe au cours élémentaire première année", "accroissement des moyens pour assurer le remplacement des maîtres en congé". Ce texte étant voté, les maîtres sont invités à rencontrer "les élus parents d'élèves" pour les "informer de la position du conseil des maîtres". Le S.N.I. pense en effet que ces parents peuvent avoir, des "revendications plus spécifiques" à ajouter au texte des instituteurs, avant de le transmettre aux autorités administratives.

Au S.N.I., on affirme que les parents ne peuvent pas être hostiles aux revendications exprimées par les instituteurs. C'est probable. On indique aussi que les ponts ne seront pas coupés puisque rien n'interdit les "contacts individuels" ou avec les associations. Reste que les élus sont traités de manière bien cavalière et que la coopération commence mal.

On pourrait interpréter la décision du S.N.I. comme une manifestation de mauvaise humeur contre le résultat des élections lui-même : le bureau national du S.N.I. s'est en effet réuni 10 novembre, c'est-à-dire à une date où les élections, à peu près partout achevées, ce syndicat connaissait les tendances globales du scrutin : percée des listes indépendantes, médiocres résultats de la fédération Lagarde et succès très moyen pour la fédération Cornec, proche du S.N.I.

On peut aussi, comme semble le faire l'entourage du ministre de l'éducation, hausser les épaules. Ce serait une attitude bien légère : il ne s'agit plus en effet, comme par le passé, d'une menace de boycottage, mais bien du blocage d'une institution dont M. Haby a assez souligné l'importance qu'il lui attachait, même si les pouvoirs qui sont concédés aux conseils d'école sont des plus limités.

La position du S.N.I, qui commence à produire ses effets à la "base", comme nous en avons eu le témoignage, risque être fort mal reçue par bon nombre des élus et de ceux qui s'étaient imaginés que leur participation au scrutin avait un sens. En revanche, la cohorte des indifférents voit son abstentionnisme justifié a posteriori.

Il est paradoxal d'entendre des dirigeants du S.N.I. parler, comme ils l'ont fait pour nous, du "formalisme des structures" et du fait que, ce qui compte, ce sont "les relations individuelles". Pareil spontanéisme, de la part d'une organisation très structurée et très tatillonne - lorsqu'il s'agit du sort des maîtres -, sur le respect des procédures et des institutions, est bien étrange. Il n'est pas sûr que le S.N.I. ait très bien mesuré l'effet psychologique de sa décision.

Il restera aux élus, qui voudront malgré tout réunir le conseil d'école, à le faire, comme les y autorise la réforme, à la demande des deux tiers des parents délégués. En ce cas, ils dialogueraient… entre parents.

 

[Bruno Frappat in © le Monde, 23 novembre 1977]

 

[Trente ans après, les choses ont bien changé : le SNI, à direction socialiste, n'existe pratiquement plus, remplacé par une organisation communiste tout aussi "tatillonne" ; les conseils d'école sont devenus des tribunes totalement inutiles, saisies seulement des menus de cantines, et des promenades sur temps scolaire des chers petits. Enfin, écrire à propos de la "fédération Cornec", qu'elle est "proche du S.N.I." est un doux euphémisme. Pour contrer l'Administration, le S.N.I., longtemps le syndicat le plus puissant de l'Éducation nationale, créa de toutes pièces une fédération "maison", qui lui servait de masse de manœuvre (manifestations contre les fermetures de postes, entre autres). Si elle ne possède plus avec le syndicat les "liens de sang" qui existèrent longtemps entre les deux organismes, la Fédération Cornec (qui a perdu ce nom) reste très proche, en dépit de nombreux avatars (comme l'affaire des assurances scolaires), de ses "créateurs". Mais si les choses ont bien changé en surface, en réalité les problèmes demeurent, comme le montre le texte suivant, beaucoup plus récent]

 

 

VI. Les parents à la porte

 

Fin octobre, début novembre, selon les établissements, les parents d'élèves sont appelés à élire leurs représentants aux conseils d'école ou d'administration. C'est à la toute dernière heure que, répondant aux vœux formulés de façon insistante par la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), le ministère de l'éducation nationale a admis la nécessité de lancer une campagne nationale d'information et de motivation des parents.

