Dans le débat plus ou moins pipé (plutôt plus que moins) qui s'ouvre actuellement et s'achèvera avec les résultats de la prochaine élection présidentielle, l'éducation permet à plus d'un candidat de prononcer des paroles définitives, qu'un certain hebdomadaire satirique paraissant le mercredi n'hésiterait pas à qualifier de verbales (pour ne pas dire verbeuses). Comme d'habitude, la question récurrente des moyens sera encore à l'ordre du jour, du moment qu'on la sait porteuse, même si définitivement oiseuse (depuis certain mai 81, au moins). Et encore davantage, s'il est possible, la question de l'égalité des chances, tarte à la crème de tous les candidats, quel que soit le bord auquel ils appartiennent. Laissons-les dire...
Dans ce court article, qui ne date pas d'hier, Georges Belbenoît (déjà croisé auparavant, s'agissant de la pédagogie de l'éveil) rappelle quelques vérités intangibles. Mais voilà : en période pré-électorale, il n'est peut-être pas bon de rappeler certaines vérités.

 

Mieux vaut, dans ce pays, avoir la mémoire courte. En octobre 1971, notre ministre présentait le CES comme la solution française, pratique et hardie, au problème européen du passage à l'enseignement secondaire de masse. Perfectible sans doute, sa structure répondait du moins au fait, douloureux mais patent, qu'entre enfants de onze ans les écarts sont profonds. Et elle respectait la réalité vivante de la classe, à laquelle nul ministre responsable, nul éducateur de bon sens ne laisserait toucher sans précaution.

Les données n'ont pas changé. Mais la structure a perdu ses vertus : la hiérarchie des maîtres entraîne celle des filières, monter est impossible, descendre infamant, l'échangeur ne fonctionnera pas. Le mal identifié, le remède suit : tous les enfants auront désormais les mêmes maîtres. Bivalents, comme il convient entre l'unique instituteur polyvalent et la multitude des spécialistes. Une pédagogie différenciée pourvoira aux besoins de chacun, avec un soutien particulier aux enfants en difficulté : on s'inspirera pour cela de l'expérience des groupes de niveau (au risque de malmener un peu la réalité vivante de la classe).

Mais pourquoi des professeurs bivalents dans une organisation par groupes de niveau ? La bivalence des professeurs réduit leur nombre face au même enfant, moins dérouté de ce fait : c'est un avantage appréciable. Les groupes de niveau par matière permettent, c'en est un autre, d'individualiser mieux l'enseignement. Mais les deux avantages ne se cumulent pas. On peut même penser que le second annule le premier.

Distinguons d'abord clairement la classe de niveau et les groupes de niveau sur lesquels l'INRDP expérimente.

La classe de niveau, c'est un rassemblement stable d'élèves considérés globalement comme d'un même niveau, fort ou faible, l'homogénéité du public permettant de mieux ajuster l'enseignement collectif. Ainsi, dans un cours moyen faible, l'instituteur n'a ni les mêmes exigences ni les mêmes ambitions que dans un cours moyen fort. En fait, il le sait, l'avenir et les besoins de ses élèves ne sont pas les mêmes que dans l'autre classe. La formule n'est pas sans avantages dans un système où la compétition garde un grand rôle. Mais elle est par nature sélective, et on lui a justement reproché d'accuser les inégalités.

Les groupes de niveau par matière relèvent d'une optique toute différente. Il s'agit dans chacune des matières qui donnent lieu traditionnellement à examen de passage, et dans celles-là seulement, de grouper temporairement les élèves, au départ selon leur niveau scientifiquement mesuré, en cours de route selon les progrès ou défaillances constatés. Et l'objectif est d'amener tout le monde, sans redoublement, au moins au niveau requis pour entrer dans le second cycle. La recherche admet par hypothèse que, s'il y a des enfants forts partout et d'autres faibles partout, beaucoup ont à la fois des points forts et des points faibles : tel aura sa place en groupe A en mathématique, qui profitera mieux d'un groupe D en langue vivante, ou inversement Hypothèse complémentaire, l'enfant doit pouvoir changer de groupe en cours d'année, si tel apparaît son intérêt.

La formule est séduisante - s'il y a effectivement des changements de groupe, si l'on ne retrouve pas les mêmes élèves dans les groupes D de chaque matière : auquel cas ce ne serait guère mieux que la classe de niveau. Mais si le système fonctionne, il retire à la bivalence des professeurs ses avantages présumés.

Dans un CEG traditionnel, un élève de sixième avait en principe affaire à deux maîtres, trois au plus. Les maîtres n'y gagnaient d'ailleurs pas moins que les élèves. Mais si l'on répartit ces derniers en groupe de niveau par matière, il est clair que tous n'auront pas en mathématiques, par exemple, le maître qui leur enseigne les sciences, ou en français celui qui leur enseigne l'histoire. Mieux, s'ils changent de groupe en cours d'année, ils changent aussi de maître : où est l'avantage de la bivalence ? En réalité, la logique propre du système des groupes de niveau- matière conduit au "team-teaching", une équipe de maîtres prenant en charge un ensemble d'élèves et les groupant, selon les circonstances, de façon très variée. Ces maîtres peuvent être bivalents, ou ne pas l'être - à moins qu'on ne veuille briser le cadre des disciplines, mais c'est une autre approche de l'intérêt des enfants.

On comprend le souci de prévenir les objections des appareils de tout bord ; mais le lecteur étranger au sérail comme aux groupes de pression, a le sentiment qu'on fait bon marché de son esprit critique. Et ceux qui expérimentent sur le terrain n'en rencontrent pas moins les problèmes de fond. Fin mars 1973, les équipes de recherche sur l'organisation des CES se sont réunies en journées de travail à Dijon. Une réflexion strictement technique leur a montré qu'ils ne pouvaient aller plus loin, faute de données qui ne dépendent pas des chercheurs. Pour apprécier l'efficacité d'une pédagogie, il faut en définir les objectifs avec précision. Or, même à l'intérieur d'une discipline, on ne peut le faire sans tenir compte "des objectifs socio-économiques et techniques de l'enseignement, et enfin des valeurs politiques et philosophiques assignés consciemment à l'éducation...". Autrement dit, sans savoir si la mission est d'instruire ou d'éduquer (nos collègues parlent d'objectifs cognitifs et d'objectifs généraux, mais cela revient au même), si l'on entend mesurer à la fin des connaissances, des comportements, des attitudes. Ce qui est vrai d'une discipline vaut à plus forte raison pour l'ensemble du cycle, et la vie scolaire n'est pas moins en cause que l'enseignement.

Ce sont les objectifs socio-économiques, les valeurs politiques et philosophiques explicites qui commandent la rénovation pédagogique et, par voie de conséquence seulement, les pédagogies, les structures, les formations et les statuts des maîtres. Si on ne les énonce pas, changer de structure est cautère sur jambe de bois : comment discuter utilement d'une telle thérapeutique ?

Peut-être n'est-il pas trop tard pour remettre les choses dans un ordre qui permette enfin un débat clair...

 

© Georges Belbenoît, in l'Éducation, 28 février 1974, p. 6

 


 

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