L'enseignement est peuplé de sadiques légers, affirmait Emmanuel Mounier dans son imposant Traité du Caractère (Seuil). Claude Duneton réfléchit - peut-être sans le savoir - à partir de là, et d'un incident banal. Son texte, qui n'a pas eu l'écho qu'il méritait (peut-être parce qu'il bousculait par trop nos coutumes et nos convictions), mérite une seconde chance. Il revient donc en deuxième lecture. Je le trouve capital, et si courageux. Mais aussi lumineux. Comme tout ce qu'a écrit Duneton, d'ailleurs. Mais ceci est une autre question...
Naturellement, il ne m'échappe nullement qu'il est impossible d'enseigner dans certains établissements, où règnent la violence, le mépris de la culture et des institutions, j'en passe et des meilleur(e)s. Mais tout de même, ce triste état de choses n'est pas général...

 

 

Un flic, l'autre jour, me fait signe d'arrêter ma voiture. Je me gare au bord du trottoir ; il s'approche. Quelque chose le chagrine ; c'est la plaque avant qui est dévissée. Je sais, elle pend de traviole au bas du capot. Je fais semblant d'aller voir, je m'étonne :

"Tiens !... elle a dû se dévisser en roulant !..."

Je tripote le bout de tôle, le coince. Je fais le maladroit. Lui, il ne répond pas. Il tourne autour de la vieille 2 CV comme un savant autour d'un problème. Il laisse tomber d'un ton narquois, sûr de lui, pas pressé :

"Et le rétroviseur ? Il s'est dévissé en roulant, lui aussi ?..."

C'est vrai, le rétro, j'avais oublié... Me voilà dans de beaux draps ! J'ai l'inquiétude des grands coupables ; à la façon dont il se penche sur mes pneus, plus très neufs, je me sens l'estomac pincé. Je me sens voleur, fripouille, galopin... ça a l'air grave ; il hoche la tête, me fait languir. Encore un petit tour, l'œil traînard, puis :

"Vous avez les papiers du véhicule ?

Oui, oui !..."

Je suis content, je les ai. Je m'affole aussi, je les cherche. Je tâte la veste, je fronce le sourcil... Il attend.

Soudain, j'ai la sensation du déjà vécu. Il me toise d'un air que je connais bien, et la façon dont il a dit : "Et le rétroviseur ?"... Ce ton de lassitude hautaine, en fond de ricanement ? Mais oui ! C'est exactement le ton d'un instituteur qui inspecte : "Et ton cartable ? Tu appelles ça rangé, toi ?" Mon inquiétude prend corps, comme s'il allait me filer cent lignes. J'en suis à la troisième poche. Je les ai pourtant pris, les papiers ! J'esquisse un sourire penaud... ça va venir... Je les sens, là, coincés dans la doublure... Ça y est : "Voilà !"

Je les lui montre. Je déplie avec obligeance le porte-cartes en éventail. Il ne bouge pas un doigt. Un petit signe de tête, il a la superbe qu'il faut :

"Sortez-les moi".

Comme on dit : "Enlève ton buvard" - la même ambiance.

Le type est tout jeune, vingt-quatre, vingt-cinq ans, pas plus. Ces manières-là il ne les a pas inventées. Ça me frappe comme une révélation : il est en train d'imiter son ancien maître d'école ! Tout y est : le maintien, le sarcasme... Le fond d'accent du Lot-et-Garonne aussi, qu'il essaie de dissimuler pour être à la hauteur, ce qui le rend encore plus vrai. J'observe ses pommettes roses, ses joues encore pleines de santé, pendant qu'il retourne mon permis, détaille mon assurance... Il ne devait pas être très brillant élève dans son C.E.G., sans quoi il serait dans les Postes. À Paris aussi, mais dans un bureau, au moins, s'il avait eu le B.E.P.C. Cancre précoce, il a dû en recevoir des brimades du genre : "Et ton cahier ? C'est moi qui ai fait les taches de graisse, hein ?..." La claque qui part en fin d'ironie, brève, sonore, qui use la patience... La lèvre qui tremble un peu, et qu'on mord...

Oh là là ! Je le vois bien : après seize ans, il a ripé, fin de quatrième... Quelques années à la ferme, puis le service. L'uniforme. On y est, on y reste ; on postule pour la capitale. Gardien de la paix. Alors, maintenant qu'il est flic, le seul ton qu'il sache prendre pour faire sentir son autorité, le seul qu'il connaisse, c'est celui des enseignants qui l'ont humilié. Il reprend le rôle, il me le ressort tel quel, en imitation parfaite, sans nuances. Mise à part la baffe, mais c'est bien parce que la rue est tranquille... Il sort calmement son carnet à souches et rédige ma punition.

On dit que les profs ont des manières de flic ! Quelle erreur ! Il suffit de réfléchir deux minutes : ce sont les flics qui ont adopté nos manières.

 

Claude Duneton, Copyright © Le Monde de l'Éducation, octobre 1979, p. 34.

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

Claude Duneton nous a quittés, à Lille, ce mercredi 21 mars 2012, à l'âge de 77 ans. Il aura pu lire Tintin jusqu'au bout ;-)
C'était un type bien.