S'il n'est pas question de revendiquer une quelconque cogestion des établissements ou une influence sur la pédagogie, force est de constater que la présence des parents dans les structures de l'école est aujourd'hui trop souvent illusoire et artificielle.

La marge de manœuvre des parents est quasiment nulle sur le budget des établissements, en masse et en affectation. Les règlements intérieurs, les projets d'école, les projets d'établissement, quand ils existent, ont rarement fait l'objet de vrais débats avec les enseignants, les familles et encore moins d'ailleurs avec les enfants. Éventuellement, en cours d'année, on mobilisera les parents et leurs associations en cas de coup dur dans un rapport de force à créer avec les autorités de tutelle, puis la routine reprendra le dessus.

L'éducation nationale est souvent une machine à décourager les volontés. Les parents sont au mieux une force auxiliaire, pas des partenaires. La citadelle n'offre que peu de ponts-levis et contrôle sérieusement les entrées de peur d'être submergée.

Les élections reflètent cette ambiance. On sait déjà ce qu'il en est des élections des délégués-élèves, qui relèvent du même formalisme et sont rarement précédées d'explications et de formation. Faute d'information et de débat national, les parents-candidats sont très souvent renvoyés à tenter de mobiliser les familles par des courriers que portent les enfants, qui, souvent, goguenards, les déchirent. On ne devra pas s'étonner de constater d'ici quelques semaines que seulement un parent sur cinq aura pris part au vote. La légitimité des élus et de leurs fédérations en pâtira à nouveau. Personne n'y gagnera. La citadelle peut donc dormir. Protégée de l'extérieur, elle n'a pas à craindre de débats internes. On nous dira ensuite que la démocratie locale s'est assoupie et que la nation néglige son école ! Et on fera des gammes sur la démission des familles !

 

F. J., J.-P R., Présidents de conseil FCPE (école Goubert et collège Grange-aux-Belles, Paris) in © le Monde, 24 octobre 1992.

 

 

VII. Angoisse scolaire

 

Beauvais. - Traumatisé par une punition, un élève de l'école primaire de C. (Oise), âgé de six ans et demi, est tombé malade en présentant des symptômes que les médecins, faute d'informations, pensaient être d'abord ceux d'une appendicite.

L'enfant fut hospitalisé à Chaumont, mais le chirurgien, après examen, déclara l'intervention sans objet. Étant tombé dans un état de prostration, l'enfant fut ensuite hospitalisé d'urgence au Service de pédiatrie du Centre hospitalier de Beauvais, où un psychologue diagnostiqua une "angoisse due probablement à un conflit sérieux avec l'école". Un dossier médical fut alors constitué et envoyé au médecin de la santé scolaire, qui recommanda alors un changement de classe.

C'est à ce moment que les parents furent informés par l'enseignant de la nature exacte de la punition : son cahier accroché dans le dos, leur enfant avait dû parcourir la classe sous les quolibets de ses camarades. Les enseignants de l'école, les Directrices de l'école primaire et de l'école maternelle, se solidarisèrent avec leur collègue et décidèrent de ne pas accepter l'inscription de cet élève dans une autre classe que celle où il était jusque là. En fait, les enseignants n'admettent pas que, dans une procédure administrative pourtant tout à fait réglementaire, ils n'aient pas été consultés.

Une des solutions aurait été d'envoyer l'enfant dans une école privée située à G. (Eure), qui possède, dans toute la région du Vexin, un réseau de ramassage scolaire. Mais au nom de la laïcité, les parents ont refusé. En définitive, leur fils a été admis dans une école publique d'une commune située à 10 kilomètres de C. Cette formule, à cause des transports qu'elle nécessite, est plus coûteuse pour eux que celle de l'école privée. Aujourd'hui, si les parents ne nient pas que leur enfant ait eu des problèmes d'adaptation, ils constatent cependant qu'il ne refuse plus d'aller à l'école et que les maux de ventre ont disparu.

