[Propos qui paraitront peut-être un peu ringards à plus d'un lecteur d'aujourd'hui, et qui mériteraient d'être discutés. Mais auparavant, il convient de les entendre !]

 

 

Nous avons reçu de M. H. Janod, Inspecteur primaire honoraire, une lettre dont voici les principaux passages :

 

Retraité après quarante-quatre années de service, dont trente comme inspecteur primaire, j'ai vécu la lente régression des écoles de villages et lutté, dans ma modeste sphère, contre cette mort par asphyxie progressive. [...].

Il faut d'abord rappeler un fait évident, mais que beaucoup feignent d'ignorer lorsque, de leur cabinet, ils "réforment" : c'est qu'en matière d'éducation, les conséquences de telle ou telle réforme, qu'elle soit pédagogique ou structurelle, ne se manifestent que dix ou vingt ans après, alors que les "responsables" ont souvent disparu de la scène. Une deuxième constatation de bon sens : en éducation, si l'on commet une erreur, on ne peut la réparer ; quand on a gâché une pièce à l'usine, on peut presque toujours récupérer la matière première ; si l'on "gâche" un enfant, c'est sans rémission : on ne peut revenir en arrière pour lui […].

Dans un premier temps, on a fermé allègrement des écoles de campagne au nom de la rentabilité. L'attaque centrale est venue au nom de l'équilibre budgétaire : pas de création de postes sans suppressions correspondantes […].

Ici encore, le bon sens d'un élève muni d'un certificat d'études primaires élémentaires aurait permis de penser que, si trente écoles rurales perdent chacune un élève au profit d'un centre urbain, cela donne une classe de plus à la ville, sans pour autant que les trente classes de village soient descendues au-dessous du seuil fatidique.

Dans un deuxième temps est venue la tarte à la crème des regroupements pédagogiques : supprimons la classe unique ; la classe rurale à tous les cours : c'est une aberration d'obliger un instituteur à voltiger du cours préparatoire au cours élémentaire, au cours moyen... Et vive la division du travail comme à l'usine (pour cette dernière, on commence à en revenir !). Avec, par exemple, cinq écoles à classe unique de quinze élèves, on peut ouvrir trois écoles à un seul cours de vingt-cinq élèves. Deux postes gagnés et deux bâtiments de moins à entretenir. En plus, dans certains cas favorables, on pourrait ouvrir une classe maternelle en zone rurale. Ces derniers arguments ont permis de lever certains obstacles. Il faut dire aussi, même si cela nous gêne, que certains membres des corps enseignant et administratif ont abondé dans ce sens. Et ce fut la période du ramassage scolaire (quels jolis mots !) avec en prime l'avantage de rendre du souffle à certaines lignes de cars [...].

Croit-on que ce "travail en miettes" appliqué à l'enfant lui soit profitable ? En d'autres termes, l'enfant qui a un maître unique pendant toute sa scolarité primaire n'est-il pas mieux suivi, formé, toutes choses égales par ailleurs, que celui qui passe dans les mains de trois ou quatre maîtres ?

Le maître qui suit l'enfant de cinq ou six ans à onze ou douze ans ne connaît-il pas mieux son élève et ne peut-il agir plus efficacement ? En outre, ne se sent-il pas davantage responsable de l'élève ?

On se plaint de la baisse du niveau moral : croit-on qu'en supprimant l'environnement moral que constitue le village où tout le monde se connaît, le village qui est comme une famille plus grande, on ne contribue pas à l'effacement des barrières morales et sociales dès l'enfance ? Cela me paraît grave, et les conséquences commencent à apparaître.

Je voudrais terminer en parlant de l'instituteur de village. Au cours de ma carrière, j'en ai connu plus de deux mille et je puis dire, sans démagogie, que l'immense majorité se sentait bien dans leur classe.

Seul maître à bord, l'instituteur rural se sent responsable, il connaît bien ses élèves, sait ce qu'il peut en attendre, ce qu'il doit faire avec chacun ; il connaît les parents qui ont parfois été ses élèves. Il connaît le milieu et par là même il peut se montrer efficace.

L'instituteur rural digne de ce nom est la conscience et l'âme de l'école : veut-on, au nom de je ne sais quel modernisme ou de quels soucis matériels, supprimer l'âme de l'école, l'âme du village ?

Il semble bien, hélas, qu'il s'agisse de cela.

 

 

[P. Janod, in © le Monde, 29 mars 1978]

 


 

 

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