 

Écho paru in © le Monde,10 décembre 1981.

 

[Il est équitable de noter que deux semaines plus tard, ce quotidien reçut une réponse, à laquelle il riposta à son tour, et avec quel piquant :]

À la suite de notre article intitulé "Angoisse scolaire", relatant le traumatisme subi par un enfant de six ans et demi après une punition (le Monde du 10 décembre), nous avons reçu de M. J des C., secrétaire général de la Solidarité laïque de l'Oise, la lettre suivante :
"L'élève en question est tombé malade seize jours après la punition, seize jours pendant lesquels il est venu en classe sans réticence apparente. Constatant les difficultés d'adaptation de cet enfant, son institutrice avait proposé à sa mère, au début de l'année scolaire, de le mettre dans une classe à petit effectif qui se créait à l'école. La mère a refusé.
Les enseignants de l'école n'ont été tenus au courant par le père de l'enfant qu'alors que le dossier médical était déjà parti à l'Inspection académique. Toute décision allait donc, désormais, devoir être prise à un autre niveau que celui de l'école. L'Inspectrice départementale a laissé aux parents le choix entre deux solutions : 1° Maintien à l'école de C. dans un autre cours préparatoire ; 2) affectation dans une école des environs. Les parents ont, après une semaine de réflexion, choisi la seconde solution.
Les enseignants de C. déplorent cette campagne de presse, qui porte une atteinte très grave à l'école tout entière, risque de mettre en péril leur équilibre propre et par là même de nuire au bon déroulement de l'année scolaire des enfants de C., et au dialogue parents-enseignants
".

[Que les signes cliniques du traumatisme mettent deux semaines à apparaître n'enlève rien au fait qu'un enfant de six ans et demi a bel et bien été obligé de subir les quolibets de ses camarades, avec son cahier accroché sur le dos. Ce genre de pratique discrédite bien plus l'école que l'article qui la rapporte. Que la Solidarité laïque conduise à défendre des enseignants injustement attaqués, soit. Mais qu'elle pousse à légitimer des méthodes pédagogiques contestables est plus inquiétant].

 

 

VIII. Et vous, l'école ?

 

[À la fin des années 70, la revue "l'Éducation" publia un certain nombre d'entretiens avec des personnalités diverses. Celui qui donna la parole au vulcanologue Haroun Tazieff est particulièrement instructif]

 

La fréquentation des volcans, le spectacle du bouillonnement primitif de la Terre ne doivent pas être sans influer sur la manière de considérer le monde et les hommes : humilité aussi bien qu'exigence vis-à-vis de la condition humaine semblent animer Haroun Tazieff, dont le regard, à lui seul, suffit à traduire la droiture. Le chemin qui l'a conduit de l'exil hors du pays d'origine - la Géorgie de 1917 - jusqu'à la renommée mondiale à soixante-cinq ans, est passé par l'école communale d'Asnières, le lycée Montaigne à Paris, le lycée Pasteur à Neuilly, l'exil encore - en Belgique -, puis Agro, les Mines, des études supérieures de géologie. Mais, d'un rapide coup d'œil en arrière, il constate : "Je n'ai pas aimé l'école. Si on me donnait la possibilité de retrouver l'âge d'enfance, je la refuserais. Sans doute parce que l'enseignement que j'ai subi n'était pas tellement enthousiasmant ; il y avait des périodes de clarté, lumineuses, qui correspondaient à celles où j'avais des professeurs qui savaient susciter l'intérêt pour ce qu'ils enseignaient, sinon c'était l'ennui, c'était la médiocrité. À Agro j'ai connu deux ou trois professeurs de très haute envergure intellectuelle, capables de vous enthousiasmer, de vous faire aimer ce dont ils parlaient, et les autres d'une médiocrité giflante, dignes d'être giflés ! Et je ne crois pas que ça ait changé, l'enseignement universitaire, en tout cas, n'a pas changé : on y trouve un quart - et je suis très généreux... - de professeurs dignes de ce nom, de ce métier miraculeux (l'enseignement est fondamental, c'est l'essence même de la civilisation humaine) et le reste ce sont des médiocres, à tous points de vue. Ils ont choisi ce métier parce que c'est une bonne planque ; une fois qu'on a réussi à faire son trou, ça va : on va jusqu'à la retraite ! Ces gens naissent en pensant à la retraite !

"

Le verdict est sans appel ; l'école est malade de ses maîtres, atteints eux-mêmes par un virus pernicieux : la sécurité de l'emploi, "cette sécurité de l'emploi pour laquelle les travailleurs ont lutté et luttent encore, montre aujourd'hui son revers. Il faut lutter pour la justice et non pour la sécurité de l'emploi : elle mène à une décrépitude et une décadence de l'État. On le voit non seulement dans l'enseignement, mais aussi dans la justice : à tous les niveaux de la Fonction publique, on s'écrase devant le pouvoir pour simplement préserver son avancement. À partir du moment où la progression n'est plus liée à la qualité du travail fourni, c'est la médiocrité qui triomphe". Qu'un seul essaie d'innover, d'être dynamique ou de manifester son esprit d'entreprise "et on essaie de le brimer, de l'écraser, de lui rogner les ailes pour qu'il ne sorte pas du troupeau minable, parce que, s'il en sort, il montre que le troupeau est minable". Haroun Tazieff, colère à fleur des lèvres, n'en finirait pas d'accabler le corps enseignant, "le ron-ron des nullités en place" : "La France crève d'une masse de nullités qui sont dans les ministères, derrière les bureaux de poste, dans les facultés, dans les écoles, partout, et qui empêchent les gens dynamiques, qui ont des idées, le désir d'améliorer les choses, de le faire".

C'est d'ailleurs que vient l'espoir, dans ce courage dont l'exemple est donné, selon Haroun Tazieff, par le Syndicat de la magistrature : "C'est en des gens comme les jeunes magistrats que réside l'espoir de ne pas voir la France - qui glisse sur un toboggan horriblement savonneux - s'écraser dans une médiocre dictature de l'argent, de l'arrivisme et de la petite sécurité quotidienne. Le Syndicat de la magistrature, Amnesty International, Médecins sans frontière : ce sont des gens qui ont une haute opinion des droits et des devoirs de l'être humain et de ce qu'eux-mêmes ont comme devoirs, qu'ils s'imposent et réalisent. Les enseignants de tous les niveaux universitaires peuvent prendre exemple là-dessus !"

 

Haroun Tazieff, vulcanologue - Propos recueillis par Jean-Pierre Vélis et parus dans © l'Éducation du 25 octobre 1979, p. 8.

 

[Il est équitable de noter que deux semaines plus tard, cet hebdomadaire publia une réponse, qu'il fit suivre de la riposte de Tazieff :]

L'intelligence, l'expérience, la notoriété amplement méritée, ne doivent pas autoriser M. Tazieff à user du mépris et, à la limite, de la calomnie, comme il le fait dans l'article paru p. 8 du n° 398 de l'Éducation. Je dois reconnaître que tous ceux qui, depuis de nombreuses années, essaient par tous les moyens, de dénigrer, aux yeux de l'opinion, l'École, ont trouvé en lui un allié de poids. J'espère que le parti politique auquel adhère M. Tazieff saura apprécier à leur juste valeur les jugements qu'il porte à la Fonction publique.

Certes, la fréquentation des volcans a pu forger le caractère d'un homme au point de lui laisser croire que la "bombe orale" peut avoir le même pouvoir de fascination que la "bombe volcanique", mais je pense que le verdict sans appel qu'il inflige à l'École et à tous ces "minables" que sont les fonctionnaires ne peut être accepté d'un homme qui eut à souffrir de décisions et jugements délicats il y a peu.

Oh ! M. Tazieff, qu'il est aisé de condamner lorsque l'on a pu atteindre les sommets ; qu'il est aisé de condamner lorsqu'en plus de l'intelligence et du travail on a eu la part de chance qui assure la réussite...

Oh ! M. Tazieff, qu'il est aisé de condamner tout ce menu fretin qui essaie de trouver, dans la sécurité de l'emploi, la sécurité de sa vie et surtout celle de ses enfants...

Oh ! M. Tazieff, qu'il est aisé de condamner toutes ces nullités dont la France crèvera peut-être un jour, mais qui a assuré votre survie (les droits d'auteur pour les ouvrages publiés, votre savoir monnayé, les crédits alloués à vos recherches par le CNRS n'émanent-ils pas de la bourse de tous ces médiocres ?).

Avoir une aussi piètre idée de votre entourage, M. Tazieff, aurait dû vous inciter, il y a des lustres, à ne faire de la recherche que pour vous-même...

Avoir une aussi triste idée de ceux qui, avec les difficultés que vous semblez (mais non, votre intelligence ne vous le permettrait pas) que vous voulez ignorer, essaient d'enseigner à nos enfants, devrait avoir provoqué, en vous, une telle ire qu'un engagement politique total devrait occuper votre vie.

Si nos syndicats n'avaient dans leurs rangs que des révolutionnaires de votre trempe, Dieu que la vie serait belle ! Ces syndicats de la Fonction publique qui ont prouvé, au cours de décennies, que "s'écraser devant le pouvoir" étaient bien leur règle, les avez-vous connus ? Si oui, votre honnêteté légendaire devrait vous obliger à reconnaître qu'ils font bien autre chose que de préparer et préserver la "planque" de leurs adhérents.

Alors, M. Tazieff, guidez-nous vers l'aventure ! Révolutionnez ! Réorganisez ! Devenez ministre des P.T.T. et de l'Éducation et des Universités et de la Recherche. Et que tout cela change !

Mais, au fait, M. Tazieff, si vous devenez ministre, gardez-vous de l'opinion de ceux qui pourraient penser que vous êtes une nullité parmi les nullités, vous risqueriez d'en être tout aussi meurtri que ceux qui viennent de recevoir vos propos comme une gifle, gifle que vous semblez aimer manier mais ne pas trop recevoir.

G. G., instituteur

Depuis 1945, je n'appartiens à aucun parti politique.

Mes condamnations, je les porte, publiquement, depuis plus d'un quart de siècle, bien avant d'être, comme vous dites, "arrivé".

Sécurité, mot-clef et mot-alibi des petites lâchetés d'une société plus préoccupée par son essence l'été et son mazout l'hiver que par la justice sociale ou la justice tout court, par ses petits égoïsmes plutôt que par la misère des autres. La sécurité de vos enfants, ce n'est pas ainsi que vous la leur donnerez. C'est en leur apprenant à ne pas avoir peur de tout, et avant tout de l'ombre de son supérieur hiérarchique.

N'ayant jamais toléré chez moi lorsqu'elles apparaissent ni la vanité, ni la pleutrerie, ni la médiocrité, je ne les tolère pas non plus chez ceux dont la mission, d'importance primordiale, est d'éduquer la jeunesse, de la maternelle aux universités.

Haroun Tazieff

 

[La réfutation ad hominem de cet enseignant est, en effet, assez médiocre (pensait-il, entre autres, que seuls les enseignants achètent des livres, dans notre pays ?). Pour la petite histoire, rappelons que le parti politique auquel il fait allusion n'est autre que celui de "la rose au poing". Quant à l'élément "un homme qui eut à souffrir de décisions et jugements délicats il y a peu", il renvoie à une célèbre polémique qui opposa, jusque devant les tribunaux, Haroun Tazieff à ... Claude Allègre]

 

 

IX. Cœur à gauche, portefeuille à droite !

 

Dans votre journal, il est souvent fait état de la modicité du salaire des instituteurs. Il est rarement mis sur le même plan et à la même place que cette profession bénéficie d'avantages (vingt-sept heures environ de travail sur place, plus quelques heures à la maison, quatre mois de vacances, retraite dix ans plus tôt que la majorité des autres), qui réduisent le temps de travail à environ la moitié du temps passé par les autres catégories. Il s'agit donc d'une rémunération pour un mi-temps.

Cette rémunération me paraît largement surévaluée quand on sait que, à type d'études comparables, une infirmière gagne à peu près la même somme, mais pour quarante heures ou presque, et dans des conditions physiques et psychiques peut-être plus difficiles à supporter. On pourrait citer des tas d'autres professions (caissière, chauffeur de bus, etc.). Le scandale est encore plus grand quand on sait qu'un médecin hospitalier assistant (la majorité des médecins à l'hôpital) gagne à trente ans environ 10 000 francs par mois pour cinquante à soixante heures par semaine, surtout quand il est chirurgien ou anesthésiste-réanimateur ; et lui n'a que cinq semaines de vacances, la retraite à soixante-cinq ans, et gagne sa vie beaucoup plus tard.

Qui est privilégié ? Celui qui gagne apparemment plus, ou celui qui par heure de travail gagne à peu près autant que celui qui a fait sept ou huit ans d'études supplémentaires ? On parle souvent de dictature du prolétariat... Le pauvre ! Il s'est fait doubler par des groupes qui ne perdent pas le nord ! Bonne organisation syndicale, le cœur à gauche (c'est si simple !), mais le portefeuille à droite, avec un poil dans la main !

 

[Docteur M. M., Pont-d'Ain in © le Monde de l'Éducation, octobre 1982]

 

[Il est équitable de noter que, dans sa livraison suivante, Le Monde de l'Éducation publia la réponse suivante :]

 

On ne renie pas ses origines

 

M. le docteur M., de toute évidence, ne supporte pas la République des barbus ! (...)

M. M., je suis instituteur; et j'ai supporté pendant vingt-trois ans la République des médecins et des professions libérales ; de ce fait, je comprends votre animosité et votre agressivité d'avoir été écarté du pouvoir. Comme il doit être difficile de cracher au bassinet au nom de la solidarité.

De quoi parlez-vous, dans votre courrier ? Uniquement de fric, et dire que je croyais qu'il fallait avoir la vocation pour exercer ce noble métier.

Je n'ai pas eu la chance de faire sept à huit années d'études supplémentaires pour devenir docteur, ce n'est pas de ma faute si mon père n'était qu'un simple ouvrier mineur, ça se comprend, on ne renie pas ses origines. (...)

Ce que je ne comprends pas, par contre, c'est que je n'ai jamais connu un instituteur fils de médecin, ça devrait pourtant bien exister. (...) Serait-on médecin de père en fils ?

Ah ! si j'avais eu un papa médecin ! Savez- vous ce qu'il m'aurait dit : "Toi, devenir instituteur, tu n'y penses pas ! Tu as envie de terminer tes jours dans un hôpital psychiatrique ?"

Bien sûr que j'ai le portefeuille à droite mais si vous saviez ce qu'il contient par rapport au vôtre, je n'aurais aucun scrupule à le mettre à gauche, du côté du cœur : c'est bien connu, on ne peut pas donner ce qu'on n'a pas. Alors, qu'il soit à droite ou à gauche, cela n'a aucune importance pour moi. (...)

 

A. D., instituteur (Seine-Maritime)

 

 

 

Bien évidemment, on laissera chacun libre de ses commentaires ; et il y en aurait, en effet, à apporter. On se contentera de rappeler, à peu près, une réflexion lue dans un rapport bien oublié, celui de la Commission d'études sur la fonction enseignante dans le second degré (1971-1973 - Ce qu'on y lit vaut largement pour tous les degrés), selon laquelle les enseignants se font les champions d'attitudes qui les desservent.
En revanche, la réponse suivante, publiée dans la même livraison, est infiniment plus solide et argumentée :

 

Instituteurs : préjugés et médisances

 

J'ai été profondément blessé par la lettre du docteur M.. Je ne suis sûrement pas le seul ! Je me suis demandé s'il était utile de répondre ou s'il ne valait pas mieux garder le silence face à une lettre pleine de rancœur et d'idées toutes faites ("le cœur à gauche, le portefeuille à droite.., et un poil dans la main" ). Si une telle prise de position ne reflétait que l'opinion de son auteur, ce ne serait pas bien grave. Mais d'autres risquent de le croire, et les médisances se répandent toujours plus vite que la vérité. En dix années d'exercice, je n'ai connu que des collègues totalement dévoués à leurs élèves et ne ménageant pas leur temps et leur peine pour faire consciencieusement leur travail. Mais cela n'est pas toujours bien apprécié.

Certains soirs de fatigue, je me suis souvent dit : "Si seulement j'étais facteur, caissier ou chauffeur de bus, je pourrais au moins me reposer, après une journée de travail, avec la satisfaction du devoir accompli et la certitude d'avoir bien fait mon travail". Or j'exerce une profession qui ne me permet jamais de dire si j'ai bien fait mon travail je ne suis jamais sûr d'avoir fait tout ce qu'il fallait pour aider tel ou tel enfant, renouveler telle manière de faire, etc. Mais, finalement, qu'est-ce que je peux connaître, vu de l'extérieur, de la vie d'un facteur, d'un caissier, d'un chauffeur de bus... ou d'un médecin ? De quel droit pourrais-je le juger ou me comparer à lui ?

Et les vacances ? Parlons-en, puisqu'elles sont toujours le dernier argument qu'on oppose aux institutrices et instituteurs. Elles sont d'abord pour les enfants... Mais nous en avons, nous aussi, besoin ! Un médecin devrait être bien placé pour savoir combien de nos collègues ont laissé dans leur métier leur santé physique ou mentale. Nous avons besoin de refaire nos nerfs, notre équilibre. Et pour nous, vacances n'est pas forcément synonyme d'oisiveté : il est nécessaire que nous puissions faire autre chose que de vivre toujours avec des enfants. Nos élèves y gagnent en trouvant face à eux des personnes cultivées, équilibrées et épanouies. Cela dit, je n'ai jamais considéré mes vacances comme un privilège ; et je souhaiterais même vivement que chaque Français qui le désire puisse en prendre autant que moi.

À propos du salaire, enfin, je n'avais jamais pensé que je pourrais être rémunéré en fonction de mes heures de travail en classe ! Et pourquoi pas aux pièces ? Naïvement, je m'imaginais que l'argent que je recevais était la juste rémunération d'une responsabilité qui m'était confiée, au service de l'éducation de jeunes enfants. Et quand l'œuvre est si grande, si exaltante parfois, est-ce qu'on compte les heures de travail.  Mais il faut que je me rende à l'évidence : nous vivons dans un monde où l'on considère plus les femmes et les hommes en fonction de leur salaire qu'en fonction de leur responsabilité. Dès lors, si la rémunération des maîtres continue à se déprécier, comme elle 1e fait actuellement par rapport à d'autres catégories sociales, comment l'école pourrait-elle continuer à recruter les femmes et les homme de qualité dont elle a besoin ? Paradoxalement, nous vivons dans une société où l'enfant est roi et où l'on ne fait plus confiance aux institutrices et aux instituteurs. Un monde qui méprise ainsi moralement et matériellement les femmes et les hommes à qui il confie ses enfants se prépare des lendemains difficiles.

Cela dit, afin que la France ne soit pas, une fois de plus, bêtement coupée en deux par des préjugés courants et tenaces, je laisserais volontiers au docteur M., pour quelques semaines, mes élèves du cours préparatoire... et mon salaire !

 

P. S., instituteur (Meurthe-et-Moselle)

 

 


 

 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.